Albert Robida — Jadis chez Aujourd’hui — Épisode #5

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V ― Comment Marjolet fit monter Louis XIV à la Tour Eiffel.

Le directeur de l’Exposition, prévenu par Marjolet de la visite de Louis XIV, avait cru à une plaisanterie du savant fantaisiste. Cependant un fonctionnaire était à l’entrée du pont d’Iéna, tout stupéfait à la vue de ces visiteurs étranges.
Les voitures s’arrêtant brusquement devant l’entrée interrompirent les lamentations des courtisans inquiets. La Cour mit pied à terre ; un à un les tricycles arrivèrent aussi, éprouvés par quelques accidents ; deux tricycles avaient versé dans les fossés de la route, un autre avait accroché un vélocipédiste anglais qui s’était permis de le boxer. Un des seigneurs manquait ; à la suite d’une altercation à la barrière avec les employés de l’octroi, les sergents de ville, menacés du chevalier du guet et du lieutenant de police, l’avaient conduit au poste.

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Louis XIV passa majestueusement la Seine sans prononcer un mot. Il aurait eu trop à dire, il se contentait d’examiner et se promettait de tout voir avant de demander une explication sérieuse à ses ministres et des comptes pour les énormes dépenses engagées sans son autorisation.
Arrivé sous la tour Eiffel, le Grand Roi s’arrêta et toute la Cour se rangea en demi-cercle derrière lui ; les dames jouaient de l’éventail, les grands seigneurs, le chapeau à plumes sous le bras, une main sur l’épée, chiffonnant de l’autre leurs dentelles, attendaient respectueusement les paroles du monarque.
— Mais enfin, s’écria le Roi, en désignant la Tour avec sa canne, ce n’est encore qu’un échafaudage. Quel bâtiment allez-vous me construire avec cette immense charpente ?
— Sire, ce n’est pas un échafaudage, dit Célestin en s’inclinant profondément, c’est un monument entièrement terminé…
— Terminé ! s’écria Louis XIV, tour ou palais, ce monument avec sa construction à ciel ouvert n’a rien de logeable, ce n’est pas un palais, ce n’est pas une tour…
Louis XIV tout en exprimant son mécontentement, se dirigea vers l’entrée au pilier n°1 et toute la Cour suivit. La foule des visiteurs ordinaires de l’Exposition, à la nouvelle de l’arrivée du Grand Roi, accourait vers la Tour en masses profondes, que les sergents de ville avaient peine à contenir.
I1 y a un roi à l’Exposition ! Mais quel roi ? Personne ne savait au juste. Il s’appelle Louis XIV, mais Louis XIV de quoi ? De quelle contrée lointaine vient-il ? D’Europe, d’Asie ou d’Amérique ?
— Maman, s’écria tout à coup un enfant à la vue du Grand Roi, c’est notre Louis XIV à nous, je le reconnais, je l’ai vu dans mon histoire de France !
En ce moment des crieurs de journaux arrivèrent tout essoufflés avec des paquets de gazettes sous les bras.
— Demandez la Liberté, journal du soir !… L’Intransigeant, 3e édition.
— Demandez la Cocarde ! Dernières nouvelles ! Le retour de Louis XIV à Versailles ! Demandez tous les détails de l’événement !…
— Cette populace est bien effrontée, fit Turenne ; on aurait dû prendre une ou deux compagnies de gardes françaises pour la maintenir au large !…
Le roi passa par les guichets de la Tour et s’arrêta devant l’ascenseur.
— Sire, c’est le chemin, dit Célestin Marjolet en montrant l’ascenseur.
Il essaya d’en expliquer le mécanisme et décrivit l’appareil dans tous ses détails ; quand il crut que l’on devait avoir compris, il ouvrit la porte et s’effaça respectueusement.
— Montez ! dit le Roi en faisant passer deux personnages de sa suite, le marquis de Ralantin et le seigneur de Cabiol, duc à brevet.
Les deux courtisans s’empressèrent. Sur un signe du Roi, l’ascenseur s’ébranla tout à coup et les emporta dans les airs.
Ventrebleu ! Palsambleu ! Harnibleu ! Arrêtez ! criaient les deux courtisans effarés.

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Mais cris et protestations furent inutiles. Le Roi les regarda tranquillement monter et se perdre dans l’ossature de la tour. Comme Célestin lui parlait de prendre le même chemin pour monter aux plates-formes supérieures, Louis hocha la tête et déclara qu’il refusait de compromettre la dignité royale dans toutes ces machines.
— Le grand Roi se plaint de sa grandeur qui l’attache au rivage, murmura Boileau à l’oreille de Molière.
On se dirigea vers le pilier réservé aux petits escaliers ; comme nous y arrivions, il se fit un mouvement dans la foule. Une douzaine de photographes accourus braquaient leurs objectifs sur Louis XIV, qui s’avançait avec une lenteur majestueuse. À la vue de ces instruments inconnus, en batterie sur lui, le Roi s’arrêta ; quelques seigneurs se précipitèrent et chargèrent à coups de canne les pauvres photographes qu’on eut beaucoup de peine à tirer de leurs mains.
— Un attentat ! s’écria Colbert, qu’on traîne ces criminels au grand Châtelet et qu’on instruise leur procès.
Célestin tenta d’expliquer au ministre que les photographes n’étaient pas des criminels, et que leurs objectifs n’avaient rien de dangereux ; qu’ils étaient chargés, c’est vrai, mais tout simplement de plaques sensibles pour faire le portrait du Roi.
Faire le portrait du Roi ! Le peintre Lebrun n’était-il là ? On s’indigna contre les prétentions des photographes et parla de les pendre. Pour calmer le ministre et le le peintre, les sergents de ville engagèrent les délinquants à s’éclipser bien vite.
Le roi, un peu ému par l’événement, gravit les escaliers de la première plate-forme où l’attendait une légère collation ; la cour, après tant de surprises, avait besoin de reprendre des forces ; quelques tranches de pâté, accompagnées de vins généreux, remirent en équilibre les esprits inquiets.
Après une nouvelle collation et de nouveaux rafraîchissements à la deuxième plate-forme, le roi et toute la cour venaient de faire un repas plus sérieux au sommet de la tour. On était reposé et restauré. On discutait maintenant sur tout ce qu’on avait vu.
On n’était pas au bout des surprises.
Le duc de Cabiol, le marquis de Balantin se levant de table s’approchèrent tout en causant d’une table sur laquelle se trouvait, parmi d’autres appareils, une petite boîte ne paraissant contenir que des bobines et des fils de métal ; ils saisirent tous deux dédaigneusement ces fils. Quelles secousses et quelles grimaces !

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Le duc et le marquis sautaient sur une jambe puis sur l’autre, dansaient et poussaient des cris inarticulés. Les mèches de leurs perruques dressées sur leurs têtes avaient l’air de jeter des étincelles. La boîte ainsi imprudemment touchée par les deux courtisans était une boîte d’électricité.
Leurs voisins, s’étant empressés de se porter à leur secours, dansaient aussi ; les voisins des voisins, puis Colbert, puis le roi lui-même subirent les secousses électriques. Quand on se fut écarté de la dangereuse boîte, on se regarda avec ahurissement en rajustant les perruques. Quelques courtisans parlaient de jeter Célestin Marjolet du haut de la tour.

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Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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