Boîte aux lettres — Christophe (1899)

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robida-jadis-coverPour accompagner la sortie de Jadis chez aujourd’hui, dont les deux versions écrites par Albert Robida sont réunies pour la première fois en un seul volume, voici une petite Boîte aux lettres

Dans le Petit français illustré, périodique pour la jeunesse édité par Armand Colin, Albert Robida, Christophe (le dessinateur du Savant Cosinus, du Sapeur Camember et de la Famille Fenouillard notamment) et Henriot (littérateur, dessinateur et caricaturiste, créateur de l’immortel calembour « Comment vas-tu yau de poêle ? » et auteur de Paris en l’an 3000) entretiennent une correspondance fictive entre 1896 et 1901 comprenant vingt-trois lettres. Ces lettres signées de pseudonymes invraisemblables (Robida est Théodule Asenbrouck, Christophe Polyxène Billentoque et Henriot Omer Garo) nous emmènent dans les territoires de la fantaisie scientifique de haute volée et sont soutenues par de délirantes illustrations.

Boîte aux lettres publiée dans le n° 520, 11 février 1899 — Images de Christophe.

TRÈS ILLUSTRE ET TRÈS VÉNÉRÉ COLLÈGUE,

Je ne crois pas devoir attendre plus longtemps pour venir vous faire part d’une idée que ma modestie bien connue, m’interdit de qualifier comme elle mériterait de l’être, mais qui me paraît appelée à marquer l’aurore d’une ère nouvelle : j’ai trouvé le moyen de permettre au public frileux d’acheter, en hiver, des tranches de soleil d’été, et cela sans qu’il soit nécessaire de recourir à la remarquable « scie à lune » ou sélénotome que vous imaginâtes naguère, et à laquelle il faudrait mettre une rallonge trop considérable pour en faire une « scie à soleil » ou héliotome.

Un jour de cet été torride que nous avons traversé l’année dernière, j’éprouvai le besoin de déroger à mes habitudes de sobriété en pénétrant dans un de ces établissements que l’on nomme Cafés, probablement parce qu’on y débite surtout des boissons alcooliques. J’y sollicitai un liquide frais et rafraîchissant. Avec une urbanité exquise, un modeste employé me servit une mixture quelconque, dans laquelle il m’engagea à immerger quelques fragments de glace qu’il m’affirma provenir des lacs norvégiens.

— Ciel ! me frappai-je aussitôt le front.

Puis je demeurai quelque temps muet, avec le sentiment que j’étais sur la voie d’une grande découverte. Pourquoi, réfléchis-je, pourquoi, puisqu’on peut tempérer les ardeurs de l’été par les glaces de l’hiver, ne mitigerait-on pas la froidure de l’hiver avec les ardeurs de l’été ?

Et je traçai immédiatement les grandes lignes de l’invention nouvelle.

Au moyen de réflecteurs puissants capables de concentrer sur un point les rayons solaires, je chauffe, en été, des corps que je choisis foncés, parce que j’ai remarqué qu’ils absorbent mieux la chaleur que les corps clairs. Ce seront des briquettes de charbon, par exemple. Puis, quand ils seront, en quelque sorte, gorgés de chaleur, je les enveloppe de substances capables de conserver ladite chaleur, couvertures, plume, sciure de bois et autres flanelles. Ensuite, je les dispose dans des trous creusés dans le sol et recouverts de paiolle, trous que je nomme des calorières par analogie avec les glacières dans lesquelles on conserve la glace.

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Vienne l’hiver ! J’extrais mes briquettes de la calorière. Je les déballe, et les dispose dans mon appartement qui, grâce au rayonnement dont elles deviennent la source, prend très rapidement une température estivale.

Comme on pourrait m’objecter que, sous nos climats, le soleil n’est pas assez ardent, je fonde des chauffoirs dans le sud Algérien. De sorte que je puis fournir, à des conditions fort avantageuses et au monde entier, des briquettes portant dans leurs flancs noirs, le soleil du Sahara ! Le transport ne constitue pas une difficulté sérieuse : on transporte bien de la glace de Norvège dans les Indes !

Je suis même persuadé que par d’habiles coupages on pourra se procurer le climat que l’on préfère. Ainsi une combinaison raisonnée de briquettes Algériennes et de briquettes Parisiennes dans la proportion de une sur deux me donnera la sensation du climat méditerranéen, et je pourrai m’imaginer que je passe l’hiver à Nice ou à Monte-Carlo. — Un croûton frotté d’ail, dans un coin, complétera l’illusion.

Et quelle économie ! Les mêmes briquettes servant indéfiniment et le soleil faisant tous les frais du chauffage, plus n’est besoin de mineurs ni de charbonniers. Les poêles et les cheminées étant désormais inutiles, j’arrive à supprimer les fumistes et je renvoie les Savoyards à leurs montagnes. Les incendies diminuant de fréquence, je rends presque inutile le corps des pompiers, que j’appelle à d’autres fonctions. Quelle simplification dans les rouages sociaux !

Et au point de vue de l’hygiène, que l’immense progrès ! Plus d’asphyxies lentes ou rapides. Plus de ces fumées nauséabondes qui obscurcissent l’air et le rendent irrespirable au grand détriment de la santé publique.

Je m’arrête, cher confrère, car j’entrevois l’aube blanchissante d’uu monde nouveau qui se lève.

À vous, mon admiration sans bornes, et mes sentiments confraternels.

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O. Billentoque.

P. S. — Je vous envoie par la poste une briquette provenant de mes chauffoirs Sahariens. Ne mettez pas vos pieds dessus sans précautions, vous vous brûleriez aussi infailliblement qu’inévitablement.

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Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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