Chirurgie esthétique — Guillaume Apollinaire (1918)

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Lors de mon dernier voyage dans l’Alaska, je fus accueilli à merveille par une délégation de la Ligue pour l’Eugénisme, dont la présidente était précisément une belle jeune fille, miss Ole, qui me dit aussitôt :
« Ne croyez pas que notre ligue se borne à l’amélioration de la race humaine. Nous voulons également développer l’individu après sa naissance et lui donner, pour ainsi dire, des perfections physiques viagères. C’est pourquoi nous avons l’intention de donner un grand développement à cette science médicale nouvelle que l’on nomme “la chirurgie esthétique”. Ses progrès, que nous suivons avec soin, sont déjà considérables. Avec cette décision et cette audace qui animent la jeune race que vous êtes venu étudier, nos chirurgiens donnent à leur branche d’activité un nouvel essor et un but dont il ne semble pas que vos praticiens aient encore envisagé la possibilité. C’est merveilleux ! Venez demain matin, à neuf heures, je vous montrerai nos installations, l’état de nos travaux, et vous pourrez déjà constater les résultats satisfaisants que nous avons obtenus. »

Miss Ole, qui était charmante, me fit un léger signe de tête. L’entretien était terminé. Elle se sauva, légère comme une libellule, tandis que de toutes parts, dans le somptueux édifice, s’élevaient les appels téléphoniques…

Je fus exact. Miss Ole me conduisit aussitôt à ce qu’elle appelait son laboratoire, où elle me développa ses idées sur l’amélioration de la race humaine ; après quoi, elle me fit entrer dans une chambre où se trouvait un beau jeune homme.

« Je vous présente M. Amblerod, de Lausanne, me dit-elle, qui a perdu un bras lors d’un accident de chemin de fer ; nos chirurgiens lui ont remis le membre qui lui manquait. C’est un bras de singe dont on a modifié l’aspect en le dépouillant peu à peu de sa peau, que l’on remplace, au fur et à mesure de la cicatrisation, par des bandes de peau prises sur le corps même du patient.

« On va lentement, car il faut de grandes précautions pour mener à bien cette opération qui n’est rien si on la compare à l’autre qu’il a supportée avec un courage digne d’éloges et qui a pleinement réussi… Voulez-vous vous tourner, je vous prie, cher monsieur Amblerod ? »

Le jeune homme se retourna, et je vis que, juste au-dessus de l’oreille gauche, il avait un œil qui me regardait ; derrière la tête, un autre œil scruta aussi mon regard ; enfin, un troisième, ou plutôt un cinquième œil, s’ouvrait au-dessus de son oreille droite. J’étais stupéfait.

« M. Amblerod, me dit miss Ole, est de sa profession, surveillant dans une grande usine. Ses yeux normaux nous ont paru insuffisants pour remplir une tâche où il faut voir de tous côtés à la fois. C’est pourquoi nos chirurgiens, dont l’habileté est surprenante, l’ont doté de trois yeux nouveaux. Le voilà transformé en Argus, et sa joie est sans égale, car un surveillant à cinq yeux est en mesure de réclamer un salaire fort élevé. »

Je ne savais que dire, tant j’étais étonné ; mais nous sortîmes pour entrer dans une salle attenante, et miss Ole me déclara :

« Je vous présente M. Smartest, politicien distingué de Dawson-City. Il s’est marié et, dans un accès de colère, Mme Smartest lui a si fort mordu le nez qu’elle le lui a coupé.

« On lui en a remis un plus beau que le premier et fort proprement découpé dans le râble d’un lapin, mais on en a profité, avec son assentiment, pour lui donner une nouvelle bouche pourvue de tous ses organes. Je ne vous donnerai pas le détail de ce travail délicat. M. Smartest peut maintenant parler de ses deux bouches à la fois. » M. Smartest se retourna, et je vis qu’à l’occiput, soigneusement rasé, une bouche se dessinait. Il voulut bien, par égard pour miss Ole, nous réciter simultanément deux poèmes, et sa bouche naturelle débita le début du premier chant du Paradis perdu, tandis que la nouvelle, s’exprimant en français, déclama, avec un léger accent, le beau récit de Théramène.

J’avoue que je n’en revenais pas.

« Vous concevez, me dit miss Ole, l’importance que peut avoir une seconde bouche pour un politicien : M. Smartest, au cours d’un meeting en plein air, peut maintenant parler clairement, non seulement aux auditeurs qui seront devant lui, mais aussi à ceux qui se trouveront derrière. Je n’insiste pas sur les avantages de ce nouvel orifice.

— Vous donnez une réalité aux mythes antiques, dis-je à miss Ole, après avoir pris congé de M. Smartest : Argus, la Renommée…

— Et voici Briarée, repartit la jolie présidente de la Ligue pour l’Eugénisme, en me faisant entrer dans une pièce où je vis un homme doté de quatre bras.

« M. Hitchcock est sergent de ville, ajouta-t-elle ; il est venu ici volontairement et nous a priés de lui ajouter quelques bras, ce qui le rendrait plus redoutable qu’il n’était pour la canaille. Comme vous voyez, nous l’avons servi à souhait : il est d’une force peu commune, et, ayant maintenant quatre bras, dont l’un sur l’estomac et l’autre entre les omoplates, il peut, seul, désormais, conduire au poste quatre malandrins. »

Je me confondis en félicitations, puis miss Ole prit congé en me disant qu’elle devait assister à une opération nouvelle et d’une extrême délicatesse. Il s’agissait d’un savant fameux qui, pour mieux pouvoir scruter la nature, demandait qu’on lui greffât des yeux au bout des doigts, des yeux minuscules, des yeux de colibri, de façon à ce que le pouvoir tactile des doigts ne fût pas diminué.

Je quittai le laboratoire, et, sur-le-champ, consignai par écrit les cas curieux que j’avais observés. Nul doute que notre âge ne fournisse à ces esthéticiens chirurgicaux l’occasion d’appliquer leurs théories de la façon la plus imprévue et la plus profitable à l’espèce humaine.

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Guillaume Apollinaire, « Chirurgie esthétique », in Excelsior, n° 2811, 31 juillet 1918

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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