Le Conte futur, Paul Adam (1893) — Partie 3

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III

 

Or, cela était fort grave, parce qu’on redoutait comme prochain l’immense conflit des nations du Nord, attendu et préparé patiemment depuis plus de trente années. Des signes certains de bataille commençaient à paraître dans le ciel et dans les propos des diplomates. On atteignait aux premiers jours du printemps ; et le printemps paraissait, de l’avis de tous les hommes de guerre, le moment le meilleur pour susciter le massacre mutuel des peuples. On redoublait d’activité dans les arsenaux et sur les polygones. Le colonel craignit que le mauvais esprit de sa troupe ne lui fût imputé par les maréchaux inspecteurs, et, pour détourner du raisonnement les intelligences de ses soldats, il les entraînait sans répit dans des marches et des manœuvres propres à lasser leurs forces morales sous la fatigue physique, et à les rendre dociles à sa main.

Eux, cependant, à courir par les villages et les corons des mineurs, prenaient une peine plus grande. Ils se lamentaient, disant : « En quelle époque barbare, nous vivons encore pour que tant de pauvreté demeure au monde. Nos mères nous enfantent dans le seul but d’un dur labeur, et nous trimons plus que les bêtes, sans avoir, comme les bêtes, le loisir de ne pas penser. Ah ! maudite soit l’heure de brève joie où nos tristes pères jetèrent leur semence aux flancs de leurs épouses décharnées. De quel droit nous créèrent-ils puisqu’ils ne pouvaient nous léguer que le désir à jamais inassouvi ?

« Et les savants disent que les générations se succèdent dans une voie de progrès, et que l’homme marche à la conquête de Dieu… Les pouvons-nous croire, puisque nous apprenons seulement l’art de nous égorger, alors que toutes nos forces employées à la seule fin d’améliorer notre sort, ne réussiraient que bien petitement. En vérité, elle a raison la jeune prophétesse qui crie par les nuits que nous demeurons barbares comme les loups, et que jamais nous ne tiendrons le bonheur, parce que nous aimons trop le sang… Voilà maintenant qu’on a préparé les tambours et les drapeaux… Il va falloir se ruer sur les pauvres diables des autres nations, sans que nous puissions même comprendre le motif de notre rage… Nos pieds ont déjà été durcis sur les routes, et nos épaules ne sentent plus le poids du havresac…Voyons, ne se lèvera-t-il pas un homme fort, parmi nous, qui proclamerait enfin la révolution de l’Amour universel ? »

Et les petits soldats se poussaient l’un l’autre et ils disaient : « Toi, toi… » mais nul n’osait prendre la parole.

Enfin, le délire de Francine s’atténua. Elle récupéra de la santé et de la raison. Mais quand M. de Chaclos voulut reparler des noces, Philomène lui affirma qu’elle resterait fille. Et il comprit bien qu’elle partageait alors le sentiment de sa sœur, et qu’il lui faisait horreur à cause du sang dont il s’était couvert.

Un peu plus tard, il connut que Philomène s’était fiancée à Philippe… Cela ne le surprit point, parce qu’il avait entendu presque de leurs conversations, les soirs de primevères.

Le cornette changea de garnison et vint au fort avec un détachement de Guides.

Depuis lors, M. de Chaclos vécut tristement ; car il chérissait Philomène selon la ténacité des dernières passions. La presque certitude qu’il avait eue de l’épouser avait rendu plus inébranlable cet amour de la quarantième année. Néanmoins, son âme était noble, il persuada au colonel de marier Philomène et Philippe. Et comme la jeune fille remarquait avec étonnement son entremise, il lui répondit qu’il l’aimait pour elle, non pour lui, et préférait la savoir heureuse aux bras d’un autre, plutôt que malheureuse aux siens. Cela lui vaudrait infiniment moins de douleur.

Quand on sortit de l’église, le cornette dit à sa femme : « Voici que vous vous sacrifiez à moi par compassion. Je tâcherai maintenant de mériter votre admiration. »

La guerre survint…

Le Fort gardait la frontière. On tira de ses coupoles le premier coup de canon.

Les troupes de la ville arrivèrent, et puis ce furent les troupeaux d’ouvriers et de paysans qui descendirent des trains. On les revêtit d’uniformes, on leur distribua des armes. Au dehors, les grandes routes se remplirent d’enfants et de mères qui mendiaient. Les jeunes filles se prostituaient presque pour rien. Sur l’horizon, les donjons des usines cessèrent de flamboyer pour la première fois depuis trente ans. Le boulevard de la ville était plein d’activité parce qu’on avait joué à la baisse des fonds publics, dans les palais des Compagnies d’assurances, Sociétés métallurgiques et banques de crédit. Les hommes d’argent rachetaient déjà en sous main les titres de rente afin de les revendre, avec prime, dès l’annonce du premier avantage.

Pour obtenir ce premier avantage que les dépêches grossiraient habilement, les maréchaux se hâtaient de réunir des hommes sur ce point de frontière. On les arrachait des mines et des sillons. Les fanfares sonnaient. Les drapeaux claquaient. Les actrices en robe blanche, drapées dans les couleurs nationales, chantaient en plein vent, sur des tréteaux construits à la hâte, l’Amour sacré de la Patrie. Et les hommes rouges du sol ferrugineux défilaient par masses énormes, remplissant de leurs corps l’espace trop étroit des rues. Les administrateurs des Compagnies ordonnèrent qu’on défonçât des tonneaux de piquette pour échauffer l’enthousiasme. Il s’agissait d’enlever ce précieux avantage, de faire prime sur le marché…

Les gendarmes pressaient les hordes misérables, une houle de têtes rouges battant les tréteaux où les actrices en robes blanches, drapées des couleurs nationales, et les cheveux épars par-dessus le marché, vous chantaient sans lassitude : Le jour de gloire

Encore quelques heures de train, quelques cahots de wagons, et le troupeau, garni de brandebourgs, de galons, de ferblanterie, coiffé de kolbacks, monté sur des chevaux de réquisition, est prêt à conquérir l’avantage (quarante dont un, à la Bourse de demain).

Les caissons roulent sur le caillou des routes. Les escadrons galopent dans les cris clairs du métal. Les régiments tassent le sol sous les six mille souliers d’ordonnance. Les officiers caracolent parmi l’éclat de leur maroquinerie neuve ; et voici, sur la cime des collines, où se déroulent des nuages bas, les courts éclairs des pièces ennemies.

Parmi les lignes, il y a des gaillards qui culbutent soudain, en des grimaces de clowns, ou tombent à genoux, ainsi que des illuminés fanatiques, tout ahuris de voir au-delà. D’autres encore s’étalent comme pour dormir, en s’étirant. Et, quand les colonnes ont passé, quand les lignes se sont étendues, il reste, dans la poussière levée, de bonnes têtes rouges qui toussent leur souffle sur des flaques plus rouges…

La campagne demeure verte et claire aux replis du fleuve vif. Les blés couvrent la plaine de leur herbe tendre ; et c’est là, dans le creux de la grande vallée, un bon nid d’abondance, aux maisonnettes blanches, aux eaux lumineuses, avec le rebord propice des collines à douces pentes.

À la tête de soixante cavaliers, Philippe commande un poste d’observation. Il voit les routes se noircir de grouillements humains, l’herbe se fleurir des taches éclatantes que donnent les uniformes, les attelages galoper effrénément par les chemins qui sonnent. Ici et là, d’un coup, la flamme se drape au faîte des métairies. Les lignes d’infanterie s’élargissent à travers les plaines. Elles avancent, courent, se couchent, crépitent et pétillent, se relèvent, courent encore, gagnent les abris, les quittent, laissant, à chaque reposoir, des corps crispés dans la verdure… Autour de lui, il est tant de bruits de fusillade, que l’espace semble frire.

Et tout près, les grosses têtes rougeâtres de ses hommes bleuissent, sous les gourmettes polies des kolbacks, sous l’apparat violent des pompons. Les bottes tremblent dans les étriers qui cliquettent. Les mains épaissies par les labeurs des forges, épongent la sueur des fronts. Il se fait dans les groupes de tristes trafics. Les célibataires prennent le premier rang pour ménager la vie plus utile des pères. « Va… recule, tu as des enfants… Je n’en ai point… si je crève ; tu recueilleras ma vieille mère… » — « Entendu… avance ! »

L’adjudant veut rétablir les rangs et il gronde avec d’affreux jurons…

— Laissez, dit Philippe… laissez-les se préparer à la mort comme il leur convient, afin qu’ils ne nous exècrent pas, nous, les bourreaux !…

Un murmure d’étonnement fait frissonner les épaules des Guides, et ils regardent le jeune cornette, dont la face douloureuse s’illumine…

Il pense à ce désespoir humain ; il souffre. La compassion de son épouse le navre, parce qu’elle ne peut lui offrir une autre sorte d’amour. Ah ! conquérir son admiration par un grand sacrifice, par la beauté de la mort sans gloire…

Un cavalier accourt vers sa troupe… Le capitaine ordonne que le cornette entraîne ses hommes au galop de charge, en se dissimulant dans le chemin creux… Sûrement, il atteindra, de la sorte, cette batterie ennemie qui trotte sans défiance pour prendre position… Le régiment va s’élancer pour le soutenir…

— Les voyez-vous, mon officier. Ils sont à un mille à peine… Le bois de mélèzes nous dérobe à leurs éclaireurs. Nous les tenons… Pour charger ! Au galop !… En avant…

Philippe sent son cheval bondir avec le commandement… La bête l’emporte contre sa volonté hésitante. Il voudrait crier : « Arrière !… trève de meurtre !… mes camarades… » La bête l’emporte dans la galopade forcenée du peloton. Elle l’emporte comme la force des choses, la fatalité de la vie, le rythme supérieur qui mène les hommes à la douleur, à la mort, à Dieu.

Les talus passent, avec leurs saules étronçonnés, dont les branches divergent ainsi que des bras ivres. La terre saute sous le fer des chevaux. Les hommes soufflent de peur… On n’arrivera jamais. On arrivera trop tôt…

Le talus a cessé, et, devant eux, ce sont vingt pauvres rustres, couverts de boue, pendus aux courroies d’un canon, que l’attelage tire malaisément dans le labour… Des têtes effarées et livides se tournent vers les Guides… Des hurlements incompréhensibles s’échangent. Un homme à cheval tire un coup de feu ; la flamme semble jaillir de son poing… Le peloton s’enlève dans un élan dernier, et va s’abattre sur les misérables, dont les mains tremblantes ne trouvent plus les gâchettes des carabines… « Halte ! »

Philippe a crié ; les chevaux fléchissent sous le coup de bride… Et, maintenant, il se trouve stupide dans le relatif silence, ne sachant plus pourquoi il a commandé cette halte… d’autant que les artilleurs le couchent en joue… « La paix ! » crie-t-il encore… et il continue dans leur langage… « Nous aurions pu vous massacrer… Mais le temps est venu de l’amour… Il ne faut plus se tuer… Il ne faut plus se tuer… Nous ne voulons plus tuer, nous sommes frères… les pauvres frères humains… La paix ! ne la voulez-vous pas ?… Prenons la paix ! Aimons-nous ! »

Sans doute, les ennemis crurent-ils qu’il annonçait la bonne nouvelle d’une paix réelle, subitement conclue, car ils abaissèrent leurs armes, et puis ce fut un immense éclat de joie. Ils couraient les uns aux autres et ils s’embrassaient. Les Guides se mirent à rire aussi, sans savoir. L’adjudant piqua des deux et repartit vers le régiment.

Philippe ne parlait plus… Il pressait, entre ses doigts, la touffe de lilas donnée, à son départ, par Francine et Philomène…, et il se réjouissait, en songeant qu’il venait d’agir selon leurs vœux de bonté…

Il allait reprendre ses exhortations à l’amour, lorsqu’il s’aperçut que la troupe ennemie grossissait. Bientôt, ses Guides furent enveloppés par les uniformes verts et blancs des artilleurs. Il voulut s’expliquer, mais un vieil officier survint… qui lui arracha son sabre… Il était prisonnier…

 

…………………………..

 

Par un dimanche, le dimanche qui suivit, au matin, dans le Fort, il passa devant la maison du colonel-gouverneur. L’épanouissement des lilas parait les murs d’une neige suspendue. Les sœurs étaient là qui l’attendaient à la grille. Francine fondit en pleurs, mais Philomène lui parut radieuse. Sa beauté grandie s’exaltait. Elle lui jeta une touffe de lilas qu’elle avait contre ses lèvres. Un soldat de l’escorte la ramassa et la lui remit. Il la porta vers sa bouche… On descendit par le chemin de ronde. Philomène l’appela du haut de la terrasse… Pendant qu’il en longeait le mur, elle lui disait : « Je t’admire et je t’adore, parce que tu as ouvert l’ère nouvelle de l’amour, et que ton sang va la sanctifier… »

Philippe se sentait tout ébloui, en dedans, d’une gloire indicible. Il se plaça de lui-même devant le poteau et il effeuillait les lilas pendant la lecture de l’arrêt de mort. Repris aux mains de l’ennemi, le conseil de guerre le condamnait pour trahison.

— Vous n’avez rien à ajouter ?

— Non… J’ai préféré mourir à tuer… Me voici prêt à subir… le sort…

On s’écarta. Une minute, il embrassa du regard l’esplanade, le carré des troupes luisant sous le jeune soleil, et les douze exécuteurs qui s’avançaient. Au-dessus d’eux, sur la terrasse, Philomène se tenait droite contre le ciel, ses mains en baiser.

Et elle lui fut l’ange noir qui ouvre aux âmes la porte de la vie nouvelle.

Sans la quitter du regard, le cœur chantant, il commanda le feu.

On sait comment l’exemple du cornette Philippe émut les troupes des nations du Nord. Dans les plaines de Wœrth, un mois plus tard, les deux armées, au lieu de se combattre, s’embrassèrent. L’ère de barbarie demeure close à jamais. Le Christ est redescendu.

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

2 commenaires sur “Le Conte futur, Paul Adam (1893) — Partie 3

  1. C’est un peu le principe de l’anticipation ancienne: les avenirs prévus ne se sont pas souvent déroulés comme… prévu. Ce n’est pas Ailleurs et Demain mais Autrement et Hier !
    Si on veut rire avec Paul Adam il faut se tourner vers Lettres de Malaisie et s’extasier sur l’utilisation de l’énergie sexuelle 😉

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