En l’an 2019, lors de la grande guerre qui, pour la n plus unième fois, ensanglanta l’Europe, quatre hommes se tenaient assis autour d’une table basse, dans une salle embrumée par la fumée du tabac, et jouaient confortablement à la manille. C’étaient quatre membre de la Société des Nations, réquisitionnés par celle-ci pour faire partie de l’armée internationale chargée de châtier le peuple de l’Europe centrale déclaré en état de rébellion ouverte.

Depuis plusieurs années, ces hommes vivaient sous terre, transportés d’abris bétonnés à abris bétonnés par les petites draisines électriques qui sillonnent les boyaux situés à deux cents mètres au-dessous de la surface libre. Et pendant ce temps, la bataille faisait rage sur l’étendue des continents. C’est-à-dire que les millions d’aéronefs du peuple outlaw portaient la destruction sur toutes les villes du globe, tandis qu’une nuée d’appareils internationaux faisait méthodiquement sauter les ouvrages d’art et d’industrie, qui constituaient la gloire du révolté. Il s’ensuivait, de ces procédés de combat, une extermination absolument remarquable des populations civiles, tandis qu’il n’y avait jamais de pertes dans l’armée, protégée qu’elle était des torpilles aériennes par de nombreuses couches de terre stratifiées. Si bien que l’un des hommes dont il a été question, Chinois par sa naissance, dit ce jour-là à ses compagnons, en abattant un manillon :

— Quelle bonne idée j’ai eue de me faire réquisitionner, y a pas ! C’est là le meilleur embusquage.

Son vis-à-vis, cependant, naturel des Îles Fidji, et qui passait pour avoir une grande culture, ne voulut pas demeurer en reste :

— Lors d’une précédente guerre, remarqua-t-il, en 1914, un caricaturiste célèbre de l’époque fit un dessin représentant des soldats dans une tranchée, l’un d’eux prononçant, en parlant des civils : « Pourvu qu’ils tiennent ! » Ce serait le cas aujourd’hui de répéter la phrase.

— En effet, fit le troisième, qui était Patagon, mais n’y a-t-il pas eu aussi un homme d’État illustre, celui qui a inventé la Société des Nations, qui combattit à ce moment le militarisme au nom de l’idéal pacifiste ?

— Certes, rétorqua alors le dernier compagnon, qui appartenait à une nouvelle nationalité, qui venait de revendiquer son, droit à l’existence, mais à laquelle on n’avait pas encore donné de nom. Et ce fut une profonde erreur. Car les hécatombes n’ont pris ce caractère de férocité indéfectible dont nous sommes témoins aujourd’hui, que lorsqu’on a substitué les guerres des peuples aux batailles mercenaires dont se désintéressaient les civils. Vive le militarisme !

Mais les interlocuteurs du représentant du Yougoland ne répondirent pas à son observation. Car la question qu’il soulevait là était beaucoup trop grave pour être résolue par quatre humbles soldats dans une salle obscure enfouie à deux cents mètres.

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Alcide, « Controverse », in La Lanterne, n° 15171, 5 février 1919

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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