La fin du monde, Mérinos (Eugène Mouton), 1872 | Partie 1

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Et le monde finira par le feu

De toutes les questions qui intéressent l’homme, il n’en est pas de plus digne de ses recherches que celle des destinées de la planète qu’il habite. La géologie et l’histoire nous ont appris bien des choses sur le passé de la Terre : nous savons au juste, à quelques millions de siècles près, l’âge de notre globe ; nous savons dans quel ordre les développements de la vie se sont progressivement manifestés et propagés à sa surface ; nous savons à quelle époque l’homme est venu enfin s’asseoir à ce banquet de la vie préparé pour lui, et dont il avait fallu plusieurs milliers d’années pour mettre le couvert.
Nous savons tout cela, ou du moins nous croyons le savoir, ce qui revient exactement au même : mais si nous sommes fixés sur le passé, nous ne le sommes pas sur l’avenir.
L’humanité n’en sait guère plus sur la durée probable de son existence, que chacun de nous n’en sait sur le nombre d’années qu’il lui reste à vivre :

La table est mise,

La chère exquise,

Que l’on se grise !

Trinquons, mes amis !

Fort bien : mais en sommes-nous au potage, ou au dessert ? Qui nous dit, hélas ! qu’on ne va pas servir le café tout à l’heure ?
Nous allons, nous allons, insouciants de l’avenir du monde, sans jamais nous demander si par hasard cette barque frêle qui nous porte à travers l’océan de l’infini ne risque pas de chavirer tout à coup, ou si sa vieille coque, usée par le temps et détraquée par les agitations du voyage, n’a pas quelque voie d’eau par où la mort, goutte à goutte, s’infiltre dans cette carcasse, qui est la carcasse même de l’humanité, entendez-vous !
Le monde, c’est-à-dire pour nous le globe terrestre, n’a pas toujours existé. Il a commencé, donc il finira. Quand, voilà la question.
Et tout d’abord demandons-nous si le monde peut finir par un accident, par une perturbation des lois actuelles.
Nous ne saurions l’admettre. Une telle hypothèse, en effet, serait en contradiction absolue avec l’opinion que nous entendons soutenir dans ce travail. Il est dès-lors bien clair que nous ne pouvons l’adopter.
Toute discussion serait en effet impossible si l’on admettait l’opinion qu’on s’est proposé de combattre.
Ainsi voilà un premier point parfaitement établi : la Terre ne sera pas détruite par accident ; elle finira par suite de l’action même des lois de sa vie actuelle : elle mourra, comme on dit, de sa belle mort.
Mais mourra-t-elle de vieillesse ? Mourra-t-elle de maladie ?
Je n’hésite pas à répondre : Non, elle ne mourra pas de vieillesse ; oui, elle mourra de maladie. Par suite d’excès.
J’ai dit que la Terre finira par suite de l’action même des lois de sa vie actuelle. Il s’agit maintenant de rechercher quel est, de tous ces agents fonctionnant pour l’entretien de la vie du globe terraqué, celui qui est appelé à la détruire un jour.
Je le dis sans hésiter : cet agent, c’est celui-là même auquel la Terre a dû primitivement son existence : c’est la chaleur. La chaleur boira la mer ; la chaleur mangera la Terre : et voici comment cela arrivera.
Un jour, regardant fonctionner des locomotives, l’illustre Stephenson demandait à un grand chimiste anglais quelle était la force qui faisait mouvoir ces machines. Le chimiste répondit : « C’est le soleil. »
Et en effet toute la chaleur que nous mettons en liberté lorsque nous brûlons des combustibles végétaux, bois ou charbon, a été emmagasinée là par le soleil : un morceau de bois, un morceau de charbon, n’est donc, au pied de la lettre, autre chose qu’une conserve de rayons solaires. Plus la vie végétale se développe et plus il y accumulation de ces conserves. Si on en brûle beaucoup et qu’on en crée beaucoup, c’est-à-dire si la culture et l’industrie se développent, l’emmagasinement, d’une part, la mise en liberté, de l’autre, des rayons du soleil absorbés par la Terre, iront sans cesse en augmentant, et la Terre devra s’échauffer d’une manière continue.
Que sera-ce si la population animale, si l’espèce humaine à son tour, suivent le même progrès ? Que sera-ce si des transformations considérables, nées du développement même de la vie animale à la surface du globe, viennent modifier la structure des terrains, déplacer le bassin des mers, et rassembler l’humanité sur des continents à la fois plus fertiles et plus perméables à la chaleur solaire ?
Or c’est précisément ce qui va arriver.
Lorsqu’on compare le monde à ce qu’il était autrefois, on est tout de suite frappé d’un fait qui saute au yeux : ce fait, c’est le développement de la vie organique sur le globe. Depuis les sommets les plus élevés des montagnes jusqu’aux gouffres les plus profonds de la mer, des millions de milliards d’animalcules, d’animaux, de cryptogames ou de plantes supérieures, travaillent jour et nuit, depuis des siècles, comme ont travaillé ces foraminifères qui ont bâti la moitié de nos continents.
Ce travail allait assez vite déjà avant l’époque où l’homme apparut sur la Terre ; mais depuis l’apparition de l’homme il s’est développé avec une rapidité qui va tous les jours s’accélérant. Tant que l’humanité est restée parquée sur deux ou trois points de l’Asie, de l’Europe et de l’Afrique, on n’y a pas pris garde, parce que, sauf ces quelques foyers de concentration, la vie générale était encore à l’aise pour déverser sur les espaces libres le trop-plein accumulé sur certains points de la terre civilisée : c’est ainsi que la colonisation a peuplé de proche en proche des contrées jusqu’alors inhabitée et vierges de toute culture. Alors a commencé la première phase du progrès de la vie par l’action humaine : la phase agricole.
On a marché dans ce sens pendant six siècles environ. Mais on a découvert les grands gisements de houille, et presque en même temps la chimie et la vapeur : la Terre est entrée alors dans la phase industrielle, qui ne fait que commencer puisqu’elle n’a guère plus de soixante ans.
Mais où ce mouvement nous mène, et de quel train nous y arriverons, c’est ce qu’il est facile de présumer d’après ce qui se passe déjà sous nos yeux.
Il est évident, pour qui sait voir les choses, que depuis un demi-siècle, tout, bêtes et gens, tend à se multiplier, à foisonner, à pulluler dans une proportion vraiment inquiétante.
On mange davantage, on boit davantage, on élève des vers à soie, on nourrit des volailles et on engraisse des bœufs.
En même temps on plante de tous les côtés ; on défriche, on invente des assolements fécondants et des cultures intensives : on compose des engrais artificiels qui doublent le rendement des terres ; on ne se contente pas de ce que produit la terre, et on sème à pleines mains, dans nos rivières, des saumons à cinq francs la dalle, et dans nos golfes, des huîtres à vingt-quatre sous la douzaine.
Pendant ce temps, on fait fermenter d’énormes quantités de vin, de bières, de cidre ; on distille de véritables fleuves d’eau-de-vie, et puis on brûle des millions de tonnes de houille, sans compter qu’on perfectionne incessamment les appareils de chauffage, qu’on calfeutre de plus en plus les maisons, et qu’enfin on fabrique tous les jours à meilleur marché les étoffes de laine et de coton dont l’homme se sert pour se tenir au chaud.
À ce tableau déjà suffisamment sombre il convient d’ajouter les développements insensés de l’instruction publique, qu’on peut considérer comme une source de lumière et de chaleur, car si elle n’en dégage par elle-même, elle en multiplie la production en donnant à l’homme les moyens de perfectionner et d’étendre son action sur la nature.
Voilà où nous en sommes ; voilà où nous a conduits un seul demi-siècle d’industrialisme : évidemment il y a dans tout cela des symptômes manifestes d’une exubérance prochaine, et on peut dire qu’avant cent ans d’ici la Terre prendra du ventre.
Alors commencera la redoutable période où l’excès de la production amènera l’excès de la consommation, l’excès de la consommation l’excès de chaleur, et l’excès de chaleur la combustion spontanée de la Terre et de tous ses habitants.
Il n’est pas difficile de prévoir la série des phénomènes qui conduiront le globe, de degrés en degrés, à cette catastrophe finale. Quelque navrant que puisse être le tableau de ces phénomènes, je n’hésiterai pas à le tracer, parce que la prévision de ces faits, en éclairant les générations futures sur le danger des excès de la civilisation, leur servira peut-être à modérer l’abus de la vie et à reculer de quelques milliers d’années, ou tout au moins de quelques mois, la fatale échéance.
Voici donc ce qui va se passer.

La suite au prochain épisode !

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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