Fuite de Sainte-Hélène, par Saintine (1864)

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Pour accompagner la parution des Autres vies de Napoléon Bonaparte, Uchronies & Histoires secrètes, voici un court poème narrant la fuite de l’Empereur de l’île de Sainte-Hélène…

 

Fuite de Sainte-Hélène

Prométhée avait son vautour ;
Napoléon peut-être eut pire ;
Car Hudson-Lowe, son vampire,
Rongeait, déchirait tour à tour
Et son foie et son coeur.
Un jour,
Pensif, solitaire en son île,
L’Empereur, en levant les yeux,
Croit voir un point sombre et mobile
Surgir au plus profond des cieux.
Il saisit sa longue lunette,
Et ses yeux se mouillent de pleurs ;
Un ballon jusqu’à lui reflète
Les trois glorieuses couleurs.

Le soir, sous un ciel sans étoiles
Tout sommeillait, et cependant
Hudson-Lowe, toujours rôdant,
Dans la rade comptait les voiles,
Et souriait au flot grondant :
« Bien gardés ceux que la mer garde,
Surtout lorsque, de mon côté,
Je veille ! » Il dit ; une clarté
Subite, rapide, blafarde,
Sillonne la nue ; il regarde.
Au milieu de l’obscurité
Se meut un globe à forme ovale,
Près de Longwood rasant le sol.
Il court, il franchit l’intervalle…
Mais le ballon a pris son vol.
Ta force terrestre ou navale
N’y peut plus rien ; ton prisonnier
Fuit dans les airs. Pends-toi, geôlier !

Mais quel est donc cet argonaute,
Hardi voyageur dans l’air,
Qui, si lestement, à la côte
Vient de descendre avec l’éclair ?
Un jeune Anglais, aéronaute,
Navré de voir par son pays
Les droits les plus sacrés trahis,
Jura de réparer sa faute,
Disons son crime envers son hôte.

À son navire aérien
Pendant trois ans, et sans relâche,
Il travailla, n’épargnant rien
De son temps, de son or ; sa tâche
Tendait à pouvoir diriger
Sûrement son esquif léger.
La chose était-elle possible ?
On disait l’obstacle invincible,
Et pourtant il en vint à bout.
Le vouloir triomphe de tout.

Durant l’altière traversée,
L’ex-prisonnière, silencieux,
Sentait sourdre dans sa pensée
Mille projets audacieux.
Au matin, devant lui, la terre,
Dont on lui déniait sa part,
Ainsi qu’une carte de guerre
Se déroulait à son regard.
Il est seul, sans or, sans armée ;
Des succès la route est fermée ;
Faut-il qu’il se résigne ? non !
S’il veut bien reprendre son rôle
Ne lui reste-t-il pas son nom ?
Ce nom d’un pôle à l’autre pôle
Tonne plus fort que le canon.

Dans une plaine en Amérique,
On descendit ; les habitants
Au devant du globe magique
Accoururent tout haletants.

« Étrangers, qu’êtes-vous ? demande
Un vieillard, chef de la cité ;
Parmi nous qui vous recommande
À la sainte hospitalité ?

- Parmi vous, répond le grand homme,
Moi, jamais je ne suis venu,
Et cependant je suis connu
De vous tous ! » Alors, il se nomme

Mais à ce nom retentissant,
Que tous ils répètent, personne
Ni ne s’émeut ni ne s’étonne,
Nul d’entre eux ne le connaissant.

Toute gloire, toute auréole,
Tout astre ont des lieux ici-bas
Où leurs rayons ne portent pas.

Le jeune Anglais prend la parole :
« Sire, ces pays fortunés,
Par les Andes environnés,
Ont, grâce à des déserts de sables,
Des frontières infranchissables ;
Tous les rois ligués et jaloux
N’y pourront plus rien contre vous.
La terre, ici, deux fois fertile,
verse ses dons incessamment,
Le ciel y rit, doux et clément ;
Vous trouverez dans cet asile
À la fois la sécurité,
Le repos et la liberté. »
Mais, avant même qu’il achève,
L’Empereur, qui courbait les frontières
Comme sous l’ombre d’un affront,
Tout soudainement le relève :
« On m’oublierait ici, dit-il ;
Retournons vite à Sainte-Hélène ;
Là, au moins, l’île entière est pleine
De mes malheurs, de mon exil ;
Là, je suis grand par mon supplice ;
Là, je reste Napoléon ;
Le monde assiste au sacrifice,
Et mes bourreaux savent mon nom ! »

Joseph-Xavier Boniface dit Saintine, « Fuite de Sainte-Hélène » recueilli dans La seconde vie, rêves et rêveries, visions et cauchemars, Librairie Hachette et Cie, 1864

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Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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