Henderson Building — Lucien Corosi (2/4)

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Suite du premier épisode.

VII

« Dès que tu auras une expérience suffisante et que tu gagneras ta vie par tes propres moyens, tu pourras visiter n’importe quel pays… » répètent M. et Mrs Smith à Berkeley plusieurs fois par semaine.
Sitôt qu’il eût 17 ans, il travailla dans les bureaux de son père. Il élabora minutieusement des projets d’avenir.
« Dans quatre ans, au plus, je posséderai l’argent de mon premier voyage autour du monde. Je m’absenterai alors six mois ; mais si quelque part, je trouve une situation intéressante, j’y resterai et je ne regretterai sûrement pas les États-Unis »…
Après mûres réflexions, il modifia ses premiers itinéraires établis, son intention était alors de commencer son voyage par l’Amérique du Sud, de le continuer par l’Afrique, l’Asie, l’Australie, en le terminant par ce summum des plaisirs : la connaissance de l’Europe.

VIII

Il fut initié aux secrets facilement accessibles de l’amour par une employée de bureau de son père, de neuf ans plus âgée que lui. Négligeons les détails de l’idylle. Tous deux ont travaillé dans le même bureau, mangé à la même table, puis fini tout naturellement par se déshabiller dans la même chambre… et se coucher dans le même lit. Vinrent les disputes d’amoureux jaloux qui se tracassent sans cesse mutuellement et finalement se quittent profondément déçus. Il en est partout ainsi. De temps à autre, Berkeley recommençait ce jeu bien connu, un jour par distraction, un autre par ennui ; chaque fois avec plus de routine et de cynisme, avec un dégoût progressif de la vie et des femmes.
Un jour, il tomba sur cet amour unique et vrai prédit par les devineresses et que les romans et les films ont rendu banal
« Mon fils, Berkeley Smith junior… Miss Eve Gandingthon, la fille d’un de mes plus anciens clients »…
C’est en ces termes que M. Thomas Smith présenta les jeunes gens l’un à l’autre.
« Berkeley, je te donne deux jours de congé pour te mettre tout à fait à la disposition de Miss Gandingthon. Réalise tes connaissances juridiques, efforce-toi de conclure avec ses impitoyables créanciers l’accord le plus favorable. M. Gandingthon a été non seulement mon client, mais mon ami pendant de longues années. »

IX

Miss Gandingthon et sa mère vinrent s’installer à Henderson Building. Grâce à Mr Smith, l’une et l’autre obtinrent des emplois rémunérateurs dont l’occupation parvint à leur faire peu à peu oublier les mauvais souvenirs.
Eve Gandingthon venait d’avoir 17 ans ; elle haïssait New-York, ses gens et sa civilisation. Elle avait des cheveux noirs, une peau brune et une bouche rose.
Au début, Berkeley et Eve s’entretinrent peu fréquemment. Quand ils croyaient ne pas être aperçus l’un de l’autre, ils se regardaient longuement, tournaient brusquement la tête quand leurs regards se croisaient. Lorsqu’ils se rencontraient, ils échangeaient une poignée de main sèche et, sans savoir pourquoi, fermaient les yeux.
Ils s’étaient aimés dès le premier moment. Ils évitaient toutefois de prononcer le mot « amour », même après plusieurs mois de causerie plus intime. Tous deux travaillaient sans entrain et ne se laissaient même pas tenter par la perspective de délicieux repas. Les Smith voyaient d’un mauvais œil les scrupules romantiques de Berkeley. « Non, ils se ressemblent à tel point dans leur tristesse et leur silence qu’ils ne sont sûrement pas faits l’un pour l’autre… » Berkeley est, d’une part, encore trop jeune.
D’autre part, le jour où il se mariera, il lui faudra épouser une jeune fille gaie et optimiste.

X

Le printemps est revenu. Les couples font la queue devant les distributeurs automatiques de violettes.
On danse.
— Nous sommes libres jusqu’à demain matin, dit Berkeley à Eve. En profiterons-nous pour aller quelque part ?
— Où ? J’ai été élevée dans une petite ville où les gens sont détestables. Et puis, pour sortir de New-York, il faut traverser des quartiers excentriques, et Dieu sait s’ils sont dégoûtants. Évidemment, nous pourrions aller loin de tout, à la mer, par exemple, dans une ile déserte.
— Loin du monde ?
— Oui, loin du monde… dans la solitude complète…
— La solitude… à deux ?
— Oui, Berkeley ; à deux. En attendant, Henderson Building est encore l’endroit que je préfère !
— Mon Dieu ! je ne suis allé encore nulle part ! Vous ne l’ignorez pas. Enfin, soit !… Restons ici.
— Écoutez, Berkeley, montons là-haut aux étages supérieurs ; on fera un peu de canotage et nous nous imaginerons que nous avons fabriqué nous-même le bateau !
— Je patienterai encore quelques mois et si vous consentez…
— Soit !

XI

— Je ne veux plus entendre un mot à ce sujet. Tu es encore trop jeune et même si tu étais plus âgé, je ne te permettrais pas d’épouser Miss Gandingthon. À partir de demain, je te place à la direction du rayon des tasses à thé ; ainsi tu auras moins de temps pour t’occuper à de pareilles bêtises !
Eve Gandingthon travaillait au dix-neuvième étage, dans un magasin de fourrure. Un matin, sa patronne avec laquelle elle entretenait d’assez bonnes relations, lui apprit qu’elle cherchait un secrétaire pour la correspondance. Eve se décida brusquement à lui confier le secret de son amour et la cruauté de Mr Thomas Smith.
— Présentez-moi le jeune homme et je verrai ce que je peux faire pour lui… Je connais ces vieux pères ! Il y a quarante ans… moi-même !…
Vingt-quatre heures plus tard, la maison d’importation de fourrures « Gloria » engageait Berkeley à son service.
Le jeune homme tenta une dernière fois avec les ruses de l’amour filial d’arriver à ses fins. Mr Thomas Smith se montra inflexible : « Si tu l’épouses contre mon gré, non seulement je te déshériterai, mais encore tu perdras ta place dans mon bureau. Tu verras ainsi où te mène un tel amour ! »
Berkeley et Eve n’hésitèrent plus.
« Nous nous enfuirons, nous nous marierons le lendemain. Il ne nous verra plus ! »
— Entendu ! s’écria la jeune fille en applaudissant avec enthousiasme. Une de mes amies m’a parlé d’un petit hôtel au 79e étage. Elle y a passé sa lune de miel. C’est calme, bon marché ; et, surtout, tellement bien caché qu’on ne l’a pas retrouvé avant plusieurs jours.
— Bon. Je téléphone immédiatement pour retenir une chambre.
- Alors… mercredi soir ?
- Oui, Berkeley… mercredi soir !

XII

Tout récemment, Mr Th. Smith s’est senti vieillir. Il fut affligé de maux de reins et les médecins lui ordonnèrent le repos. Pendant six mois, il avait refusé toute tentative de réconciliation avec Berkeley, mais son « Entreprise d’importation et d’exportation de thé » ne put rester sans chef. La vie apporte quelquefois des situations cornéliennes ! Après de courtes hésitations, dans l’intérêt des consommateurs de thé, Mr Thomas Smith choisit la réconciliation. Tout le monde pleurait et il lui semblait qu’après cet acte solennel, ses reins le faisaient moins souffrir.
Les jeunes mariés quittèrent leur chambre d’hôtel et vinrent habiter eux aussi au 49e étage. Le nom de la célèbre entreprise changea et devint : « Thomas Smith and Son ». Subitement, Berkeley, qui avait à peine 24 ans, se trouvait à la tête d’une des plus grandes affaires de Henderson Building.

XIII

Les années ont passé. New-York a englouti et accueilli du monde. Les 122 étages de Henderson Building se sont montrés insuffisants. Grâce à des grues gigantesques, on a pu ajouter encore 42 étages. Le bâtiment a maintenant sa propre université, sa propre Bourse. Plus de cent mille âmes vivent derrière ses portes.
L’état de Mr Thomas Smith s’est aggravé après avoir été stationnaire. À la suite du dumping chinois, le commerce du thé était dans une situation quasi-désespérée. Berkeley faisait déjà teindre ses cheveux gris et employait les massages faciaux pour faire disparaître les rides.
Sa femme était constamment mécontente et exigeait une rupture avec ses parents. Sa vie de famille était intolérable et il avait vingt-sept ans !

XIV

Le dumping chinois fut écrasé. Les recettes de Thomas Smith and Son regagnaient leur niveau d’autrefois. Après une agonie de plusieurs années, Mr Thomas Smith rendit l’âme parmi les regrets unanimes de Henderson Building. On songea à ce sujet à la construction d’un four crématoire.
Berkeley était malheureux. Sa femme était la grande déception de sa vie.
Elle était devenue d’un type habituel, aimait le luxe, les potins incontrôlables, parlant sans cesse de ses aventures. Elle ne s’intéressait pas plus aux affaires de son mari qu’à sa vie privée. Quand, pour le dixième anniversaire de leur mariage, il prit deux billets pour un voyage en Europe, ce fut une scène épouvantable.
— Es-tu fou ? Au lieu de t’occuper de l’éducation de nos enfants et de mes toilettes… tu suis les idées baroques du siècle passé ! Qu’avons-nous à faire dans cette Europe farcie de vieux musées ? Qui, pendant notre absence, s’occupera des affaires et des enfants ? Et puis, n’oublie pas que c’est vendredi le bal du 49e étage et je tiens à y être ! Non, Berkeley, inutile d’insister. Revends tout de suite tes places et renonce une fois pour toutes à tes folies.
— Eve, songe à notre jeunesse, aux premières semaines de notre amour, lorsque nous ne rêvions que de voyages, de départs… Et maintenant que nous pourrions nous permettre…
- J’étais alors une jeune fille naïve ! Crois-tu qu’à mon âge je te suive dans une vie errante et folle ?
- Comme New-York nous dégoûtait !
- Je reconnais aujourd’hui qu’il n’est pas si dégoûtant que ça ! Toi seul, tu es un peu monotone avec tes éternels projets de départ.

corosi henderson building 2

XV

La ville grandissait depuis les profondeurs de la terre jusqu’aux nuages.
Sans cesse on creusait de nouveaux étages. New-York était devenu tel que le poids d’une de ses maisons était plus considérable que celui des villes entières des autres continents !
On bâtissait sans arrêt.
Des esclaves, des manœuvres, des ouvriers des cinq parties du monde ne travaillaient que pour rendre la ville plus grande, plus dense, plus bruyante. Des usines géantes fabriquaient de l’air jour et nuit car l’air du ciel n’arrivait pas jusqu’aux étages inférieurs des buildings. En 1997, les ouvriers de l’Oxygène menacèrent de faire grève. Quand la T.S.F. répandit cette nouvelle, une fuite formidable et désespérée se produisit dans tout New-York souterrain. Cinq cent mille hommes furent écrasés. Des pères tuaient leurs enfants, les amoureux leur bien-aimée, mais au dernier moment, la grève n’eut pas lieu.
Des savants ont calculé qu’un tremblement de terre coûterait la vie à 50 millions d’hommes, tandis que les ingénieurs affirment qu’aucune force ne pourrait ébranler la structure des buildings.
Heureusement la terre ne se fâchait pas et supportait docilement d’être paralysée par ces armatures de fer chaque jour croissantes.
Des trains rapides, des escaliers express, des ascenseurs circulaient entre ses étages, ses maisons, ses rues… Mercure ! dieu oublié du mouvement ; lassé des lentes années sur l’Olympe, habitait New-York en admirateur de cette fougue de la vitesse.

XVI

Berkeley Smith junior portait déjà perruque.
Souvent, nerveusement, il grinçait de ses fausses dents. Il se creusait la tête pour trouver une solution à son malheur.
Ses deux fils grandissaient auprès de lui comme des étrangers. Il fuyait sa femme ainsi que l’on fuit le témoin d’un souvenir effrayant. Les années s’accumulaient sans arrêt derrière lui. Désespérément, il se raccrochait à la jeunesse factice des massages. Il était envahi par la tristesse lorsqu’il sentait ses jambes torturées par les rhumatismes, et que des mouvements trop vifs lui causaient des palpitations. À ces indices, il sentait l’approche angoissante de la vieillesse. Aucun de ses grands projets n’était encore réalisé. Il n’avait cependant, que 42 ans !
À ce moment se produisit le deuxième événement important de sa vie. Bien que, dans les plus noirs moments de son désespoir. il eût déjà renoncé à tout et se fût résigné à mourir comme un vieux marchand de thé qui s’est trompé de profession, il reprit goût à l’existence.
C’était une femme mariée. Elle était venue vendre des tasses pour son mari.
Ils avaient fait connaissance. Elle était plus blonde, plus capable d’enthousiasme que les autres femmes. Dès les premiers instants, elle avait exercé sur Berkeley une influence incontestable. Il était redevenu confiant, courageux. Il s’apercevait qu’il était encore jeune et pouvait faire quelque chose. L’attrait romantique des pays lointains les rapprochait. Ensemble, ils avaient rêvé du Pôle Nord, des îles abandonnées au milieu de l’Océan.
- Enfin, voilà une femme qui me comprend !… exultait de bonheur Berkeley Smith junior.
Elle trouva qu’il était mutile de compliquer les choses au début du XXIe siècle. Ils se virent donc bientôt deux fois par semaine dans une chambre d’hôtel du 79e étage, la même où Berkeley avait passé les semaines heureuses de sa lune de miel. Mais, même à cette époque, il ne s’était jamais senti aussi heureux, aussi jeune que maintenant.
Il lui arrivait parfois de monter tout en haut du building et de vouloir étreindre les 164 étages !
Il négligeait ses affaires, faisait des calculs, demandait des prospectus et mûrissait quelque chose.
La jeune femme s’appelait Madeleine, et l’idée du voyage lui plaisait. Elle n’aimait pas son mari, n’avait pas d’enfant ; rien ne la retenait.
Au cours de leurs rencontres, Madeleine et Berkeley étudiaient des itinéraires : l’argent ne leur manquait pas. Mais il n’avait pas osé fixer le jour du départ.
Il éprouvait un petit remords et il ne voulait pas se décider à la légère ; c’était tout de même un acte capital dans sa vie !
La blonde Madeleine s’impatientait.
L’attente endormait son amour et son désir. Elle faisait en secret des reproches à Berkeley.
Enfin, ils tombèrent d’accord et convinrent d’une date. Ils s’en iraient à l’occasion du quarante-troisième anniversaire de Berkeley. Mieux vaut tard que jamais ! Ils se donnèrent donc rendez-vous pour quatre heures de l’après-midi dans le hall d’un hôtel élégant du septième étage. Pour éviter tout soupçon, ils n’auraient pour bagage qu’un carnet de chèques et les tickets pour le bateau.
Berleley écrivit deux lettres d’adieu.
L’une à sa mère, l’autre à sa femme. Il les laissa sur son bureau, avec ordre de les envoyer par pneumatique s’il n’était pas rentré à sept heures.
Il arriva au lieu de la rencontre, bien avant l’heure, et fut surpris d’éprouver à cette occasion, si peu d’énervement. Il attendit patiemment. Ce ne fut que vers quatre heures moins le quart qu’il perdit soudain un peu de son assurance.
À quatre heures, il se prit à aller et venir, à parler au portier, à pianoter sur une table ; la sueur faisait briller son front. Soudain un petit groom s’arrêta devant lui : « M. Berkeley Smith junior ? » demanda-t-il avec respect en tendant une enveloppe.
Berkeley sentit sa respiration s’arrêter, puis trouva quelques pièces dans sa poche et décacheta l’enveloppe.
« Sans doute me jugez-vous sévèrement en ce moment, mon cher Berkeley ; pourtant le temps viendra où vous serez reconnaissant à ma légèreté d’avoir empêché notre départ. Je ne nie pas avoir changé si brusquement d’avis à cause d’une troisième personne. Mais j’espère que ce coup de théâtre vous sera aussi favorable qu’à moi. Notre voyage aurait été une folie fantastique qui nous aurait attiré le malheur. Voyez dans ma lettre la volonté bienfaisante du destin ; gardez mon amitié en souvenir de moi et n’oubliez pas les belles heures que nous avons passées ensemble… Madeleine. »

XVII

- Désirez-vous un verre d’eau ? demanda en se penchant sur Berkeley le groom de tout à l’heure.
- Non… Non ! J’ai reçu de mauvaises nouvelles ; mais heureusement je me sens déjà beaucoup mieux.
Il sortit en chancelant et arriva au passage central du septième étage. Sa main, dans sa poche, serrait fortement l’enveloppe froissée.
Des milliers de passants ondulaient dans chaque direction. Plusieurs le reconnaissaient, le saluaient. Il prit lentement la lettre et la relut encore plusieurs fois.
Il sentait en lui monter une haine grandissante. Il se surprit courant vers une devanture pour la briser. Il marchait sans s’arrêter. On lui mit en main des feuilles, des catalogues, des échantillons. Des femmes lui souriaient, des gérants de dancings l’invitaient à entrer. À la porte d’un magasin, il fut arrosé de parfum.
Une pendule sonna cinq heures.
Il s’arrêta.
Où aller ?
Retourner dans son bureau au vingt-deuxième étage du sous-sol pour continuer d’importer et de vendre du thé de Ceylan pendant peut-être encore vingt ans ? Ou tuer Madeleine ? Ou chercher un autre amour, un autre compagnon de voyage ?
À quoi bon ?
Il est seul, c’est ainsi qu’il est le plus fort. En qui pourrait-il avoir confiance ?
En lui seul ! Berkeley Smith junior ne peut compter que sur Berkeley Smith junior !
Tickets, argent, plan de voyage, il a tout cela sur lui. Le bateau part dans deux heures; il n’hésite plus. Il prend l’ascenseur, arrivé dans le grand hall du rez-de-chaussée, regarde autour de lui et s’aperçoit qu’il n’était jamais venu dans ces parages. « Adieu, Henderson Building ! Je te quitte sans regret! » Il sourit amèrement. « Puisse le Destin faire que je ne te revoie jamais ! »

XVIII

Sept agents réglaient la circulation devant la porte ; enfin après tout un jeu de lampes multicolores et de différentes sonneries, ce fut le tour des piétons.
Déjà Berkeley Smith junior allait mettre un pied sur la chaussée express ; il enfonçait son chapeau profondément pour que le déplacement d’air ne l’emporte pas… quand il eut brusquement le vertige.
- Quoi ? Vous montez, oui ou non ? criaient des voix impatientes ; on le bousculait. Instinctivement, il se retira.
Il a vu dans le lointain des maisons grises des portes, des réclames lumineuses, des autos et des chaussées qui roulaient. À peine à quelques mètres de lui retentissait LA RUE.

La RUE où il n’était encore jamais allé, une large avenue couverte de véhicules et de passants enveloppée de bruits. Il lui restait à mettre les pieds sur le sol roulant de la chaussée et en un clin d’œil, il aurait été dehors. Mais à ce moment, une palpitation infernale l’a fait trembler.
Jamais, dans les minutes les plus difficiles de sa vie, il n’avait ressenti cette impression. Sans se rendre compte de ce qu’il faisait, il reculait dans l’encoignure d’une devanture. Personne ne l’apercevait ; personne ne s’occupait de lui.
Mais il était incapable de détourner ses yeux du lointain. Effrayé, il ne voyait que des autos, des trains si bruyants sur leurs rails aériens que ses oreilles lui faisaient atrocement mal. Ce n’est qu’à ce moment qu’il se rendit compte de ce qu’il avait voulu faire. Aller voir la RUE après 43 ans ! Marcher sur ses chaussées, traverser les passages souterrains des piétons ! Prendre l’autobus, le train, le bateau ! Quelle folie !
Berkeley serait tombé frappé d’apoplexie. Car il est absurde de faire une chose pareille sans aucun entraînement !
Autrefois, dans les siècles passés, on sortait peut-être encore normalement dans la rue. Mais maintenant… en 2007… jamais !
Berkeley comprenait de mieux en mieux la sottise qu’il avait voulu commettre. C’était très beau de former des projets là-haut, dans la chambre du 79e étage. C’était facile d’imaginer la résidence de sa vie à venir. l’île déserte au milieu de l’Océan. Mais, en ce moment… ici… devant la porte… la peur s’est substituée à sa volonté, un bruit de ferraille résonne dans sa tête, des bras d’acier saisissent rythmiquement ses jambes. Il craignait la rue !
Il la craignait, car il savait, mais aussi ignorait tout ce qu’elle contenait. La seule chose certaine était que ce n’était plus Henderson Building. Il imaginait sa vie… là-bas : après s’en être abstenu 43 ans, il attendait un train, s’arrêtait au coin d’une rue, s’embarquait sur un navire !
Mais il ne pouvait s’imaginer le monde et le comparaît au premier, second, troisième ou cent soixante-quatrième étage de Henderson Building.
Dans le lointain, comme chaque jour à cette heure, les hauts-parleurs commençaient à crier, dépassant tous les bruits de la ville : « Une heure heureuse vaut plus que dix années d’ennui ! »
Un avion atterrit sur un terrain électrique et deux chaussées roulantes dont les freins ne fonctionnaient pas, se rencontrèrent. Les blessés eurent à peine le temps de hurler que des grues de secours les jetaient, avec les morts, dans des dirigeables d’ambulance. Des feuilles de papier tombaient sur les taches de sang, répétant la devise bien connue de New-York : « Qui se sent jeune a vingt ans ! »

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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