Henderson Building — Lucien Corosi (1/4)

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corosi henderson building 1

 (1er épisode / 4)

Ce texte est la première version du Gratte-ciel des hommes heureux.

 

I

Henderson Building était le plus énorme bâtiment de rapport que l’effort humain ait jamais construit depuis la création du monde. 93 étages sortaient du sol, 29 y entraient. Ces 122 étages étaient de disposition à peu près analogue et les trois-quarts des appartements étaient éclairés à la lumière artificielle « reconnue meilleure pour la vue que le soleil capricieux » (selon les savants du vingtième siècle).

Sa construction avait duré trois ans ; quatre trusts importants avaient fourni les capitaux dont 17,5 % avaient été engloutis par une publicité monstre en vue de la location des locaux. Huit jours après la fin des travaux, pas un coin ne restait inoccupé.

Le building comprenait 33 cinémas, 9 théâtres, 47 dancings, d’innombrables cafés, restaurants, salons de coiffure, banques, entreprises de pompes funèbres, maisons d’édition, des terrains de patinage, des piscines, plusieurs hôtels, quatre commissariats de police, 7 stations de pompiers et bien d’autres affaires utiles et inutiles.

Quatre journaux s’occupaient des nouvelles locales ; quelques sociétés s’étaient formées pour protéger les arts, les lettres, les animaux. Sept bureaux de poste, 150 boîtes aux lettres, maintes douzaines de facteurs expédiaient la correspondance des habitants. Un nouveau central téléphonique. « Henderson Building » avait été aménagé. Les plus grands artistes américains chantaient chaque soir devant le micro de l’immense bâtisse, Enfin, les 52.000 habitants, dûment recensés par les statistiques de 1964, élisaient chaque année une reine de beauté.

II

L’évêque de Broadway inaugura la nouvelle chapelle catholique du 36e étage par le discours suivant :

« Mes bien chers frères, je constate avec une joie impossible à dissimuler que, dans ce siècle de technique et de matérialisme, les pieux habitants de Henderson Building n’ont pas oublié leur âme ; ne reculant devant aucun sacrifice, ils ont pris soin que, concurremment au jazz, aux appels téléphoniques et à la symphonie monocorde des machines à écrire, les paroles pures et salutaires de l’Écriture se fassent entendre. »

« Et, à ma grande satisfaction, le Seigneur a permis qu’en ce premier matin de la vie de cette Église, je tienne, au-dessus des fonts baptismaux le nouveau-né d’un des honorables actionnaires-fondateurs de la maison, Mr. Thomas Smith. »

« Veuille notre Seigneur que la vie naissante de Berkeley Smith junior s’écoule pour le plus grand bien de l’Église, des États-Unis et de Henderson-Building. »

« Amen ! » s’écria le chœur des assistants. Ils félicitèrent le père, puis se dispersèrent dans les divers ascenseurs qui devaient les rendre à leurs quotidiennes occupations.

III

La famille Smith habitait au 49e étage et l’événement qui venait de se passer n’avait que bien peu troublé son train de vie ordinaire. Ce n’est pas qu’après la naissance de deux filles, elle ne se réjouit pas de la venue d’un héritier mâle, destiné à perpétuer le nom des Smith, mais l’élan de l’activité au milieu du vingtième siècle ne permettait pas qu’un tel fait les retint indéfiniment.

Suivant le conseil du médecin du 49e étage, Mrs Smith s’était rendue, huit jours avant le terme, à une clinique du 52e étage. Un téléphone portatif placé à côté de son lit la reliait à ses innombrables amies et admirateurs. Pour ces quelques jours, elle avait été naturellement contrainte d’abandonner sa place de professeur de piano au lycée de jeunes filles du 71e étage ; mais ses élèves attentionnées lui adressaient chaque matin un énorme bouquet de roses blanches.

Thomas Smith, dont le bureau se trouvait, hélas à l’autre bout de la maison, au 22e étage du sous-sol, s’occupait de l’importation et de l’exportation du thé. Pendant cette semaine mémorable, en dehors de fréquents coups de téléphone adressés à la clinique, il y montait trois fois par jour pour obtenir personnellement des nouvelles de sa femme.

Une fois la cérémonie religieuse terminée conformément aux décrets qui régissaient le building, Berkeley Smith junior fut confié à la pouponnière de l’institut de l’enfance, sis au 16e étage. Là, on s’efforçait, en des salles convenablement aérées et éclairées, de faire de ces nouveaux-nés des enfants américains forts et gais, en appliquant les derniers perfectionnements de la puériculture et de l’hygiène.

Pour parer à toute éventualité, on assura la vie de Berkeley Smith junior pour 10.000 dollars à une compagnie du troisième étage.

Après deux semaines de repos, Mrs Smith quitta la clinique et passa, avec son mari, au moins une demi-heure par jour, à admirer et à distraire le petit Berkeley.

IV

Au lieu de se nourrir au doux sein maternel, l’enfant absorbait, grâce à un ingénieux système de tuyaux une nourriture accommodée selon les tout derniers progrès de la chimie biologique. Ses milliers de camarades en faisaient autant. Des machines le lavaient, le berçaient, le consolaient s’il pleurait. Plus tard, des machines lui apprirent à se tenir debout, à marcher ; des films parlants à parler. Des ascenseurs le montaient aux étages supérieurs, sur les terrasses, dans le paradis des piscines, sous le vrai soleil et à l’air naturel. C’est à peine si, là-haut, on percevait le bourdonnement éternel des 30 millions d’habitants de la cité.

V

Henderson Building !

On y travaillait, on s’y amusait, faisait l’amour, dansait. On y faisait fonctionner des machines. On y écrivait des livres, on s’y enivrait de bonheur… II n’existait plus ni pauvreté ni mécontentement. Les miettes qui tombaient de la table de cette ville Mammouth suffisaient largement aux misérables du moment.

Malgré les découvertes les plus sensationnelles. la science n’était pas parvenue à reculer l’échéance de la vie humaine.

« Il n’existe pas de remède à la mort. En conséquence, citoyens, n’oubliez pas de vivre ! » proclamaient d’immenses publicités lumineuses installées à la porte des dancings et des fumeries d’opium.

On pouvait tout se procurer avec de l’argent et l’argent ne manquait à personne. Seul le temps manquait. Plusieurs fois par jour, de gigantesques hauts-parleurs couvraient les bruits de la ville en hurlant : « Dépêchez-vous de vivre ! »

Les prospectus des salons de thé, ceux des maisons d’illusions, répétaient cette phrase : « Une heure de bonheur vaut mieux que dix ans de vie monotone ! »

Aux portes des dancings, des adolescents bien musclés, et de belles filles au corps ferme et souple, interpellaient les passants : « Qui se sent jeune… a vingt ans ! »

Et les trente millions de New-Yorkais étaient jeunes ! Les affaires du trust des Instituts de beauté avaient dépassé celles de l’industrie lourde. Beaucoup ne déjeunaient pas par économie, portaient des vêtements usagés, n’avaient pas de T.S.F., mais tous sans exception passaient au moins une heure par jour aux Instituts de Culture Physique et de Beauté. Les chauves arboraient des perruques invisibles, on opérait les rides. On ne rencontrait plus de vieillards courbés, ni de vieilles femmes obèses. Tout le monde mourait jeune, heureux, en regrettant la vie.

Un astucieux roi du commerce des plaisirs faisait chaque soir distribuer des millions de prospectus portant ces mots :

« Ne perdez pas une nuit ! Personne ne sait s’il verra le lendemain. Venez donc, encore aujourd’hui, aux fumeries d’opium K 0 X et vous connaîtrez le véritable sens de la vie. »

Dix mille savants, médecins et fous cherchaient jour et nuit l’élixir d’une vie perpétuelle.

À son lit de mort le roi du pétrole, âgé de 80 ans, promettait un million de dollars pour chaque minute qu’il vivrait encore ! Les meilleurs praticiens de la terre ne réussirent qu’à le prolonger d’une demi-journée.

Beaucoup de gens gagnaient leur vie ; d’autres arrondissaient leur gain en vendant leur sang pour les transfusions.

L’amour était devenu une profession aussi officiellement reconnue que celle de facteur. N’est-il pas naturel que des jeunes hommes beaux et sains ou des belles jeunes filles vendent l’illusion au même titre que du sel ou des machines à écrire ?

« Dépêchez-vous ! » répétaient en écho tous les hauts-parleurs, et tous les cerveaux de New-York.

« Venez prendre une tasse de café brésilien. Dans une demi-heure, vous serez frappés d’apoplexie et vous n’en pourrez plus boire ! »

« Et si c’était votre dernière soirée ?

« Allez aux théâtres Golding, vous ne pourrez la passer mieux ! »

« Achetez… mangez… faites des cadeaux !… Votre argent ne vous accompagnera pas après la mort ! » Dépêchez-vous !

Enfin, des enfants de Marie, en robe blanche, parcouraient les rues en chantant : « Fréquentez les églises ! Peut-être Dieu existe-t-il tout de même ! »

VI

La vie de Berkeley Smith junior n’était monotone à aucun point de vue, bien qu’elle ne s’exerçât qu’à l’intérieur des 122 étages de Henderson Building. À dix-huit ans, il n’avait encore jamais quitté cette énorme demeure mais ce fait ne pouvait surprendre personne, vers la fin du 20e siècle.

Qu’aurait-il bien pu a chercher parmi les rues de New-York, bondées d’autobus, d’avions, enfumées d’essence. Voulait-il aller à l’église, au cinéma, à la piscine ? Faire du patinage ? Du canotage ? Jouer au golf ? Au hockey ? Au football ? Les 1.550 ascenseurs de la maison le portaient là où il désirait. Pourquoi eût-il risqué sa vie sur les avenues de New-York semblables aux champs de bataille d’autrefois, et où les voitures se heurtaient, les avions tombaient et les passants impitoyables s’écrasaient mutuellement !

Non vraiment Berkeley Smith junior ne se sentait aucune affection pour la beauté des étalages et des méprisables gratte-ciel de Broadway. Du haut des terrasses des étages supérieurs, il avait maintes fois regardé la ville. Il savait que les hommes se bousculent de l’aube à l’aube en pensant à l’argent, que la circulation est réglementée par des sonneries, des cloches, des hauts-parleurs, que l’air manque d’oxygène.

Il aimait les toits ronds ou carrés des buildings voisins. Il admirait le vol éternel des avions. Son plus cher désir était de se rendre à la mer. On l’avait entrevue plus d’une fois du haut des tours, rideau parfois vert, parfois noir qui s’étend du bout de l’horizon jusqu’à la frontière Est de la ville. Il entourait les navires d’une admiration fiévreuse en pensant qu’ils étaient capables de le transporter en quelques heures en des pays lointains et des villes inconnues où, ô merveille, il fait noir le soir, dans le silence des rues ! Une fois, il vit un clair de lune au cinéma et lorsque M. Thomas Smith lui expliqua que les nuits de certains continents n’étaient éclairées que par de lointaines étoiles, cette révélation troubla son imagination pour plusieurs semaines. Il lui semblait incroyable qu’il n’existât pas des villes au-dessus desquelles à certaines heures brumeuses du commencement de la nuit s’allument sept sphères dont la lumière éclaire les rues, dont la chaleur pénètre les demeures.

Mais il lui paraissait encore plus inimaginable qu’à la tombée du soir, comme sur un ordre donné, des gens abandonnent leur travail ; qu’usines, machines, avions s’arrêtent, qu’on ferme ses portes, qu’on se couche et que, miracle incomparable, le silence règne, car, à New-York, il ne fait jamais noir et le silence n’existe pas.

Le sommeil était considéré depuis longtemps comme un luxe inutile, car la science de l’époque avait rendu possible la suppression de la fatigue pour quelques semaines, par l’injection de certains produits chimiques pulvérisés. Seuls, les amoureux, les malades et les morts se couchaient. S’endormir et s’éveiller étaient d’une actualité comparable à l’étude du luth.

Lire le second épisode.

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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