La mort de Paris — Louis Gallet (1892)

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I

Alors, voici ce que dit le Voyant :

Depuis douze siècles, Paris s’élargissait au pied de cette tour de métal, qui demeurait presque le seul vestige de l’ancienne ville et qu’une tradition très ancienne faisait nommer la tour Eiffel, sans qu’on sût au juste d’où lui venait ce nom, les archéologues n’ayant pu se mettre absolument d’accord à ce sujet. La ville était immense, abritant dans ses maisons à dix étages, couronnées de vastes terrasses, une population de six millions d’âmes. Sa prospérité était grande, quoique depuis longtemps elle ne fût plus la capitale des États-Unis d’Europe ; mais elle était restée célèbre dans le monde par son culte du plaisir. Tous les peuples repoussés du Nord par l’invasion des glaces y avaient leurs représentants, ne formant plus qu’une unique nation.

La puissante Russie avait coulé comme un fleuve sur l’Asie, l’Allemagne n’existait plus qu’à l’état de souvenir ; toute la haute Europe dormait dans le silence polaire.
Les États-Unis d’Europe avaient alors pour capitale Marseille ; ceux d’Afrique, Alger.
Les relations méditerranéennes et aériennes étant déjà, en ce temps-là, très rapides, ces deux villes échangeaient chaque jour, et plusieurs fois par jour, leurs correspondances et leurs journaux, toujours pleins de récits sur cet admirable Paris, qui, bien que situé alors à l’extrême septentrion de l’Europe, dépossédé de sa suzeraineté politique, faisait encore l’étonnement du monde. La science toutefois témoignait à son sujet d’une sérieuse inquiétude. La terre subissait un refroidissement dont la zone décrivait, autour du pôle, des cercles de plus en plus larges. Mais Paris, bien chauffé, abondamment pourvu de toutes les richesses industrielles, riait des prophètes de malheur. La grande cité avait toujours eu un grand fonds de scepticisme.

II

Et, en vérité, les forces de Paris étaient merveilleuses alors et lui devaient inspirer une confiance sans bornes en sa durée, ou tout au moins en ses moyens de salut si, par hasard, l’existence de ses habitants se trouvait quelque jour compromise. De gigantesques aéronefs à dix rangs d’hélices rayaient son ciel d’un vol rapide ; d’autres plus petites, élégantes et, dorées comme des galères royales, s’entre-croisaient dans la lumière du jour où, pendant la nuit, armées à leur proue de fanaux multicolores, faisaient dans le ciel constellé comme un poudroiement d’étoiles errantes.
Dans les rues, larges de soixante mètres, les piétons circulaient sans crainte entre les maisons hautes. Il n’y avait plus que très peu de voitures électriques, les aéronefs étant beaucoup plus commodes et moins dangereuses que les voitures. Quant aux chevaux, durant des siècles, on les avait tellement améliorés qu’il n’en restait plus, ou que, du moins, il en restait seulement quelques spécimens absolument purs de formes, mais incapables d’aucun service. Ces chefs-d’oeuvres de plastique étaient précieusement conservés dans les musées zoologiques. Il en existe peut-être encore de nos jours un ou deux ; on ne sait pas bien où ils sont. Le musée d’Alger en a un, mais empaillé, qu’on montre à côté du dernier éléphant, espèce également disparue à la suite des impitoyables chasses faites autrefois pour la récolte de l’ivoire, que remplacent aujourd’hui si avantageusement d’ailleurs les produits en papier comprimé. Dans de nombreux gymnases, la population s’assouplissait incessamment aux exercices les plus rudes. La race était devenue fort belle, aucune trace de sénilité n’apparaissait sur les visages, la peau fonctionnant incessamment n’admettait point la ride aussi était-il assez difficile de distinguer un vieillard d’un jeune homme. Quant aux femmes, elles s’étaient comme uniformément fixées à l’âge de vingt ans, et il n’était pas rare que, à courte distance même, on prît une aïeule pour sa petite-fille, tant l’art des pâtes conservatrices avait fait de progrès.
Toute cette population, communément riche, d’esprit aimable, était admirablement bien portante. Depuis longtemps il n’y avait plus de médecins. Ils avaient été remplacés par des chimistes et de simples physiologistes. Ayant pénétré tous les secrets de la nature, catalogué tous les microbes, ces savants s’étaient alors reposés, se contentant sagement de regarder vivre et mourir l’humanité.
Il n’y avait plus de bibliothèques publiques, ni de musées, la littérature et l’art n’ayant pas de raison d’être dans une société qui s’attache surtout à la matérialité des choses et a depuis longtemps fait justice des spéculations sentimentales et des théories esthétiques. La langue, d’ailleurs, était devenue fort simple, quoique composée de toutes les anciennes langues autrefois parlées par les diverses races des deux mondes. De l’échange des vocables, des tournures et des formules abréviatrices, était née une langue universelle, où le verbe ne tenait plus que peu de place, cédant le pas au précieux substantif et à l’adjectif, seuls indispensables en somme aux relations de la vie pratique. Aussi, les journaux, autrefois énormes, étaient-ils réduits à la dimension d’une feuille minuscule. Quelques mots donnaient les nouvelles politiques ou racontaient le dernier événement du jour. Depuis longtemps, tout commentaire, toute polémique étaient supprimés. Un mot énonçant un fait ; rien de plus. Le lecteur concluait lui-même. Les vieux journalistes raisonneurs avaient été remplacés par des gymnasiarques-reporters dont le plus renommé était celui dont l’aéronef se mouvait avec la rapidité la plus grande et volait le plus vite sur le théâtre des événements.
On faisait encore un peu de musique dans de grands halls, de la musique où la recherche et le heurt des sonorités ennemies étaient poussés au plus haut point de raffinement et d’où résultaient, pour le système nerveux des auditeurs, des sensations d’une acuité extraordinaire.

III

Enfin, ce peuple était heureux et reconnaissait l’être, ce qui est rare. Pourvu qu’on ne lui parlât ni de Dieu, ni de la mort, ni de l’amour qui engendre la peine, ni de la famille dont les affections et les épreuves sont subversives de toute tranquillité, il s’avouait content ; il allait avec un philosophique égoïsme à travers la vie, la faisant aussi belle, ainsi joyeuse que ses riches moyens le lui permettaient.
Quand il faisait trop froid à Paris, quand la neige y devenait trop fréquente, les gens du peuple trouvaient asile dans les jardins d’hiver, immenses palais de verre où le printemps leur était rendu, les plus riches s’envolaient sur quelque aéronef de plaisance, jusqu’à Alger, ou, si la température d’Alger leur semblait trop basse, jusqu’au lac Tchad, déjà bordé de merveilleuses habitations. C’était l’affaire de quelques heures. Beaucoup même, parmi les villégiateurs d’Alger, revenaient une fois par semaine à Paris, pour leurs affaires.
Depuis plusieurs années, le froid s’était singulièrement accentué au milieu de chaque hiver et la neige était tombée avec une plus grande force. On avait photographié des bourrasques de neige où les flocons paraissaient se toucher et pour ainsi dire se souder les uns aux autres.
Mais ces neiges duraient peu et de puissants appareils chargés de produits spéciaux les fondaient en un instant et les renvoyaient en bouillonnants ruisseaux dans les égouts jusqu’à la Seine, qui les emportait vers la mer.

IV

Or, un jour, après toute une semaine d’un temps si printanier que quelques pruniers du Japon avaient fleuri dans les jardins, ce qui avait fait prévoir aux Parisiens, enclins de toute éternité à l’enthousiasme, une saison exceptionnellement douce, le ciel se couvrit tout à coup et les nuées très opaques s’abaissèrent tellement que le sommet de la tour de métal disparut, ne laissant plus voir, la nuit, que la lueur de son phare, étalée comme une tache de sang dans les ténèbres mouvantes.
Les aéronefs publiques durent modifier leur service et, à certaines heures même, le supprimer tout à fait, ne pouvant faire route dans cette obscurité presque constante sans danger de collision. Quelques nefs particulières se risquèrent seules ; ce fut, durant deux heures, un entre-croisement de vagues sillons de lumière colorée dans le ciel sale et de grands rauquements de sirènes, semant l’alarme dans l’air, sinistres comme des cris de monstres égorgés.
Il arriva beaucoup d’accidents ; deux nefs portant chacune une centaine de passagers, se heurtèrent et tombèrent rompues sur les collines du Point-du-Jour, hérissées de coupoles et de flèches en fer, sur lesquelles bientôt pendirent sinistrement de sanglantes loques humaines.
Un arrêté de police interdit alors toute circulation, tant que ces nuées menaçantes ne seraient pas dissipées. La température était molle. Une petite brise vive s’éleva puis une blancheur se fit dans le haut du ciel et la neige commença à tomber, lente, à très larges flocons espacés d’abord, ensuite plus pressés, tellement pressés qu’il y en eut en une heure plus de soixante centimètres dans les rues. Les machines à fondre la neige commencèrent aussitôt leur oeuvre et des torrents d’eau s’écoulèrent vers le fleuve.
Cela dura toute une nuit, la neige tombant, incessante, impitoyable, la machine la balayant avec une régularité mathématique. Dans les réunions privées, dans les cercles élégants, on voyait sur le fond éclatant des rouges tentures, des faces effarées d’hommes et de femmes collées aux vitres, regardant ce linceul blanc qui tombait comme une toile sans fin, se demandant si cela allait durer éternellement, s’ils ne pourraient jamais rentrer chez eux. Les sages dormaient déjà, ignorant l’événement. Quelques joueurs enragés riaient, oubliant dans la fièvre du baccarat cette émotion vague, cette peur de l’inconnu inévitable qui, autour d’eux, avait déjà saisi les âmes.

V

Au matin, on vit que ce qui avait été compté comme un événement, allait être un désastre. Les hommes de police chargés du maniement des machines étaient exténués de fatigue et ne travaillaient plus que mollement. Vers neuf heures, tandis que le jour pâle perçait péniblement le fond gris du ciel, les sels dissolvants manquèrent pour l’alimentation des appareils. Tandis qu’on courait aux dépôts de la ville, où l’on constatait bientôt que la réserve des produits était épuisée par le service exceptionnel de la nuit, la neige continuait à tomber avec une régularité féroce, fléau plus terrible en son allure molle, que le feu dévorant mais extinguible, que l’eau envahissante mais fuyante, masse blafarde s’élevant par couches imperceptibles à d’inquiétantes hauteurs, rongeant, dévorant les maisons par la base, donnant à l’œil la sensation d’une ville tout entière qui s’enfonce dans une immensité de blancheur.
Les becs électriques, restés allumés depuis la veille, brillaient au ras du sol sur la neige pailletée de cristaux vers le soir, le fléau désormais invincible avait clos toutes les portes. Les bruits de la ville s’étouffaient sur ce tapis épais et mou. Une grande torpeur régnait, quand tout à coup, vers minuit, un violent coup de bise,venant du plein nord, traversa l’espace, secouant, bouleversant les nuées, les déchirant comme des masses de ouate, les chassant à travers le ciel immense. Et la lune apparut froide et pure sur le firmament noir, où dans les profondeurs frissonnaient quelques rares étoiles. Le thermomètre descendit bien au-dessous de zéro et la masse neigeuse se solidifia en rugosités de glace. Alors, de par la ville, des clameurs s’élevèrent, des torches secouèrent leurs flammèches dans les rues et sur les places par les fenêtres devenues portes, par les balcons franchis, s’échappèrent des masses humaines, affolées, mornes, traversées de cris aigus de femmes, désagrégées par des chutes subites, faisant des remous terribles dans ce fleuve obscur d’êtres en fuite.
Oubliant ceux que lentement la neige ensevelissait dans les maisons obstruées, ce peuple courait au seul salut possible. À la porte des remises, dans les magasins où les aéronefs toutes gréées, allongées dans l’ombre, attendaient l’heure de reprendre leur vol dans le libre ciel, des groupes se heurtaient, s’injuriaient, se battaient.
Il n’y avait plus là ni droit, ni loi, ni serviteurs, ni maîtres. La suprême lutte pour la vie commençait.
Aux clartés radieuses du second jour, les machines des aéronefs commencèrent à faire entendre leur formidable respiration. Sur le blanc lit de neige, il y avait des traces noires et rouges, de la boue et du sang, là où les foules avaient piétiné et lutté.
Enfin, deux aéronefs s’élevèrent, aux cris de leurs passagers triomphants. Les gigantesques appareils, d’un solide mais ancien modèle, n’avaient que des hélices de toile, rendues rigides par la gelée. Quand elles se mirent à tourner sous l’impulsion de leurs robustes armatures métalliques, un craquement se fit dans la toile, çà et là, et la marche des aéronefs devint gauche et lourde. Une fausse impulsion de l’un des mécaniciens les fit se heurter par la proue. Toutes deux oscillèrent, reculèrent, puis reprirent leur marche convergente. Alors une collision plus terrible que celle du jour précédent se produisit. L’une des nefs éventrée tomba comme un grand oiseau mort et, crevant la croûte de glace, s’enfonça profondément dans la neige, tandis que l’autre, piquant de la tête ainsi qu’un cerf-volant perdu, allait plonger, en rasant le sol, les hélices brisées, au milieu de la foule hurlante.

VI

Aucun ne se dérangea pour secourir les blessés. D’ailleurs, le ciel là-haut redevenait sombre, la neige de nouveau menaçait. Les aéronefs gréées, montées à la hâte, s’élancèrent dans l’espace ; quelques-unes disparurent bientôt dans les blanches profondeurs, d’autres tombèrent encore, les hélices pendantes, comme si quelque invisible chasseur les eût percées de ses flèches. Plus rien. À la première couche de neige glacée s’ajoutait une couche nouvelle de neige tombante.
Hors des faubourgs, des files s’allongeaient telles que des caravanes de noires fourmis. Elles ne pouvaient avancer au-delà d’un kilomètre ; bientôt elles se heurtaient à des talus inaccessibles puis, le froid les gagnant avec l’immobilité, elles restaient comme figées en leur marche. Encore un moment et tout redevenait blanc et rien n’accusait la place où la caravane ensevelie avait passé.
Dans la ville, dans cette ville de six millions d’êtres, les masses humaines avaient fondu, s’étaient condensées en une masse unique comme pelotonnée sur l’immense place centrale que dominait la haute tour de métal. Déjà la neige avait atteint la moitié de la hauteur des vastes arceaux soutenant le premier étage. Lassés, grelottants, les hommes, les enfants, les femmes regardaient, attendant un secours, incapables d’agir. Autour d’eux dans le cercle immense de l’horizon n’émergeait plus que le sommet des édifices. La cité avait déjà disparu, nivelée par la neige.
Dans l’air aucun bruit, aucune aile.
Enfin, parmi ceux qui restaient valides, après ces trois jours de froid intense et d’envahissante neige, un groupe se forma, se mit en marche vers la tour. Là serait le salut si la neige devait tomber encore.

Il y eut des cris « La tour ! La tour ! » Et un contre-mouvement se fit parmi ces gens dont beaucoup n’avaient pas tout d’abord songé à ce refuge.
Les ascenseurs ne fonctionnaient plus, déjà pris dans la neige glacée. On se précipita vers l’escalier. Il y eut là une effroyable lutte. Devant l’étroit passage, on se prit à la gorge, aux cheveux ; dans l’air pesant des coups de feu partirent avec un bruit à peine perceptible, une courte lueur ; et des masses noires tombèrent, la chair éclaboussée de sang.
Les dents serrées, sans un cri, on se battait. Enfin, la file des victorieux, pâles, les mains rougies, s’engouffra dans l’étroite montée. Frissonnants sous la bise glaciale, n’osant saisir les rampes de métal qui, touchées, faisaient comme une brûlure à leurs paumes, ils gravissaient les marches. Et derrière eux, autour d’eux, montait aussi la neige vierge, étendant sur Paris son manteau immaculé.
Quand ils atteignirent le phare, la nuit de nouveau était venue, une nuit pure comme celle de la veille, avec une lune bleuâtre, renvoyant à la terre des flèches aux mille pointes glacées. Et là-haut, dans l’escalier de la tour et sur la plate-forme du phare, c’était un grand et formidable silence. Et sous la lune, des formes raidies, avec des faces convulsées, se penchaient au dehors, à travers les croisillons de fer, cherchant, à l’horizon sombre, quelque chose qui ne venait pas.
Au jour levant, il y avait encore sur la plate-forme du phare, cramponnés aux barres, quelques hommes aux yeux terriblement ouverts, aux yeux de pierre maintenant, à jamais glacés, et regardant aux quatre points de l’horizon, d’où vainement, alors, quelque chose serait venu.
Paris était mort.

VII

La neige bientôt se changea en un immense glacier. Et les pluies du printemps vinrent, qui lavèrent cette masse et la firent miroiter au soleil, comme un lac de cristal glauque. Et quand, dans cette partie du vaste désert polaire, se risquaient encore les aéronefs du sud, les explorateurs apercevaient assez distinctement sous la glace transparente l’énorme masse des édifices, les flèches, les clochers et les terrasses de ce qui fut le merveilleux Paris.


Louis Gallet, « La mort de Paris », in La Nouvelle Revue, 1892, p. 345-352
Image : Le déluge de glace, par Victor Forbin. Journal des Voyages, Janvier 1902. N°268

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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