Les Chevaux de guerre (conte futur) — Camille Audigier (1913)

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Conte futur

Pour M. H. Gomot, respectueusement.

— Eh bien, il n’est que tôt ! s’écria le vieil Anthime Chatelus, en alignant deux rouleaux de louis d’or, et je regrette maintenant d’avoir vendu la « Grise » à la remonte de Guéret. J’en aurais tiré trois cents francs de plus, ce matin, à la foire de Felletin, où des maquignons achetaient tous les jeunes chevaux.
La fermière de Vallières déchira les deux cartouches de papier bleu, les louis ruisselèrent sur la table où traînait un reste de repas, puis avec un geste avide de ses doigts décharnés, semblables à des osselets, elle cueillit les précieux jaunets.
— Et je ne te parle pas des doux billets de cinq cents francs que je vais avoir encore l’honneur de te présenter.
— Comment ! Mille francs de plus !
Lentement, sûr de son effet, avec un rire qui plissait sa face ravinée, cuite et recuite par le soleil et les vents des hauts plateaux creusois, le père Chatelus sortit de la poche intérieure de sa blouse un portefeuille de cuir élimé, en tira deux billets de banque et compta :
— Nous disons donc : deux rouleaux de pièces de vingt francs, deux mille ; deux billets de cinq cents, mille ; ça fait trois ; plus encore ce joli petit sac dans lequel tu trouveras trente écus. Soit cent cinquante francs. Au total du tout, trois mille cent cinquante francs, sans parler d’un bon dîner à l’auberge au compte de M. Schumacker, un bien brave type, ma foi ! et pas si fier que nos officiers de Guéret.
— Tout ça pour les deux chevaux de quatre ans ? le noir et le bai cerise ?
— Tout ça pour le Lutin et le Rougeaud, que la remonte m’avait refusés à mille francs la semaine dernière.
— Si on avait su… tu aurais bien emmené les autres !…
— Rassure-toi, M. Schumacker doit venir faire un tour dans les environs et je serais bien naïf si je ne lui collais pas nos trois élèves à cent pistoles la pièce !
— En ce cas, ce Schumacker-là est un fou ! déclara un adolescent de haute taille, de forte carrure et de belle mine qui, en costume cycliste, venait d’entrer.
— Te voilà, bachelier ! s’écria joyeusement le père Anthime. Plus de quinze cents francs de bénéfices ! Il y a longtemps que pareille aubaine ne nous était arrivée. Et tout le monde sera content, puisqu’il y aura quelques écus de plus pour mon Robert lorsqu’il sera au régiment… l’année prochaine.
Le jeune homme sourit, mais comme il savait que depuis quelques jours des officiers allemands, déguisés en maquignons, sillonnaient les foires et les centres hippiques, pour rafler à tout prix les derniers chevaux que l’automobile n’avait pas tués avant leur naissance, son esprit s’inquiétait et, confusément encore, il comprenait que cette subite et formidable surenchère cachait un danger d’autant plus grave qu’il était plus mystérieux encore.
— Si ce n’est pas un fou, reprit-il, avec netteté, c’est un Prussien qui opère pour l’armée de son pays.
— Qu’importe, puisqu’il achète et paye comptant !… S’il les veut, je lui vendrai même les quatre chevaux de service, avec la vieille alezane vaironne et le rouan poussif par-dessus le marché.
— Eh bien ! mon père, malgré ce gain inespéré, malgré la crise de l’élevage et la ruine presque totale de notre industrie, permettez-moi de vous le dire, vous avez commis une maladresse et peut-être pis encore…
— Explique-toi, répondit le paysan, piqué, car je ne lis pas les livres comme toi, et mon père n’a jamais eu la bonté, comme le tien, de me garder jusqu’à dix-huit ans au collège d’Aubusson.
— C’est bien simple, vous avez, et avec vous, tous ceux qui ont vendu leurs meilleurs chevaux à Schumacker, et tous ceux qui lui en vendront encore, vous avez donné aux Prussiens des armes pour nous faire battre, des munitions pour nous faire tuer.
— Tu dérailles, mon petit gars, et la fumée de tes livres te monte au cerveau. Chacun son intérêt. Moi je vends au plus offrant pour payer les impôts qui nous écrasent et je ne m’occupe pas du reste. Le reste, c’est l’affaire du Gouvernement qui nous a fait cadeau de la loi de trois ans, comme si vingt-quatre mois bien employés ne suffisaient pas pour tout le monde !
Et puis, le Gouvernement doit savoir que, s’il veut de la cavalerie, il ne doit pas attendre à la dernière minute, puisqu’il faut cinq ans pour faire un cheval de régiment… D’ailleurs, c’est bien simple, aux meilleurs payeurs, les meilleurs trotteurs !
— Oui, mon père, vous avez raison, si nous nous plaçons au point de vue immédiat de vos affaires, des impôts et de la cherté croissante de la vie ; mais il y a peut-être une autre raison plus haute que nous devrions tous envisager, car au-dessus de l’intérêt de la petite famille, il y a celui de la plus grande, il y a celui de la Patrie…
— C’est très bien envoyé, ce que tu me dis là, mon brave Robert, mais si tu te donnais la peine de réfléchir, au lieu de parler comme un étourdi de dix-huit ans, tu verrais que j’agis, dans mon petit métier d’éleveur, tout comme les gros brasseurs d’affaires dans leurs vastes industries.
— Je ne vous comprends pas…
Un sourire d’ironie plissa la face ravinée du vieux terrien.
— Comment, s’écria-t-il, tu lis les journaux et tu ne sais pas que nos richissimes fabricants de canons exportent sans arrêt à l’étranger ? Tu ne sais pas que nos banques les plus illustres travaillent à l’envi pour le trésor de guerre du roi de Prusse ? Tu ne sais pas que si, au Maroc, nous avons tant de peines à pacifier les montagnards à coups de fusil, c’est parce que des Français insoupçonnables leur ont vendu, au prix fort, des quantités de fusils réformés ? Tu ne sais donc pas que si les Japonais ont battu les Russes, nos alliés, c’est parce que nous avons eu l’imprudence — pour ne pas dire plus — d’attirer les plus malins d’entre les sujets du Mikado dans nos écoles militaires, dans nos fabriques « secrètes », de leur apprendre le fin du fin dans l’art de tuer son semblable, de leur vendre les meilleures de nos armes avec la manière de s’en servir ! De telle sorte que si, un jour, tous les Jaunes décident la levée en masse contre les Blancs, ce seront les Blancs qui leur auront fourni, avec les canons et la force guerrière, la conscience jusque-là ignorée, de cette force !
— Raison de plus pour ne pas aggraver cette erreur en vendant aux Allemands les meilleurs de nos chevaux !
— Mon fils, je te dirai encore une bonne chose là-dessus : le Gouvernement et les « Gros », car tout se tient dans la « haute », n’avaient qu’à nous donner l’exemple. L’autre jour, à la foire de Felletin, j’entendais dire qu’un officier de chez nous avait inventé un canon plus parfait encore que les derniers qui nous ont coûté si cher. Comme de juste, il le proposa à l’Armée. L’Armée le refusa et il le vendit à l’Italie. Or, l’Italie, jusqu’à nouvel ordre, c’est tout de même l’alliée de l’Allemagne !
— L’officier eut peut-être tort en voulant, malgré tout, bénéficier de son invention.
— Et les chefs n’eurent sans doute pas raison en refusant de s’approprier les résultats pratiques de son canon. Mais tu ignores également l’histoire des aéroplanes qui, inventés, lancés par nous, devaient nous assurer la victoire. Eh bien ! veux-tu me dire ce qu’ils en ont fait de cette merveille, les chefs qui ont laissé refuser mes chevaux ?
— Il y eut des fautes commises, c’est vrai ; mais une lois l’erreur reconnue, n’est-il pas du devoir de chacun de s’appliquer à la réparer de son mieux ? Nous sommes entrés, désormais, dans une voie de réformes ardentes. Le salut de la Patrie exige l’étroite collaboration de tous, et chacun, dans la mesure de ses moyens…
— C’est cela. Moi, petit éleveur, je dois vendre mes chevaux à perte pendant que les maquignons feront fortune sur mon dos ou que les gros fabricants d’armes et d’équipements militaires affoleront l’opinion dans le but d’arrondir leur caisse ! Tu me parlais de la Patrie tout à l’heure. Je l’aime tout autant qu’eux, ma Patrie, mais j’aime surtout ma Famille, et les plus beaux discours ne m’empêcheront pas de penser que la Patrie, aussi vaste qu’elle soit ou qu’elle souhaite devenir, a toujours commencé par la Famille. C’est pourquoi la Famille reste ma première et ma plus chère Patrie.
— C’est aussi pourquoi la Patrie est devenue notre Famille agrandie, mais menacée par d’autres familles plus agrandies
— Enfant ! qui nous menace ? Qui songe à nous attaquer ? Tous les peuples, aujourd’hui, et les Allemands plus que nous, peut-être, n’aspirent qu’à la paix qui doit développer le commerce, l’industrie et l’agriculture. Tout le monde veut la paix et, Ô ironie des ironies ! c’est précisément pour nous garantir contre des invasions chimériques que l’on nous fait payer des impôts de plus en plus écrasants ! Il aurait peut-être mieux valu, au lieu de laisser filer nos meilleurs chevaux à l’étranger, de les acheter pour nos propres régiments. Non ! vois-tu, Robert, j’aime mieux croire que ces onéreux bergers, députés, ministres et généraux, du grand troupeau que nous sommes, connaissent leur devoir et leur métier. Ne les critiquons pas, contentons-nous de les imiter. Mon devoir, à moi, mon métier, à moi, humble pâtre creusois, c’est de nourrir les miens et de les rendre le plus heureux possible. J’y arrive en élevant des chevaux que je vends à Schumacker. Sur ce, buvons un coup à la santé de ce brave étranger, car c’est grâce à lui si cette année, malgré la Patrie qui se moque de moi comme du dernier cantonnier, je puis payer mes contributions.

***

Le lendemain, le maquignon passait dans les fermes. Chez le père Chatelus il achetait trois poulains qu’il payait quinze cents francs pièce, mais refusait impitoyablement les vieux chevaux de service.
La semaine suivante, les journaux de la région commentaient cette rafle, et bientôt les autorités militaires, se décidant trop tard, hélas !, envoyaient à leur tour des officiers, dans les campagnes avec mission d’acheter, à tout prix, tout ce qui restait.
Le père Anthime vendit cette fois la vieille alezane vairone, les quatre chevaux de labour, le rouan poussif et deux juments pleines. Bénéfice inespéré ! Ces huit bêtes, capables tout au plus d’un petit service de charroi, et valant de cinq à six cents francs chacune, lui donnèrent encore douze mille francs.

***

Le mois suivant, le 25 juin, Robert, le porte-monnaie bien garni par les soins affectueux des siens, s’engageait aux dragons de Lunéville. Trois ans pour trois ans, pensait-il, mieux valait les tirer tout de suite et revenir le plus tôt possible régénérer la ferme, que de s’énerver pendant quinze mois encore pour voir, en fin de compte, tous ses efforts anéantis, lorsqu’il serait soldat, par l’âpreté maladroite de son père.
Le 1er novembre, l’engagé volontaire, promu brigadier, était affecté au dressage hâtif, au « débourrage » des chevaux d’âge, achetés en masse par les commissions militaires, et destinés aux cavaliers de complément que la loi de trois ans envoyait en surcroît dans les régiments.
Il « débourrait » de son mieux ces bêtes encombrantes lorsque, le 10 novembre, pendant que la division manœuvrait sur le Champ de Mars, un officier d’état-major arriva au triple galop, suivi d’un trompette, qui, fébrilement, sonna les quatre appels.
En pleine paix, sans déclaration de guerre, les Allemands, toujours mobilisés à la frontière, avaient envahi la Belgique et le Luxembourg. Huit corps d’armée aux effectifs renforcés se concentraient entre Dinant, Namur, Bruxelles, Audenarde et Courtrai.
Quant au Luxembourg, ce n’était plus qu’un vaste camp retranché où les trains militaires, méthodiquement, sans arrêt, comme un robinet qui coule d’un jet continu, déversaient des régiments, des escadrons superbement encadrés, des batteries aux attelages magnifiques.
C’était bien le plan toujours redouté et sans cesse prédit par ceux qui voyaient clair. Et la Belgique, de même que le Luxembourg, trop petite, mais surtout trop tardivement mise en garde, ne pouvait qu’assister, impuissante, à la violation de sa neutralité.
Une heure plus lard, les quatre régiments de cavalerie, avec leur artillerie volante, s’embarquaient à la gare de Lunévjlle dont les accès étaient gardés par les chasseurs à pied, et partaient pour Arras, point de concentration du 20ème corps…
Notre mobilisation, fut fiévreuse, heurtée, mais plus rapide, cependant que les plus optimistes ne l’auraient cru. Un noble enthousiasme transportait nos réserves, que cette traîtrise prévue enflammait de l’ardeur des héros de « 93 ».
Mais l’Intendance, les Services Médicaux manquaient d’automobiles et de chevaux de trait, destinés aux transports des convois et, dans la plupart des escadrons, on comptait bien un tiers de montures, les trop fameux chevaux d’âge, incapables de charger en ligne.
Robert Chatelus venait d’être désigné avec son escadron pour servir d’escorte à un convoi de vivres venant de Maubeuge et destiné à sa division, cantonnée à l’avant-garde de l’armée, entre Bouchain et Valenciennes.
Ce convoi, composé de vingt camions automobiles et de dix fourgons attelés à des chevaux étiques, cheminait sur la route de Valenciennes.
La pointe avait gagné une crête près de Neuménil lorsque, soudain, un « jalonneur » se rabattit vers le chef :
— Mon capitaine, le maréchal des logis vous signale deux escadrons de ulhans se dirigeant de notre côté, et à moins d’un kilomètre !

***

La route, à cet endroit, faisait une fourche. Tandis que le convoi, ne conservant plus qu’un demi-peloton d’escorte — celui du brigadier Chatelus avec dragons montés sur les chevaux d’âge — filait aussi vite que le lui permettaient les rosses des fourgons, le capitaine envoyait vers Hautmont quinze cavaliers d’avant-garde qui, pied à terre, derrière une muraille, devaient accueillir les Allemands, sur son coup de sifflet, par un feu nourri. Pendant ce temps, lui-même, rangeant en ligne le gros de l’escadron à l’abri d’un pli de terrain, s’apprêtait pour la charge au moment précis.
On laissa passer la pointe allemande, et lorsque le demi-régiment ne fut plus qu’à cinquante mètres des tirailleurs, un coup de sifflet déchira l’air, et le feu de salve crépita… à répétition.
Surprise, bousculades, hennissements, jurons, cris, chevaux qui se cabrent ou qui ruent, piétinements sourds, et soudain, en rafale, les trois pelotons du capitaine, bientôt rejoints par les tirailleurs qui avaient bondi en selle, trouaient la colonne des ulhans qui, embarrassés de leurs lances, n’avaient même pas eu le temps de mettre sabre au clair.
— Des coups de pointe, mes enfants, des coups de pointe ! criaient les officiers. Mais, tandis que les lames françaises s’enfonçaient en éclair dans les poitrines ennemies d’où elles ressortaient luisantes d’un reflet rouge, le commandant prussien ralliait ses cavaliers débandés et chargeait à son tour.
La lance basse, les trois cents uhlans, sur deux rangs, foncèrent contre les dragons armés simplement de la latte, de cette fine lame droite à deux pans creux qui, maniée par un petit Français ayant du cœur au ventre, reste incomparable aussi bien pour la charge que pour la mêlée.
— Attention, mes amis ! avertit le capitaine, baissez la tôle quand ILS arriveront sur vous, n’ayez pas peur de leurs morceaux de bois, parez d’un sec coup de pointe, et foncez ! Ils sont perdus !
Choc formidable, estocades héroïques, mêlée sublime ! Les Prussiens arrivèrent en cyclone, mais nos dragons, bien campés sur leurs selles, avant chaussé à fond les étriers et courbé la tête sur l’encolure, la plupart des coups de lance se perdirent dans le vide ou glissèrent sur les casques polis.
Que pourraient faire, désormais, dans le tourbillon du corps à corps, ces lourds teutons encombrés par leurs immenses bâtons vainement affûtés ?
Car, tandis que leur deuxième rang fourrageait presque autant dans les chevaux cabrés du premier que dans les poitrines ardentes de nos dragons, ceux-ci, maîtres du terrain par la toute-puissance de leurs lattes agiles, pointaient sans arrêts dans les tuniques bleues ou dans la gorge des pur-sang qui s’effondraient.
Ah oui ! seule, l’arme blanche est souveraine ! Et c’est pourquoi, de nouveau, les Allemands se rallièrent pour, le sabre à la main cette lois, charger quatre contre un, les petits dragons français.
Tous nos admirables conscrits savaient qu’ils allaient mourir. Aussi mouraient-ils bravement, simplement, comme des hommes au cœur vaillant ; mais si les meilleurs avaient déjà mordu la poussière, une centaine de ulhans gisaient sous leurs chevaux qui les écrasaient de leur poids ou les assommaient de leurs sabots ferrés.
Hélas ! les autres, un escadron tout entier, galopaient déjà derrière le convoi.
Le lieutenant fit la part du feu et les camions automobiles prirent la quatrième vitesse. Restaient les fourgons qui, trainés par des chevaux, auraient peut-être pu fuir, si ces chevaux n’avaient pas été si lents ou si vieux. Ceux-là, ils étaient à jamais perdus, mais on pouvait les utiliser encore… pour la défense.

***

Se croyant victime de son imagination surexcitée par le combat et la fuite, Robert Chatelus avait cru reconnaître une vieille jument alezane qui, attelée à la voiture de tête, avec un rouan poussif, trottinait péniblement et empêchait ainsi l’évasion. Mais comment, grâce à quel miracle, parmi les cent mille chevaux de l’armée française, étaient-ce précisément la jument et le bidet de son enfance qu’il retrouvait là sur le champ de bataille ?…
Pure illusion, évidemment !… Et cependant oui, c’était bien elle, la vieille alezane vairone de Vallières, avec son étoile en tête et les balzanes de ses paturons. Et c’était bien lui, également, le rouan poussif dont les flancs malades se soulevaient et s’abaissaient comme un soufflet de forge ! Mais le jeune brigadier n’eut pas le temps de philosopher, car déjà l’officier avait ordonné la halte, fait ranger les chevaux au centre des fourgons formés en demi-cercle, et commandé le combat à pied, derrière cet abri de fortune, à sa trentaine de dragons, conducteurs ou voituriers.
La charge des Allemands n’était plus qu’à cent mètres.
Comme de la toile qu’on déchire, les détonations des carabines crépitèrent ; cinq cavaliers vidèrent les arçons. Mais les autres, les cent cinquante autres ? Supérieurement montés, ils n’en galopaient que plus vite ! Une nouvelle salve, et dix chevaux roulèrent sur le sol en écrasant leurs cavaliers. Mais les autres, les cent quarante autres ?
Il en tomba huit encore, puis deux, trois, cinq, douze, car les trente Français, bien embusqués derrière les fourgons, tiraient à coup sûr ; mais les Allemands cernant maintenant le convoi ne se laissaient pas décimer sans riposter. Bientôt ils pénétrèrent dans la demi-lune et ce fut un massacre entre les roues et sous les pieds des chevaux. Le lieutenant gisait, la tête fendue par un coup de sabre ; le maréchal des logis avait été cloué à son fourgon par une lance, et Robert restait seul avec deux hommes pour annoncer au général la nouvelle de l’anéantissement de son escadron.
— À cheval ! conseilla-t-il, sur les meilleurs, et au galop !
Se glissant à travers les cadavres et les voitures dont les trotteurs blessés, eux aussi, s’étaient écroulés, les trois dragons se trouvèrent en selle et bondissaient sur la route. Non, ils ne bondissaient pas, ils volaient… Autant du moins qu’ils pouvaient voler sur des chevaux de seize à dix-huit ans !
Car ces braves bêtes, comme si elles devinaient quel rôle sauveur leurs cavaliers leur avaient confié, retrouvèrent par miracle la vigueur et la vélocité de leurs plus beaux jours. Mais pouvaient-elles longtemps soutenir ce train d’enfer ? Sans arrêt, les trois dragons leur labouraient les flancs de leurs éperons ensanglantés, et sous les sabots ferrés, les silex de la route lançaient des gerbes de feu.
Hélas ! la bonne volonté des vieillards et des malades peut leur donner un sursaut d’énergie, une illusion de vigueur, mais elle ne supplée jamais la force vibrante de la jeunesse. Car bientôt derrière les trois dragons, le bruit d’un infernal galop se rapprochait, se rapprochait, et sur les croupes de leurs bêtes épuisées, des naseaux frémissants mais, pleins de feu soufflaient une haleine qui brûlait.
Robert tenait la tête du trio de centaures. Soudain, derrière lui, il entendit un cheval s’effondrer comme une masse et projeter en avant son infortuné soldat. Entraînés par le vertige de leur galop, deux uhlans culbutèrent sur l’époumoné en sacrant, cependant que leurs lances tendues se brisaient sur le sol avec un bruit sec.
Qu’importait ? Derrière les deux Français dont les vieux chevaux renâclaient déjà et semblaient à bout de souffle, cinq, dix, vingt uhlans, montés sur des bêtes de choix, précipitaient leur foudroyant essor.

***

… Si Robert avait troué d’un coup de pointe le gosier d’un lieutenant, qui, monté sur un magnifique coursier zain, chargeait à sa droite, lui-même, le flanc traversé par la lance du cavalier de gauche, chevauchant un bai cerise, vomissait du sang noir… Il restait cependant encore en selle, les deux mains crispées sur le pommeau.
… On dit que ceux qui vont mourir revoient en un kaléidoscope vertigineux, avec une effrayante précision, toute leur jeunesse, toute leur vie…
Avant de tomber, l’enfant évoqua ses vieux parents, le village de Vallières, les poulains de la ferme, la foire de Felletin… et Schumacker, le maquignon prussien… Puis son œil se révulsa. Mon Dieu ! était-ce une illusion !
Ces deux chevaux, le zain et le bai cerise, qui l’avaient chargé si vite et qui, les naseaux en feu, galopaient encore à ses côtés, c’étaient… non, il se trompait encore, il restait victime de son cauchemar d’agonisant… Non, il ne reconnaissait pas le Lutin… non, il ne reconnaissait pas le Rougeaud… et pourtant !
… Maintenant, il avait lâché les rênes, et pendant que sa vieille monture, folle de terreur, fonçait à vide, les cavaliers prussiens, bien en selle sur les meilleurs des demi-sang de France, sabraient au passage notre dernier dragon, dont le cheval, sans force, venait de s’écrouler…


Camille Audigier, « Les chevaux de guerre » in Touche à tout n° 8, 6ème année, Août 1913.

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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