Le voyage dans la lune, Gaston Picard (1930)

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M. Lambre se faisait les ongles, quand on frappa.

— Entrez ! dit le directeur de la société connue sous le nom : « Les grandes recherches interplanétaires ».

Un jeune homme parut. Un moins de trente ans, mais sans morgue, qui portait un visage timide, des yeux effarés et dont la barbe en forme de forêt – la forêt noire – dissimulait mal son trouble.

— Vous avez à me parler ? demanda M. Lambre à son chef de service.

— Non, répondit l’arrivant, qui se reprit, s’écriant : — Si, si !

— Vous avez encore fait une bêtise ?

— Pas absolument. Je…

— Quoi ? Décidez-vous.

— Je vais me marier.

Le directeur se leva. Le chef de service crut que c’était pour mieux le féliciter. Car André Rochambelle attendait des compliments. Il lui avait fallu tant d’efforts, pour oser se déclarer à la jeune fille qui serait sa femme, qu’il se croyait tous les droits à des bravos. Du coup, il se redressa. Il cessait pour une seconde d’être le timide-type. Il sourit, dans l’attente des vœux que M. Lambre ne manquerait pas de formuler.

— Vous êtes fou ! s’écria M. Lambre.

Fou ?… André Rochambelle acceptait le qualificatif… Fou, en effet, de prétendre à faire le bonheur d’une femme. Fou de vouloir se marier, comme tout le monde, sans souci d’une timidité qui eût gagné à ne pas se nuancer d’une audace dont le premier informé, M. Lambre, mesurait l’étendue ! Il écouta donc son directeur avec contrition.

— Le voyage Paris-la Lune est imminent, disait M. Lambre. Avant quelques années une machine volante ira porter le salut des Terriens à Tânit. Cette semaine même, nous commençons à lancer un projet par voie de tracts, conférences, etc. Je comptais sur vous, Monsieur le chef de service, pour la diffusion de notre propagande. Et vous venez me dire que vous plantez là la maison ?

Les reproches de M. Lambre, pour n’être pas ceux qu’il avait supposés, n’en accrurent pas moins la timidité d’André Rochambelle. Il tenta pourtant cette défense :

— Mais je reste attaché aux « Grands recherches interplanétaires ».

— Vous ne vous marierez pas sans prendre un congé, je gage.

— C’est vrai. Je présenterai Mme André Rochambelle à ma vieille mère.

— Et votre vieille mère demeure ?

— Dans le Nord, à deux kilomètres de Douai, hameau d’Arcey-la-Lys, lieudit Somme-le-Pyou.

— Voilà qui est beaucoup plus loin que la Lune ! s’écria M. Lambre.

Et se rasseyant il ajouta, sans transition :

— Elle est jolie ?

— Maman n’est plus jeune, s’excusa le chef de service.

— Je vous parle de votre fiancée, observa le directeur. Ne répondez pas, au fait. Vous ne pourriez dire le contraire, de toute façon. Vous l’aimez, et cela suffirait à cacher le pire. Parfaitement, le pire ! Ne faut-il pas que votre fiancée soit aveugle pour donner sa main au timide que vous êtes ! Vous avez la tremblote, votre barbe, ma parole, fonce, épaissit, et vous annoncez votre mariage comme on fait part d’un accident… Il suffit. Je vous octroie votre congé. Mariez-vous. Je m’arrangerai avec nos employés. Notamment Mlle Berthe, la dactylographe, qui n’est pas sotte, assurera le service des tracts. Ah ! vous passerez à la caisse. Je vous alloue une prime de cinq cents francs : ce sera pour la corbeille de noces. Ne me remerciez pas et filez… On frappe ? Entrez ! Bonjour Mademoiselle Berthe. Asseyez-vous et tendez l’oreille. Nous allons avoir du travail. M. Rochambelle se marie. Il nous quitte, le temps de mettre au point ce petit événement. Eh bien ! Rochambelle, quand vous resterez là à bailler aux étoiles !

Le chef de service se retira, avec un geste qui signifiait qu’il aurait dit quelque chose, n’était la soudaine éloquence de M. Lambre. Car M. Lambre parlait d’abondance lorsqu’il ne se limitait pas à une de ces songeries, d’espèce céleste, que l’entrée d’André Rochambelle avait interrompue un moment plus tôt. C’était ainsi que renonçant à reprendre la mise en état de ses ongles il faisait, à Mlle Berthe — l’avenante, la charmante Mlle Berthe, — l’apologie d’un avenir où les déplacements et villégiatures s’étendraient jusqu’au septième ciel :

— Vous n’êtes pas sans comprendre, vous, mademoiselle, toute la force d’une science qui aboutira à la formation des États-Unis de la Terre et des Cieux.

Excellente préparation aux conférences des « Grandes recherches interplanétaires ». Mais Mlle Berthe sans craindre d’interrompre l’orateur :

— Monsieur, dit-elle, je me marie et je viens vous informer que je prendrai un congé de huit jours.

M. Lambre, qui planait, redescendit sur la Terre. Il allait s’écrier : « Vous aussi ! » Mais il n’en fit rien. Il comprit tout de suite… Il compris ce que vous, lecteur, vous comprenez. Non ? Vous n’établissez pas le rapprochement qui s’imposa à l’esprit de M. Lambre ? Voici en tout comment les choses se passèrent. Le directeur sonna. Le chef de service apparut, — plus timide que jamais.

— Mon ami, lui dit M. Lambre, il y a dix minutes, vous me faisiez part de votre mariage. À l’instant même Mlle Berthe m’informe du sien. Congé ici, congé là. Impossible. Il est nécessaire que l’un de vous deux remette au retour de l’autre son mariage. Soyez galant. Effacez-vous quoique ayant été le premier à m’informer, au bénéfice de Mlle Berthe.

— Je… j’ai… balbutia André Rochambelle.

— Vous acceptez ? Bien. Mademoiselle Berthe, vous pouvez vous retirer dès maintenant. Ah ! J’oubliais, vous passerez à la caisse. Les « Grandes recherches interplanétaires » en seront pour un second billet de cinq cents francs. Là-dessus mon cher Rochambelle, au travail !

Mlle Berthe souriait, ma foi, d’un très gentil sourire. Mais le chef de service — lequel lui jetait un regard désespéré — menaçait quasi de s’évanouir.

— Vous paraissez fatigué, Rochambelle, dit M. Lambre. Un petit vent du Nord, tenez. Je vous octroie ni plus ni moins qu’à notre dactylographe le congé que vous souhaitez.

— Ah ! Monsieur, merci !

— Dites donc, personne ne vous a donné Mademoiselle Berthe ! Qu’avez-vous à lui prendre les mains ?

— Nous sommes fiancés, dit enfin André Rochambelle.

Le sourire de Mlle Berthe se mua en un rire éclatant. M. Lambre rit de même, et avec une supériorité atténuée de bonhomie :

— Parbleu ! s’exclama-t-il, vous n’alliez pas faire l’injure à cette aimable jeune fille de chercher le bonheur au dehors quand vous aviez celui-ci dans le bureau des « Grandes recherches interplanétaires ». Et comment ne l’aurais-je pas deviné ? Au revoir, mes enfants, et bon voyage dans la Lune, — dans la lune de miel.

*

*         *

Gaston Picard, « Le voyage dans la lune », L’Écho de Paris, nº 18623, 13 octobre 1930

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

2 commenaires sur “ Le voyage dans la lune, Gaston Picard (1930)

  1. Si « faire le bonheur d’une femme » était encore de la science-fiction, cantonner les femmes dans le rôle subalterne de « dactylographe », c’est du proto-rétro-futurisme !

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