Dans trois cents ans — Pierre Mille (2)

Categories Les feuilletons d’ArchéoSF

Suite de la nouvelle de Pierre Mille. Première partie à retrouver ici.

2.

Henny, pour regagner sa demeure, longea les fortifications du bourg. Tous les villages, maintenant, était fortifiés, d’une façon rudimentaire, mais qui les rendait capables de résister à un coup de main pratiqué par des cavaliers, ce qui, par bonheur, était le cas le plus souvent. Mais ces villages, qui avaient diminué de nombre, étaient d’autre part plus populeux qu’auparavant, les plus petits, les moins susceptibles par leur position de résister à une attaque, ayant été abandonnés. Voilà comment Cheuzi, qui ne comptait pas cinq cents habitants à l’époque de la civilisation, en avait maintenant plus de quinze cents. Au confluent de deux rivières, dont le cours le protégeait du nord-ouest au nord-est, ouverte seulement au sud, c’était devenu une petite cité ramassée sur elle-même, toute tassée, pas plus étendue en superficie qu’autrefois, faite de petites rues étroites et tortueuses, avec des maisons à deux ou trois étages ; mais on réservait derrière chacune d’elles, autant que possible, une cour intérieure où l’on parquait les animaux, les instruments de culture, les récoltes engrangées. Quelques habitations des temps anciens subsistaient, surtout quand elles étaient fort antérieures à l’époque du Grand Fléau, remontant au XVIIe ou au XVIIIe siècle ; mais les constructions économiques d’une date postérieure s’étaient effondrées. On en avait, à leur place, édifié de nouvelles, que l’impéritie même des bâtisseurs avait rendues plus massives. Elles avaient des volets de bois plein, percés d’ouvertures pour laisser passer la lumière, sans vitres, car ces paysans ne pouvaient plus se procurer de verre, en considéraient même les fragments comme une matière précieuse, qui servait à l’ornement. Enfin la coutume commençait à s’introduire d’y remplacer l’escalier par une échelle qu’on pouvait retirer, de façon à s’opposer plus efficacement à un assaut en se réfugiant à l’étage supérieur, où l’on entassait des denrées, et le plus qu’il se pouvait du produit des moissons.
Henny s’arrêta chez Pafot, son plus proche voisin : il avait besoin d’un coup de main pour la réparation de sa porcherie. La coutume de l’entr’aide bénévole s’était peu à peu introduite, par nécessité, chez les Champiards :  sauf quelques indispensables artisans, forgerons, tisserands, potiers, il n’y avait plus d’ouvriers de métier, chacun ne pouvant tirer sa nourriture que du travail de la terre, ce qui du reste encourageait le père de famille à multiplier le nombre de ses enfants pour profiter de leurs bras. Encore, aux tisserands fallait-il fournir le chanvre ou la laine, tout filés, aux potiers charroyer la glaise. La division du travail est chose des villes. À aucune époque elle ne s’était fermement établie dans les campagnes. Depuis la grande crise, elle en avait entièrement disparu.
Pafot, qui jadis se fut appelé Parfond, répondit à Henny qu’il rentrait ses foins, mais que, dès le lendemain, il lui enverrait « un prisonnier ». On donnait ce nom à une catégorie d’habitants devenus pratiquement les esclaves de la communauté : captifs faits au cours des combats que si souvent le village était obligé de soutenir. Ils étaient employés à des travaux d’intérêt général, ou bien prêtés à des Champiards. Un assez grand nombre d’entre eux étaient Russes, Allemands, même Chinois. Mais si, par une chance assez fréquente, il arrivait qu’une fille de Cheuzi leur accordât ses faveurs, les enfants qu’ils engendraient naissaient libres, tant la conception du véritable esclavage avait disparu des mœurs. C’était là une des rares traditions qu’eussent gardées les Champiards, sans même s’en douter, de l’époque à jamais abolie où l’on estimait qu’en aucun cas un homme ne peut devenir la propriété d’un autre homme. Mais graduellement ces alliances modifiaient le type de la race, en même temps qu’elles précipitaient la déformation du langage. Il n’était pas rare que les Cheuziens eussent à cette heure les yeux bridés, les pommettes saillantes, le visage plus ou moins triangulaire. Cette évolution du type s’était accentuée après le sac de Cheuzi, deux générations auparavant, quand le bourg avait été pris par les Voleurs de de Ville : beaucoup d’hommes alors avaient été tués, presque toutes les femmes violées par les mercenaires chinois des révolutionnaires. Cependant, chose singulière, ces gens d’une race nouvelle continuaient de se dire Français : l’idée que le pays, un pays dont ils ignoraient pourtant les limites et la configuration, était à eux, rien qu’à eux, demeurait dans leur esprit, obscure mais profonde, indéracinable. Ils étaient les gens de France.

À suivre…

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Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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