Gustave Thévenet — Conte préhistorique (1904)

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Un conte préhistorique un peu… décalé.

Gustave Thévenet
« Conte préhistorique »
in Le Supplément, grand journal littéraire illustré,
1er novembre 1904

 

Rien de nouveau.

Il y a de cela des milliers et des milliers d’années. Quarante mille, cinquante mille, peut-être.

Mettons cent mille et n’en parlons plus. L’âge tertiaire venait de prendre fin, mettant un terme au règne farouche des mammifères, reptiles et oiseaux les plus grands et les plus fantastiques qu’ait vu sortir de son sein le chaos des premiers jours de la Terre.

Les dinothériums ne foulaient plus le sol primitif de notre planète, dont ils avaient longtemps partagé la royauté avec les grands sauriens, ichtyosaures, mégalosaures, atlautosaures et autres « saures » ; les ptérodactyles et autres archéoptéryx n’agitaient plus l’atmosphère de leurs larges ailes membraneuses…

Par contre, l’ours spelaeus, le rhinocéro iychoriaus, le cerf géant, venaient de faire leur apparition dans le décor féérique d’une terre jeune et forte, à végétation puissante et quasi invraisemblable…

La période pliocène de l’âge quaternaire venait de commencer, et avec elle le premier couple humain reconnu par la paléontologie, cette Bible des vieux Mirontons scientifiques.

Ah ! certes, ce couple n’avait pas la beauté ni cette noblesse d’allures de celui représenté par Adam et Eve dans l’Histoire sainte et célébré par le pinceau des peintres fameux de toutes les époques et de tous les pays, et comme entouré d’un nimbe un peu tendre et mystérieux.

Et la femelle de mon couple, pour n’avoir pas la beauté de l’Eve classique, ni une grande finesse d’attaches, ni des cheveux d’or flottant sur les épaules et piqués ça et là de joailleries en art nouveau, ne formait pas moins un ensemble très appétissant, très confortable, si l’on peut dire, et fort apprécié, sans doute, de son primitif de mari, un bougre qui, lui, pour n’avoir pas l’élégance de figurine de mode de M. de Montesquiou, n’en avait pas moins belle prestance, avec sa poitrine velue, ses pectoraux larges comme des boucliers, sa fauve tignasse ébouriffée et ses biceps solides, ses poings capables d’assommer un auroch.

Et, tels quels, premiers d’une race qui vît naître nos premiers ancêtres et fut contemporaine du mammouth et de l’hipparion, ils vivaient dans une caverne taillée d’un coup de foudre dans un roc granitique.

Lui allant à la chasse ; elle, préparant la cuisine, ainsi qu’il sied à une bonne femme d’intérieur.

Bien entendu, chasser, pêcher et cuisiner, ne constituant pas absolument pour un ménage des occupations suffisantes pour tuer le temps, et le souci des lendemains modernes constitué par la date proche terme à payer à M. Vautour ou au « Cloporte » son hargneux exécuteur des hautes œuvres, n’existant pas en cet âge heureux, il est presque superflu d’ajouter que le couple en question, faute de distraction plus nouvelle, égrenait de longues heures à s’aimer.

Lequel des deux avait initié l’autre ? Peu importe !

Du reste, ce n’est pas l’heure de perdre mon temps à discuter le pourquoi de la conviction que j’ai depuis longtemps à ce sujet, à savoir que ce fut la femme qui, plus vicieuse, plus curieuse, voulut savoir le pourquoi de telle ou telle différence anatomique existant entre elle et son homme, et à quoi pouvait bien être utilisée cette différence réellement… saillante, si j’ose ainsi dire !

Mais là n’est pas la question.

Qu’ils coulassent des jours tissus d’or et de soie, comme on dit dans les vieux romans, tout cela est hors de doute ; et notre ancêtre mâle n’avait, certes, à se plaindre de rien.

Huîtres à foison ; gibier varié à gogo ; amour en veux-tu en voilà ; bon lit de peaux d’ours, et pas de probloque. Le rêve, quoi !

Un jour, cependant, un nuage passa dans l’azur de son ciel ; un souci vint effleurer sa conscience paisible d’homme à peine dégagé de la chrysalide primordiale…

Depuis quelques jours, sa moitié paraissait inquiète, agitée, nerveuse, sans qu’il s’expliquât pourquoi, car en cet âge béni on ignorait et Stendhal et M. Bourget, et la psychologie, en l’art de couper les cheveux en quatre, art fameux dans les romans mondains à l’usage des belles madames aux adultères élégants.

Une nuit même, elle découcha ! Oui monsieur ! Le soir venu elle ne réintégra pas la caverne maritale, la peau d’ours conjugale et ne rentra que fort tard dans la nuit.

L’homme commença à s’inquiéter. Pourtant il ne dit rien.

Deux jours après, autre absence : cette fois, elle ne rentra pas. L’homme ne dit encore rien, mais il observa seulement que sa femme soudain avait pour lui d’inaccoutumées et inexplicables douceurs hypocrites.

Le sens de cette façon d’agir naturellement lui échappa, car en cet âge trois fois béni on ignorait Stendhal et M. Bourget etc. (Voir ci-dessus).

Tout de même, un beau soir, à bout de patience, il voulut savoir où pouvait bien passer ses nuits sa légitime, qui lui rentrait à l’aube, fourbue, vannée…

Et ayant suivi sa trace, il arriva à une clairière enclairdelunisée où un bruit bien connu de soupirs d’amour l’arrêta net…

Il écarta quelques fougères et observa avec un étonnement sans borne, ceci :

Sa chère et naïve petite femme et un grand singe anthropomorphe allongés sur un lit de mousse en train de…

Parfaitement, madame !

Et si l’homme, ahuri et incompréhensif encore, ne beugla pas dans la nuit :

― Je suis cocu ! salement cocu !

C’est qu’à cette époque (il a de cela quarante ou cinquante mille ans, mettons cent mille et n’en parlons plus), le mot n’existait pas encore.

 

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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