Jacques Boucher de Crèvecoeur dit Boucher de Perthes — Mademoiselle de la Choupillière, (1832)

Categories Les textes courts d’ArchéoSF

Jacques Boucher de Crèvecoeur dit Boucher de Perthes
« Mademoiselle de la Choupillière »
in Nouvelles, 1832

 

Dans une très grande et très belle ville, où l’on comptait, outre six mille habitants, un sous-préfet, un président, un procureur du roi, un lieutenant de gendarmerie, enfin tout ce qui pouvait en faire l’utilité et l’agrément, existait un petit monsieur frisé, rasé, brossé, et de l’espèce de ceux qui, dans la capitale comme ailleurs, se retournent tout d’une pièce, de peur de déranger l’économie de leur cravate. Créature d’invention nouvelle, portant corset et formant le medium entre l’homme et la femme, M. le baron Léon de Saint-Marcel, riche de 26 ans, d’une jolie figure et de trente mille livres de rente, jouant les jeux de société, chantant passablement la romance, avait tout ce qui constitue un grand homme dans la très belle ville de B… Aussi y était-il le favori de toutes les mamans ayant des demoiselles à marier, et le point de mire de chaque fille ou veuve qui voulaient un mari. Il ne se donnait pas un dîner prié, un bal, un thé, un goûter, une fête au bois, une course en char-à-bancs, dont il ne fût partie obligée.

M. le baron était donc l’homme le plus occupé de l’arrondissement : toilette le matin, toilette à midi, toilette le soir, visites à recevoir, visites à rendre, il n’avait pas une heure à lui. S’il lui restait par hasard quelques minutes, elles suffisaient à peine pour lire le journal des modes ou faire des réponses tendres ou polies ; ce qui lui coûtait toujours, car il avait besoin de consulter fréquemment le dictionnaire, tant pour la pensée que pour le style. Sorti jeune du collège, il avait fait bien juste sa quatrième, où l’on n’apprend pas l’orthographe. Il n’était donc point un savant ; il n’était pas non plus un homme d’esprit : ce qui lui importait peu, puisqu’il croyait être l’un et l’autre, et que, les trois quarts de la ville le croyant aussi, il jouissait de tous les agréments de la science et de l’esprit, sans en éprouver l’embarras.

M. Léon avait allumé, parmi les jeunes personnes du lieu, ainsi que nous l’avons fait entendre, des passions profondes. Mais comme les demoiselles de nos jours ont généralement des vues sages et mathématiques, l’incendie avait pour premier aliment les trente mille livres de rente de M. le baron, qui aurait probablement fait tourner dix fois moins de têtes si le total de son revenu eût été moindre d’un chiffre. Il ne faut pas en conclure que c’était l’amour de l’argent qui faisait battre le cœur de ces dames, non ; on pense plus noblement dans la ville de B… ; d’ailleurs, aimer un homme riche n’est pas aimer précisément l’or qui est dans son coffre ; on aime le propriétaire, parce qu’il est entouré de tout le prestige qui fait paraître aimable : de beaux habits, de beaux bijoux, de beaux meubles ; s’il n’a rien de tout cela, on sait qu’il peut l’avoir ou qu’or l’aura pour lui, ce qui revient au même. Voilà pourquoi, dans tous les pays civilisés, les futurs les plus riches sont véritablement les plus beaux.

M. de Saint-Marcel, pour des raisons morales ou politiques, n’avait point cédé aux séductions de ses compatriotes. Quoiqu’elles fussent généralement fort bien, il était resté le maître de son cœur ; une seule femme avait fait quelque impression : c’était Mademoiselle Louise D…, sa cousine jeune personne charmante qui avait conçu pour lui un sentiment qui semblaient autoriser les projets des deux familles. Aussi bonne que belle elle possédait justement ce qui manquait au baron, de l’esprit et de l’instruction ; mais la fortune de son père ayant successivement été réduite par des événements imprévus, la passion de M. de Saint-Marcel avait diminué dans la même proportion, et, à l’époque dont nous parlons, elle était tombée presque à zéro. En vain sa mère en mourant lui avait fait promettre de contracter cet hymen, il ne cherchait plus qu’un prétexte honnête pour le rompre.

Il crut un jour l’avoir trouvé. À la suite d’un bal où Louise avait dansé avec un officier de la garnison, il prétendit qu’elle avait une intrigue avec ce militaire.

Ainsi diffamée par l’homme qui était l’oracle de la société, la malheureuse orpheline se vit bientôt repoussée par toutes les mères, toutes les filles, pour qui naguère elle était un objet d’envie. Son désespoir fut affreux ; l’ingrat lui était cher encore, elle tomba malade ; et, au lieu de la plaindre, son bon cousin dit qu’elle jouait la comédie : elle la jouait bien, car elle mourut.

Les petites gens qui ne calculent rien et qui se marient comme des brutes, par le sentiment de la simple nature, blâmèrent fort notre charmant Léon ; ils le traitèrent d’homme dur et sans cœur. Mais les personnes comme il faut, c’est-à-dire les gens ayant des rentes, approuvèrent l’énergie qu’il avait montrée ; et l’innocente victime, morte de douleur, fut citée comme un exemple de la justice divine, qui se prononce toujours contre les filles qui dansent avec des militaires sans fortune.

Débarrassées d’une concurrente redoutable, les demoiselles redoublèrent d’œillades et d’agaceries. Malheureusement, dans l’arrondissement de B…, les plus grands propriétaires, hors M. le baron, n’avaient pas plus de cent mille écus de capital : c’est sans doute un fort bel avoir en province ; mais, s’il se trouvait quelque jolie fille dont les père et mère fussent ainsi pourvus, elle avait des petites sœurs, des petits frères, marmaille insupportable pour un beau-fils ; ou bien s’il n’y avait que peu ou point de cohéritiers, les grands parents étaient jeunes et ne paraissaient nullement disposés à faire de longtemps plaisir à leur gendre.

M. Léon n’avait donc pu fixer l’irrésolution de ses vœux ; il se contentait de ceux de tous les cœurs, sans en exaucer aucun, ce qui lui valait cette continuation de politesse, sourires, dîners, compliments, serrements de main, et même de billets doux, car quelques personnes sensibles, qui n’avaient en dot que leur vertu, s’étaient aventurées jusque là.

À cette époque on vit arriver dans la superbe ville de B… un monsieur de la Choupillière, ancien émigré, ancien fournisseur, ancien député, ancien préfet, ancien chambellan, ancien gentilhomme de la chambre, pour l’instant simple mécontent, mais toujours comte et riche à million.

Tout le monde savait ce que M. le comte avait été, et personne ne comprenait rien à M. le comte. C’était un homme qui ne ressemblait à aucun autre ; il avait absolument l’air de l’homme-machine : ses gestes étaient réglés, compassés, comme ceux d’une pendule, ou ceux d’un acteur dressé par tel professeur à l’école royale de déclamation. Toujours à l’heure, à la minute, nul ne le faisait dévier de son chemin ou de ses habitudes, et si par hasard il faisait un faux-pas, on aurait pu croire que c’était à l’endroit où il voulait le faire ; il était souvent fort silencieux, et pour rien au monde on ne lui aurait fait desserrer les lèvres ; mais, lorsqu’il avait commencé à parler, il fallait qu’il continuât tout le temps qu’il semblait avoir déterminé d’avance ; et, nonobstant les interruptions, les incidents, voire même quelquefois le départ de l’auditeur, il parlait encore. Ses mouvements étaient carrés, à angle droit, et comme à ressort, et ses périodes semblaient conduites par le même principe. Sa voix, soit à force d’avoir parlé comme député, annoncé comme chambellan, crié comme mécontent, ou juré fidélité comme préfet, était justement aussi sonore que le rouage d’un tourne-broche.

M. le comte était veuf ; il avait une fille unique absolument sur le même modèle que son père, ce qui n’arrive pas souvent, mais ce qui pourtant devrait être toujours, pour la facilité des reconnaissances de famille et la commodité des généalogistes.

Mademoiselle Colombe semblait au premier coup d’œil la contre-vérité de son nom. Rien dans son physique ne rappelait une colombe. Quant au moral, c’est ce que nous ne pouvons dire ; mais, toute ressemblance à part, mademoiselle de la Choupillière n’en était pas moins jolie et très jolie, surtout à la lumière ; car, des yeux un peu cernés, un teint un peu lustré, signe certain auquel on peut reconnaître les dames du grand monde, et l’usage des longs spectacles, valses, galopades, enfin de toutes les récréations nocturnes, nuisaient un peu à l’effet général. Cependant les beaux cheveux de l’héritière, ses dents perlées, son front, son cou, son bras, sa main plus blancs que l’albâtre, sa taille de nymphe, son pied le plus petit du monde, faisaient bientôt oublier ce qui manquait à la fraîcheur de son coloris ; si la nature n’était pas là, du moins était-ce l’art porté à toute sa perfection.

L’esprit de mademoiselle de la Choupillière, et l’on disait qu’elle en avait beaucoup, était absolument du genre de sa figure ; tout paraissait sortir de la main du même acteur. Quand elle parlait, on croyait lire un livre correctement écrit ; quand elle chantait, l’oreille était remplie agréablement, mais c’était le chant d’un orgue de Barbarie ; on aurait désiré moins de précision et plus d’âme. Sa danse était analogue, c’était la traduction élégante des sauts et des bonds du père ; en un mot, l’ensemble de sa personne semblait le travail achevé dont monsieur le comte était l’ébauche.

L’arrivée de monsieur de la Choupillière, qui avait loué une fort belle habitation dans les environs, fut, comme on le pense, un grand sujet de conversation. Toutes les mères, en apprenant qu’il était riche et qu’il avait une fille, frémirent ; et ce fut bien pis quand on eut vu la demoiselle et que ses charmes furent encore relevés par un magnifique équipage, d’élégants laquais et un superbe chasseur.

Par une circonstance étrange, cette suite tenait de la nature du maître et de la maîtresse ; les chevaux comme les valets avaient quelque chose de raide, de saccadé qui frappait d’abord. Quoi qu’il en soit, comme tout était admirablement bien choisi, bien tenu, d’une régularité parfaite, l’œil se faisait sans peine à cette bizarrerie qu’on attribuait à l’origine anglaise d’une partie du personnel et du matériel, et au séjour assez long que la famille avait fait dans les Îles Britanniques. En effet, Anglais, Anglaises, chevaux, chiens, mulets, tout ce qui vient de ce pays a une apparence mécanique, un caractère anguleux qu’on n’a pas ailleurs. D’où cela provient- il ? Est-ce du climat, des habitudes, du charbon de terre, du porter ou du plumpudding ? Les chimistes, les anatomistes et physiologistes en décideront.

Quand M. de la Choupillière fut installé dans son château, qu’il eut fait ses visites aux autorités, aux principales familles, et envoyé des cartes aux autres, il voulut célébrer son arrivée par une fête. On invita toute la bonne société de la ville, et M. le baron Léon ne fut pas oublié.

Avant même qu’il ne connût la jeune personne, déjà son titre d’héritière l’avait séduit ; dès qu’il l’aperçut, ce fut, ainsi qu’on devait s’y attendre, un véritable coup de sympathie. Jamais, depuis Pyrame et Thisbé, Pétrarque et Laure, l’ancienne et la nouvelle Héloïse, passion plus violente n’embrasa un cœur ; et, quand on déploya la superbe argenterie et qu’il entendit la propriétaire chanter, quand il la vit danser et qu’il put se convaincre que les brillants dont elle était couverte n’étaient pas du stras, que n’éprouva-t-il pas ? Son sein battait aussi violemment que s’il eût soutenu une course au Champ-de-Mars contre le cheval Phénix ou la jument Atalante. Aussi fut-il tout soin et attention pour l’aimable fille ; il manifesta son admiration au père qui, avec un sourire qu’on aurait cru fait à la serpe, lui répondit : « C’est le portrait de feue sa mère. »

M. de Saint-Marcel, occupé de sa nouvelle passion, avait fort négligé pendant la soirée ses anciennes connaissances ; il n’avait pas même parlé à mademoiselle O… qu’il faisait danser régulièrement à tous les bals depuis dix ans, de façon que le lendemain ce ne fut qu’un cri contre lui.

Les jeunes gens excités par les mamans, et peut-être naturellement tapageurs dans la ville de B…, convinrent de lui chercher querelle. Ils étaient d’autant plus disposés à le faire que le beau Léon venait d’être privé de son plus ferme appui, de son bras droit, pour ainsi dire. C’est une circonstance qu’il ne sera pas inutile de faire connaître.

Notre baron, d’ailleurs très habile à l’épée comme au pistolet, n’aimait cependant point à se battre, parce qu’il avait remarqué qu’on n’y gagnait jamais rien, soit qu’on tuât, soit qu’on fût tué. Pour jouir cependant du plaisir de l’impertinence et en même temps n’avoir à en subir les conséquences que le plus rarement possible, il avait pour témoin, en toute rencontre, une espèce de coupe-jarret, ferrailleur de profession, et la terreur des bonnes gens à dix lieues à la ronde. On ne pouvait pas chercher querelle à M. le baron sans avoir à répondre à M. le capitaine Lapierre, nom du spadassin, bête aussi méchante que venimeuse, et qui avait déjà assassiné maint et maint fils de famille. Du reste, nul ne savait de quel régiment sortait M. le capitaine ; l’on disait tout bas que c’était un ancien maître d’armes, chassé de la capitale pour ses hauts faits, et qu’il ne comptait de campagnes que dans les chiourmes.

Il avait activement aidé par ses mauvais propos à perdre l’infortunée D.., et empêché, par l’effroi qu’il inspirait, qu’on ne défendît sa mémoire ; le jeune lieutenant, cause innocente de la calomnie, ayant voulu la démentir, avait été appelé en duel et tué par ledit quidam.

Cependant cet homme redouté se trouvait pour l’instant hors de combat.

M. le capitaine avait l’habitude de se rendre chaque soir dans l’unique café du lieu, buvant et jouant aux dépens des flatteurs ; car, par peur ou autrement, chacun a les siens. En entrant, il plaçait toujours son chapeau sur une table où nul ne s’avisait de le déranger, sous peine d’une explication immédiate, à la suite de laquelle il fallait replacer respectueusement le chapeau où on l’avait pris, ou bien accepter un rendez-vous pour le lendemain ; rencontre dont qui que ce soit ne se souciait, bien convaincu qu’il n’y avait à gagner ni honneur ni profit.

Un soir, que le terrible Lapierre et son redoutable couvre-chef étaient à leur place accoutumée, entre un étranger qui, ne voyant qu’une table vacante, en ôte le chapeau et s’y assied. Le spadassin s’écrie d’une voix de tonnerre : « Respect au chapeau du capitaine Lapierre ! » À cette interpellation l’inconnu regarde, ne sachant si c’était à lui qu’elle s’adressait. L’autre la répète en y joignant un gros jurement ; l’étranger impassible s’approche du poêle et y met le chapeau, à la stupéfaction de toute l’assemblée qui trembla pour l’imprudent qui ignorait probablement quel adversaire il avait bravé. Quant au capitaine, il se leva comme Achille devant Agamemnon, et la plus terrible menace, accompagnée du cartel obligé, sortit de sa bouche. Pour toute réponse, l’inconnu ouvre la fenêtre, saisit d’un bras de fer le malencontreux capitaine, et, sans autre avis, le jette dans la rue.

Il est difficile de tomber sur le pavé d’un premier étage, quelque peu élevé qu’il soit, sans résultat fâcheux ; aussi le vaillant Lapierre eut-il la tête fêlée et le bras cassé. Il était depuis un mois sur son lit, vomissant feu et flamme contre le brutal qui l’avait mis hors d’état de jamais tirer tierce ou quarte, lorsque son élève et son protégé, M. de Saint-Marcel, se trouva en butte à l’animadversion de tous les frères ou cousins des dames de l’endroit.

Le baron sentit sa position ; il avait toujours passé pour brave dans l’esprit des papas et mamans, c’est-à-dire de ceux qui ne s’y connaissent pas, et il importait de ne pas perdre cette réputation salutaire. Sachant donc qu’on voulait absolument lui chercher querelle, il crut prudent de prévenir ses ennemis ; et, ayant bien examiné quel pouvait être le plus maladroit et le plus poltron des coalisés, il profita de la première occasion pour le provoquer.

Le rendez-vous donné et accepté, on se rendit sur le terrain. Ainsi que le baron l’avait prévu, son adversaire eut peur, et l’on parla de déjeuner : le vainqueur accepta, et il prit cette occasion pour inviter le jour suivant tous ses rivaux qu’il traita aux truffes et au vin de champagne.

Il n’est pas d’inimitié qui résiste à une bonne cuisine : la colère des jeunes gens n’est pas tenace, surtout quand elle n’est que factice et de seconde main. Il leur importait d’ailleurs assez peu que M. de Saint-Marcel adorât les demoiselles et qu’il en fût adoré. Il le leur fit sentir habilement, et la paix, dont les préliminaires avaient été présentés au premier service, était signée avant la fin du second.

Les choses ainsi arrangées, l’élégant Léon put tout entier s’abandonner à son amour. La charmante Colombe paraissait accueillir avec une obligeance égale tous ses adorateurs ; mais, comme elle voyait plus souvent le baron, c’était lui qu’elle écoutait le plus souvent avec plaisir. Le père ne semblait nullement contrarier les goûts de sa fille ; il la laissait sans scrupule en tête-à-tête avec les visiteurs ; quelqu’un lui ayant fait des réservations à cet égard, il répondit qu’il avait toute confiance en mademoiselle de la Choupillière, qui était le portrait de feue sa mère.

Un jour, M. de Saint-Marcel trouva son amante assise sur un banc de verdure, sous un berceau de chèvrefeuille. Chacun sait que les berceaux les gazons sont en tous pays très propres au sentiment ; du moins en était-il ainsi dans la bonne ville de B… et ses environs. Aussitôt que M. Léon sut touché la fougère, il se sentit soudainement inspiré, et franchement il devait l’être ; la demi-obscurité du bocage, le simple déshabillé de la jeune personne, cette robe dont les plis indiscrets laissaient deviner des trésors, tout semblait réuni pour le séduire, si déjà il ne l’eût été ; je crois même que dans son admiration il serait tombé à genoux, si le pantalon collant qu’il portait lui en eût laissé la possibilité.

Il commença par un soupir qui fut suivi de cette question un peu vulgaire, mais on a toujours été positif dans le département de B… : « Mademoiselle, avez-vous connu l’amour ?» « Monsieur, » répondit mademoiselle de la Choupillière, « j’en ai beaucoup entendu parler. » « Mademoiselle, c’est une passion qui brûle. » « Monsieur, c’est ce que tout le monde assure. »

Le baron avait mal commencé, car il demeura court, ainsi qu’il arrive communément dans une déclaration matrimoniale ; nouvelle preuve de la malice du démon qui nous souffle toujours juste et bien, lorsqu’il s’agit du mauvais motif.

Il fallait pourtant sortir de là. À quoi eût servi à M. de Saint-Marcel d’avoir été pendant si longtemps la coqueluche des belles de l’endroit, pour rester muet, ainsi qu’un amoureux de quinze ans, le jour où il lui importait le plus de parler ?

La seconde tentative ne fut pas plus heureuse : il s’embarqua dans une définition de l’amour ; il n’était pas fort dans le genre descriptif, et il s’en tira à peu près comme le valet du Joueur. Mademoiselle Colombe aurait pu lui dire : « L’amour ne se définit pas plus que l’air ou la lumière, il se sent, il se respire. » Mais elle ne le lui dit pas, car elle était très modeste et très réservée.

Enfin M. de Saint-Marcel, après un profond soupir, s’écria : « Adorable Colombe ! Il est inutile de déguiser plus longtemps mes vœux, je vous adore, je vous offre mon cœur, ma vie, mon nom, ma fortune ; parlez, c’est mon arrêt que vous allez prononcer. » « Monsieur, » répondit mademoiselle Colombe, « je suis extrêmement flattée de ce que vous me faites l’honneur de me dire ; mais, ainsi que vous avez eu l’occasion de le remarquer, j’ai un père ; c’est à lui que vous auriez dû préalablement demander l’autorisation de me déclarer des sentiments qui, quelque honorables qu’ils puissent être, sont ici tout à fait irréguliers. »

C’était parfaitement répondre, et, comme il n’y a rien à ajouter à ce qui dit tout, le baron se fût trouvé encore arrêté là, s’il eût eu moins de présence d’esprit. « Ah ! mademoiselle, » continua-t-il avec l’accent du désespoir, « à quoi servirait l’agrément de monsieur votre père, si je n’avais pas le bonheur d’obtenir le vôtre ? Au nom de la pitié, car je n’ose plus parler au nom de l’amour, prononcez, c’est la vie ou la mort. »

Il eut derechef l’idée de se jeter à ses pieds, mais le fâcheux pantalon le retint encore, et il jura bien d’en mettre un plus ample quand pareille circonstance se présenterait. « Monsieur, » répliqua mademoiselle de la Choupillière, «les vœux de mon père furent toujours les miens, et la volonté d’un enfant bien né ne peut être que l’obéissance. »

Cette manière de s’exprimer n’était rien moins que romantique ; mais, ainsi que nous l’avons dit, la fille comme le père ne parlaient que par formules, sentences, phrases toutes faites et telles qu’on les trouve dans tous les almanachs, gazettes, affiches et annonces.

M. Léon s’empressa de répondre ce qu’on répond en pareil cas, c’est-à-dire : « Mademoiselle, ce n’est point à l’obéissance, mais à l’amour, etc. » Ici son ardeur l’emporta au point qu’il oublia l’inconvénient de sa toilette, et la génuflexion eut lieu. Immédiatement ce qui devait arriver arriva : l’étoffe inflexible se fendit, non au cœur, mais dans un endroit moins convenable ; et cela le déconcerta si bien, quoique naturellement peu timide, qu’il rougit, pâlit, et ne put que se retirer en couvrant de son chapeau le vêtement mis au jour.

Revenu chez lui en maudissant la fragilité des tissus modernes, il pensa qu’il n’avait rien de mieux à faire que de suivre de point en point les instructions de mademoiselle de la Choupillière, et de s’adresser à son respectable père.

Cependant les mamans, qui n’ignoraient pas les projets de M. le baron, suffoquaient de dépit. Il était dur en effet de voir une étrangère l’emporter sur leurs filles, seulement parce qu’elle était plus riche, plus belle et plus aimable ; aussi il fallait entendre ce qu’elles disaient du comte et de sa progéniture.

Après avoir épuisé toutes les ressources de la médisance ordinaire, on en vint à la calomnie. Selon ces dames, on ne savait d’où sortait M. le comte, quoiqu’il eût été bien des choses. On avait dit d’abord que c’était un homme de rien, à présent c’était moins encore, ce n’était pas même un homme ; on prétendait qu’à de certaines heures la parole lui manquait tout à coup, le mouvement ensuite, et que l’un et l’autre ne lui étaient rendus qu’après qu’un certain agent, qui l’accompagnait partout, lui avait fait subir on ne sait quelle opération mécanique, chimique ou chirurgicale.

Un tel bruit n’avait rien qui pût beaucoup inquiéter un gendre ; mais on ajoutait que mademoiselle de la Choupillière était précisément dans le même état ; et que, lors de ces accidents, nul n’était admis dans la maison. On avait aussi remarqué que les jours de bal, à une heure fixe, le premier valet de chambre ou intendant, le seul qui n’eût pas les manières guindées du reste de la maison, venait éteindre les lumières, et qu’à ce signal le baron et sa fille souhaitaient le bonsoir à la compagnie et se retiraient. Cela avait d’abord été taxé d’impolitesse majeure ; on s’y était ensuite habitué, et maintenant chacun était persuadé que la santé du maître l’exigeait ainsi.

On le croyait donc attaqué de catalepsie, ce qui n’est autre qu’une épilepsie perfectionnée, et l’on voulait que mademoiselle Colombe fût affligée du même mal. Mais M. de Saint-Marcel ne voyait dans ces propos que méchanceté, et n’en croyait pas un mot ; d’ailleurs la fortune était là et avec quelques précautions, la catalepsie ne pouvait rien sur elle.

L’amoureux baron, ayant bien préparé sa requête, alla trouver un matin le comte de la Choupillière, et il la lui présenta de la manière la plus respectueuse et la plus filiale qu’il pût imaginer. M. le comte lui débita un à un tous les mots qui ne disent ni oui ni non, et il le renvoya à mademoiselle la Choupillière avec sa phrase accoutumée.

Faisant grâce au lecteur des préliminaires aussi ennuyeux pour lui que pour les amants, nous dirons qu’après avoir été de la fille au père et du père à la fille, M. de Saint-Marcel obtint le consentement qu’il désirait, à l’aide de l’intendant qui paraissait avoir un grand crédit sur l’un et sur l’autre. Convention faite que le mariage aurait lieu dans un mois, on en signa 1’engagement mutuel sous la garantie d’une forte somme.

On a depuis longtemps remarqué que, dans les pays où l’on s’épouse, tout le monde sait la nouvelle d’un mariage avant que personne en ait parlé ; c’est ce qui arriva dans la grande ville de B… Et le lendemain c’était la conversation de tous les salons.

La colère des mères et des filles devint terrible, et beaucoup peut-être en seraient mortes, si, peu de jours après la publication des bans, le bruit ne se fût répandu que M. le comte venait de perdre un grand procès qui diminuait de moitié sa fortune.

Le futur époux courut chez son futur beau-père qui lui confirma la vérité de cette fâcheuse circonstance, et ajouta : « Mais il vous reste mademoiselle de la Choupillière ; c’est le portrait de feue sa mère, vous ne pouvez manquer d’être parfaitement heureux. »

Cette raison et la certitude que la moitié de la fortune de M. le comte pouvait passer encore pour une fortune tout entière, dissipèrent en partie les soucis du désappointé baron.

Quelques jours après, on dit que le comte se trouvait engagé dans une affaire de bourse, qui lui enlevait l’autre moitié de son avoir. Nouvelle visite de M. de Saint-Marcel, nouvelle confirmation de la part du comte qui, après lui avoir adressé une superbe allocution sur le mépris des richesses, lui répéta : « Mais il vous reste mademoiselle de la Choupillière. »

C’était en effet une grande consolation : la future était si jolie ! Et puis les meubles, l’argenterie, les diamants valaient une si grosse somme ! Mais le lendemain, on prétend que la vaisselle est vendue, et les diamants saisis.

Autre course du gendre, à qui le beau-père répond par la même formule. Or, le contrat était signé, ainsi qu’un dédit considérable ; il n’y avait plus à reculer ; d’ailleurs, il faut le dire, M. de Saint-Marcel était amoureux, eût-il été libre, il aurait peut-être hésité à renoncer à son amour.

La noce eut lieu le jour suivant. Malgré les infortunes du comte, une fête avait été préparée ; toute la ville s’y trouva, soit par curiosité, soit par intérêt pour la famille dont on n’était plus jaloux depuis qu’elle n’avait plus rien. La soirée fut assez gaie, et, quoi que fît notre amoureux Léon pour l’empêcher de se prolonger, il était près de minuit quand l’intendant, selon la coutume, vint, en éteignant les lumières, congédier l’assemblée.

M. de Saint-Marcel se retira immédiatement dans l’appartement de sa femme ; il oublia en ce moment tous les coups dont la fortune l’avait frappé : il était possesseur de la plus délicieuse des créatures, et un air d’abandon et de langueur qu’il ne lui avait pas encore remarqué la rendait plus séduisante que jamais. Elle était sur un canapé, il s’assit auprès d’elle ; il lui enleva la gaze légère qui couvrait ses épaules, et ces formes si pures apparurent à ses yeux enchantés ; alors son amour éclata en expressions brûlantes. Elle y répondit par un soupir, et elle prononçait : « Je vous… » quand minuit sonna.

Elle s’arrêta. Léon crut que l’émotion seule en était la cause ; et, plus épris encore, il répéta ses protestations.

À cela la jeune épouse ne répliquait rien. Une boucle de ses blonds cheveux vint effleurer la joue de l’amoureux mari. Il veut toucher ces cheveux charmants, il demande à les presser sur ses lèvres ; elle se tait, c’est un consentement ; il approche, mais au premier effort la boucle se sépare du front.

Etonné, il en saisit une autre, même effet. Eh quoi ! l’intéressante Colombe aurait-elle une perruque ? Il l’interroge, elle reste muette ; il lui prend la main, cette main ne répond pas à la sienne. Il l’agite, ô surprise ! le bras se détache, l’époux fait un geste de terreur, et ce mouvement en agitant le canapé fait pencher la tête ; il veut la soutenir, elle roule sur le plancher.

Saisi d’horreur, il croit qu’une vision funeste a troublé sa raison. Il court à la chambre du père, il était encore levé ; il l’accable de questions, nulle réponse ; il en vient aux reproches, même silence ; dans sa colère il lui porte un coup, il éprouve une douleur aiguë ; il redouble, le sang jaillit de sa main.

Il retourne vers sa femme ; pensant encore qu’il s’abuse, il saisit ce corps inanimé qui cède à ses efforts, et se sépare en mille pièces. À l’instant il voit le parquet couvert de rouages, de vis, de clous, de ressorts qui s’entrechoquent et roulent avec un bruit argentin, et il ne reste entre ses bras qu’une robe et un bâton de poupée.

Il veut s’échapper de cette maison infernale ; dans l’antichambre il voit les laquais debout, rangés contre le mur, comme les mannequins après une représentation d’opéra. Il les appelle par leur nom, il leur donne ordre d’aller préparer une voiture, pas un ne bouge ; il se précipite dans la cour, elle est silencieuse ; il court à l’écurie, il reconnaît le cocher, les chevaux, les chiens ; raides et immobiles, tous semblent privés de la vie.

Hors de lui, ne sachant plus ce qu’il fait, il erre à l’aventure. Enfin il se trouve devant son hôtel où il entre harassé, et à demi-vêtu. Ses gens s’étonnent et se demandent par quel accident M. le baron se promène la première nuit de ses noces. En proie au délire de la fièvre, il se jette sur son lit ; et, prêt à croire à la magie, aux ombres et aux revenants, il ne peut fermer l’œil.

Quand le jour parut, résolu d’éclaircir ses doutes à tout prix, il s’arme, monte à cheval, et, suivi de son valet de chambre, il se rend au château.

En entrant dans la cour il entend un grand bruit de marteau ; dans le vestibule il voit beaucoup d’ouvriers et de caisses, les unes fermées, les autres prêtes à l’être. Cherchant des yeux le maître de la maison, il arrive dans la chambre nuptiale où il trouve l’intendant qui ramassait les morceaux de la baronne, et qui, en le voyant entrer, lui présenta un mémoire signé Roberson, mécanicien, et s’élevant à 10.545 francs 25 centimes, pour frais de réparations à faire à ses deux meilleurs automates.

[divider style= »dotted » height= »40px » ]

Source de l’image : Wikimedia Commons

À propos d’automates… on ne saurait trop vous conseiller la lecture du livre de Ralph Schropp… [button link= »http://archeosf.publie.net/archive/products/lautomate/ » round= »yes » size= »normal » color= »red » flat= »no » ]Télécharger L’automate[/button]

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.