Aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le pays de l’utopie n’y figure pas. — Oscar Wilde

Présentation

Les utopies sont les songes de la raison. — Octavio Paz

Au XIXe siècle se succèdent les régimes politiques et les révolutions : Les Trois Glorieuses de 1830, la Révolution de 1848, la Commune de 1871. À la suite de la Révolution française, émergent des idéologies qui vont du traditionalisme contre-révolutionnaire à l’anarchisme en passant par le nationalisme, le libéralisme et toutes les formes de socialisme.

Dès les années 1820 se structure un socialisme volontiers utopique, proprement français, avec des théoriciens comme Saint-Simon, Pierre Leroux (véritable introducteur du mot socialisme en France), Charles Fourier, Louis Blanc, Etienne Cabet, Auguste Blanqui, Pierre-Joseph Proudhon, Paul Lafargue, Jules Guesde, Jean Jaurès…

De multiples courants sont fondés et certains tentent de mettre en application leurs théories : c’est le cas des phalanstères, inspirés par Charles Fourier, dès 1832 avec la Colonie à Condé-sur-Vesgre (qui existe toujours), puis les expériences lancées aux États-Unis (Brook Farm près de Boston en 1840, Red Bank dans le New Jersey en 1843, « La Réunion » dans le Texas fondé en 1855 par Victor Considérant, etc.), et le plus célèbre : le Familistère de Guise, fondé par l’industriel Jean-Baptiste André Godin en 1880, et qui a perduré jusqu’en 1968.

Du côté d’Étienne Cabet, qui se définit comme communiste, c’est aussi aux États-Unis que des tentatives sont lancées à partir de 1847 pour fonder des communautés communistes chrétiennes connues sous le nom d’Icarie.

Si les tentatives de mise en application concrète se soldent le plus souvent par des échecs, nombre de théoriciens vont utiliser la fiction et plus particulièrement l’anticipation pour présenter leur projet de société idéale.

Ils se situent dans le sillage de Louis-Sébastien Mercier et de L’An deux mille quatre cent quarante, Rêve s’il en fût jamais (1771), qui est la première utopie des Lumières à se situer dans l’avenir, un avenir non seulement souhaitable mais aussi, selon l’auteur, réalisable. Il ne s’agit plus seulement de rejeter dans un ailleurs indéterminé, détaché de tout ancrage géographique et temporel, une cité idéale et rêvée, mais de projeter dans un avenir plus ou moins proche les réformes envisagées et d’en montrer les bénéfices par le truchement du récit.

Louis Desnoyers (1802-1868), connu pour deux ouvrages pour la jeunesse (Les aventures de Jean-Paul Choppart, 1834 et Aventures de Robert-Robert et de son ami Toussaint Lavenette, 1839), était un journaliste, souvent engagé, – en 1828 ses premiers articles furent d’ailleurs écartés car jugés trop subversifs – et écrivain, fondateur de la Société des gens de lettres en 1837. Il collabora notamment au Charivari, journal satirique d’opposition républicaine sous la Monarchie de Juillet. Il imagine en 1833 un « Paris révolutionné » qui prophétise la Révolution de 1848 mais aussi une réforme profonde des caractères et de la société.

Barthélémy Enfantin (1796-1864) était l’un des chefs de file du mouvement saint-simonien qui repose sur le principe de l’association et se désigne comme un « Nouveau Christianisme ». Il fonde, avec d’autres héritiers du saint-simonisme, une communauté rue Ménilmontant (1829-1832) qui dégénère en une sorte de secte. Bartéhélémy Enfantin, qui se fait appeler Père Enfantin, croit être un descendant de Saint Paul ! Dans Mémoires d’un industriel de l’an 2240, publié à titre posthume en 1865, il expose sa doctrine pour l’avènement d’une société idéale sous la forme d’une anticipation qui se déroule dans un avenir lointain.

Victor Hennequin (1816-1854) appartient au mouvement fouriériste et est un phalanstérien convaincu. Il propose dans L’Almanach phalanstérien pour 1850 et pour 1852 deux épisodes d’une anticipation pour la jeunesse illustrant la vie dans un phalanstère de l’avenir. Les enfants, qui n’ont connu que la vie paisible, travailleuse, joyeuse et prospère de la phalange sont fort étonnés de découvrir, par la voix d’un vieillard, le passé, c’est-à-dire le présent du lecteur de l’époque, et fort heureux de vivre dans la communauté.

Paschal Grousset (1844-1909) est plus connu sous le pseudonyme d’André Laurie. Opposant à Napoléon III, il connaît plusieurs fois la prison. Communard, il est condamné à la déportation en Nouvelle-Calédonie. Il s’évade en 1874 et rentre en France en 1880 à la faveur de la loi d’amnistie. Il est élu député socialiste de 1893 à sa mort. Il incarne un courant que l’on pourrait qualifier de patriote-socialiste. Si sa carrière littéraire, notamment chez Hetzel, l’éditeur de Jules Verne, ne commence véritablement qu’après son retour d’exil, il a écrit dès 1869 une anticipation à court terme d’inspiration socialiste : Le Rêve d’un irréconciliable, dans laquelle on rencontre la plupart des Républicains opposants à Napoléon III comme Auguste Blanqui, Léon Gambetta ou Henri Rochefort.

À l’image de Paschal Grousset, Louise Michel (1830-1905), surnommée la « vierge rouge », est une figure de la Commune de Paris (1871). Comme lui, elle est déportée en Nouvelle-Calédonie. C’est sur la lointaine île qu’elle se convertit à l’anarchisme. Féministe, libertaire, elle mène sans cesse des actions, écrit, donne des conférences et est régulièrement condamnée à des peines de prison, comme en 1883 après le pillage de boulangeries suite à une manifestation menée avec Émile Pouget. Louise Michel a écrit plusieurs anticipations qui devaient être rassemblées dans une « série rouge » en six volumes dont seulement trois furent publiés. L’Ère nouvelle (1887) annonce un avenir radieux dans une société régie par les principes du socialisme libertaire.

Le Breton Olivier Souëtre (1831-1896) a lui aussi participé à la Commune de Paris. Chansonnier, il a écrit de nombreuses chansons anarchistes dont La Marianne (1883) qui aura un immense succès et sera un temps le chant du parti socialiste belge. C’est en 1892 qu’il publie La Cité de l’égalité, une anticipation se déroulant en 1930 dans un Paris qui reflète une société idéale, au cœur d’une France entièrement devenue communale, où les femmes et les hommes sont égaux, les troupes allemandes et françaises ayant fraternisé.

Émile Pouget était un anarcho-syndicaliste, fondateur de différents journaux libertaires comme Le Père Peinard (1889). Il connaît plusieurs fois la prison et l’exil. Il défend la tendance révolutionnaire au sein de la Confédération Générale du Travail (CGT) dans laquelle il sera l’artisan de l’adoption des revendications pour la journée de huit heures et signe avec Victor Griffuelhes la motion conduisant à la Charte d’Amiens (1906) qui marque le triomphe du courant du syndicalisme révolutionnaire. On doit à Émile Pouget, en collaboration avec Émile Pataud, le roman d’anticipation sociale Comment nous ferons la révolution (1909). L’article de fiction Que nous réserve la révolution de demain ? (1909) décrit le déroulement du processus révolutionnaire et la société idéale qui en découlera.

Si ces anticipations sont essentiellement utopiques, elles ne se limitent pas pour autant aux aspects politiques et sociaux. Elles présentent aussi des avancées scientifiques et techniques : chez Louis Desnoyers la maîtrise de la navigation aérienne permet un service réguliers de navires aériens entre Paris et New-York ; chez Barthélémy Enfantin le français est devenu la langue universelle ; dans le phalanstère de Victor Hennequin les journaux sont richement illustrés et l’on utilise le « chemin atmosphérique » pour se déplacer ; Olivier Souëtre évoque un procédé nouveau permettant d’extraire une « eau de Seine clarifiée » ; Louise Michel répond à cette question : « Pour qui seraient donc les découvertes, les sciences, pour qui seraient donc les machines, si ce n’est pour créer le bonheur de tous en même temps que multiplier les forces vivifiantes ? » ; enfin, pour défendre la Révolution menacée par les armées étrangères, Émile Pouget suggère l’utilisation des ondes hertziennes provoquant la « déflagration de matières explosives », le bombardement chimique et l’usage d’armes bactériologiques.

Les sciences et les techniques participent à l’âge d’or qui se dessine, à l’émancipation des êtres humains et à la libération des travailleurs.

Si ces utopies ne se sont pas (encore) réalisées, elles participent à une espérance. Loin des critiques d’irréalisme, de rêverie inutile voire de ferment des totalitarismes, le philosophe libertaire Michel Abensour voit dans l’utopie une dynamique profonde : « il faut envisager l’utopie comme une expérience au sens fort du terme, qui instaure un nouveau rapport au monde, aux autres, à soi. » Elle est le refus du fatalisme et, comme l’affirme Ernst Bloch : « L’utopie n’est pas la fuite vers l’irréel, c’est l’exploration des possibilités objectives du réel et la lutte pour leur concrétisation. »

Anticiper la Révolution ce n’est pas simplement la rêver, c’est la rendre envisageable, désirable et réalisable.

Table des matières

Philippe Ethuin — Présentation
Louis Desnoyers — Paris révolutionné, 1834 — Réformateur et utopiste
Barthélémy Enfantin — Mémoires d’un industriel de l’an 2240, vers 1838 — Saint-simonien
Victor Hennequin — Scènes phalantériennes, 1850-1852 — Phalanstérien
Paschal Grousset — Le rêve d’un irréconciliable, 1869 — Socialiste
Louise Michel — L’Ère nouvelle, 1887 — Socialiste libertaire
Olivier Souëtre — La cité de l’égalité, 1892 — Anarchiste
Émile Pouget — Que nous réserve la révolution de demain ?, 1909 — Anarcho-syndicaliste

Informations

PAPIER
DATE DE PUBLICATION 2 mai 2018
PRIX 22€
ISBN PAPIER 978-2-37177-190-1
PAGES 272

NUMÉRIQUE
DATE DE PUBLICATION 2 mai 2018
PRIX 5,99€
ISBN NUMÉRIQUE 978-2-37177-545-9

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