Une ville souterraine par Charles Carpentier (1887) — Épisode #10

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Chapitre X

La Toilette

 

— Clodius, me dit Pansa, aussitôt que nous fûmes assis, je suis chargé de vous faire une communication assez délicate. Il ne m’est pas possible de garder le silence plus long­temps. Nous devons souper, ce soir, ensemble, dans une des maisons les plus considérables de la ville, et nous ne pouvons vous y présen­ter qu’à la condition que vous vous conforme­rez aux usages de la société romaine. Les fournisseurs du palais vous attendent, ici, pour prendre vos ordres. Vous allez recevoir, successivement, la visite de l’épilateur, du parfumeur, du bijoutier, du coiffeur et du dentiste, qui viendront vous donner leurs soins. Mais, comme notre service nous appelle, en ce moment, auprès du gouverneur, notre ami Rufillus voudra bien nous remplacer, pour vous donner les conseils et les explications dont vous pourriez avoir besoin.

— Je ne me sers, lui répondis-je, ni d’épilateurs, ni de parfumeurs, ni de bijoutiers, ni de coiffeurs, ni de dentistes, pour faire ma toilette. Pour moi, la nature suffit, et les soins ordinaires de ma personne font le reste.

— Nous avons nos principes et nos cou­tumes, me dit-il, nous ne pouvons pas nous en écarter.

— Mais enfin, lui répliquai-je, il me sera bien permis de ne pas recourir au ministère de l’épilateur. L’épilation est l’acte qui me répugne le plus. On peut, à la rigueur, se soumettre à la mode ridicule de se raser, mais se faire épiler !…

— On voit, me dit-il, que vous ne connais­sez pas encore les usages des peuples civili­sés. Rien, à nos yeux, ne décèle plus la bas­sesse de l’extraction et l’habitude des travaux serviles que la présence, sur le corps humain, de la toison ou du pelage qui recouvre le corps des troupeaux ou des animaux, en gé­néral. À l’exception des cheveux, des ongles et de la barbe, qui peuvent avoir leur beauté et leur utilité, nous supprimons impitoyable­ment les autres accessoires de cette nature, et il n’y a que les barbares, dans les bois, ou les hommes incultes et grossiers, dans les cités, qui consentent à rester comme vous.

— Y’a-t-il longtemps, lui demandai-je, que cette mode a été établie chez les anciens peuples, et s’est introduite chez les Grecs et chez les Romains, qui passaient, à nos yeux, pour être les peuples les plus raisonnables et les plus policés de l’univers ?

— Il me serait assez difficile, me répondit-il, d’indiquer la date précise à laquelle cette coutume a pris naissance. Tous les peuples étrangers, situés à l’Occident, s’épilaient avec de la poix. Chez les Tyrrhéniens, il y avait autant de boutiques d’épilateurs que de bou­tiques de barbiers. J’ai entendu dire que cet usage existait chez les Massapiens et chez les Samnites. Il existait certainement chez les Grecs, et, pour ne vous citer qu’un exemple de la faveur avec laquelle il avait été accepté parmi nous, il me suffira de vous dire que Jules César ne se faisait pas seule­ment raser le visage, mais qu’il se faisait épiler.

— Sans doute, lui répondis-je quelques hommes, plus connus dans l’histoire par leurs galanteries et leurs excentricités que par leur mérite, ont pu recourir à ces moyens pour se singulariser et gagner les bonnes grâces de certaines femmes ; mais nous ne comprenons pas facilement que des hommes sérieux comme Jules César…

— C’est, interrompit-il, que vous ne com­prenez pas les délicatesses de la vie élégante, et que vous n’avez pas encore, dans votre patrie, le goût aussi épuré que le nôtre. Nous ferions horreur à nos femmes si nous parais­sions devant elles comme des hérissons ou des singes, et nos femmes elles-mêmes rou­giraient de honte si, en nous laissant voir leurs beaux bras nus, elles laissaient sur­prendre à nos regards ces marques de négli­gence.

— Comment ! m’écriai-je, les femmes aussi ne craignent pas de livrer leur corps à des mercenaires, pour se faire arracher le duvet dont elles sont ornées?

— Assurément !

— Allons ! puisqu’il en doit être ainsi pour être admis, avec vous, dans la société romaine, je me soumets… Esclaves, dis-je, en ouvrant la porte de ma chambre, faites entrer l’épilateur.

L’homme qui parut devant moi était un Grec appelé Charmidès. Il portait une tunique très courte, et montrait avec affectation ses bras et ses jambes, qui étaient lisses et polis comme du marbre. Il déposa sur la mosaïque une petite boîte qu’il ouvrit avec précaution, et en tira des pinces, des pierres ponces, et des pots de terre cuite contenant des pâtes et des liquides épilatoires.

— Permettez-moi, lui dis-je, en l’arrêtant, je désirerais, d’abord, savoir quelle est la composition de vos drogues, et quelle est votre manière d’opérer ?

— Rien de plus simple, me répondit-il. Tous mes onguents et tous mes caustiques sont composés d’après les formules prescrites par nos médecins et par nos pharmaciens qui trouvent, dans cette industrie, une source considérable de bénéfices. Ils sont garantis par la science. Quant à mes procédés, je com­mence par la pierre ponce, et je finis par les pinces et par les emplâtres.

— Quels sont les épilatoires qui sont em­ployés de préférence ?

— La liqueur de Varron. Voici un petit pot qui porte, sur l’étiquette, l’indication des matières qui entrent dans sa composition :

« Pour épiler quelqu’un, mettez une gre­nouille jaune dans l’eau ; faites bouillir jus­qu’à ce que l’eau soit réduite aux deux tiers ; après quoi, vous frotterez le corps. »

Nous employons encore le sang, le fiel ou le foie du thon, mélangé avec de la résine de cèdre, la cendre du cancre ou de la scolo­pendre délayée avec de l’huile, l’ortie de mer pilée dans du vinaigre scillitique, la cervelle de torpille avec de l’alun, ou bien encore la sangsue brûlée dans un vase de terre, et appliquée en liniment avec du vinaigre.

— Je veux, lui dis-je les plus actifs et les plus prompts. Laissez-moi vos pinces, vos pierres et vos ingrédients, et j’opérerai moi-même.

Tandis que Charmidès exécutait ces instruc­tions, un autre personnage, qui marchait gra­vement comme un homme pénétré de son importance, parut devant nous.

— Je vous présente Corvulus, un de mes amis, dit le médecin. C’est un émule du célèbre Marcellianus, et qui laisse bien loin derrière lui le fameux Cosmus, dont vous avez sans doute entendu parler dans l’histoire.

— Celui qui avait inventé des pastilles pour dissiper l’odeur du vin ?

— Justement.

— Chez nous, dit-il, la médecine emprunte beaucoup à la parfumerie. Les médecins devraient être un peu parfumeurs, et les parfumeurs un peu médecins. Quand on a remar­qué que ceux qui sentent bon se portent bien, et que ce qui plaît le plus, après la bonne santé, c’est la bonne odeur, il n’est pas possible de contester l’importance des parfums.

— De sorte que, lui répondis-je, vous en faites une grande consommation ?

— Nous en mettons partout ! Les jours de fête, nous en jetons sur nos aigles et sur nos drapeaux ; nous en répandons sur l’arène, dans nos cirques ; nous en aspergeons les murs de nos bains ; nous en humectons l’aire de nos demeures ; nous en mêlons dans nos boissons ; nous en parfumons jusqu’à nos chiens et nos chevaux ; et nos esclaves ne s’en inondent plus, ils s’en imbibent, lorsqu’ils peuvent nous voler nos provisions.

— Eh bien, dis-je à Corvulus, montrez-moi ce que vous avez de mieux.

— Autrefois, me dit-il, le parfum d’iris, qu’on fabriquait en Elide et à Cysique, était excellent. Celui de rose, qu’on fabriquait à Phazelis, à Napolis et à Capoue, était le plus odorant. Parmi les plus renommés, on citait celui de safran, à Soli de Cilicie et à Rhodes; celui de nard, à Tarse ; celui d’ænantbe, en Chypre et dans Adramytte; celui de marjo­laine, à Coos et à Melos ; le panathénaïque, à Athènes; le mégallion, à Éphèse ; le metopion et le mendosium, en Égypte, et le fenugrec, en Syrie. Je fabrique tous ces parfums sans y rien changer, pour la composition, pour la couleur ou pour l’arome, et je puis les fournir avec toutes les propriétés qui les faisaient rechercher sur les lieux même de la production.

— Vous oubliez, dit le vieux savant, de parler du kyphi, et du parfum d’Alexandrie ?

— C’est vrai, répondit-il, le kyphi est un parfum égyptien qui était composé de seize ingrédients, mêlés ensemble, dans des pro­portions indiquées par les livres sacrés. On le prenait en boisson, et comme remède. Quant au parfum d’Alexandrie, il avait été mis en vogue par Arsinoé et Bérénice. J’ai aussi oublié de parler d’une boîte de parfums assortis pour toutes les parties du corps, et qui avait beaucoup de succès en Grèce. Cette boîte contenait des parfums égyptiens pour les pieds, des parfums phéniciens pour les joues et pour le sein, des parfums de menthe repue pour les bras, de marjolaine pour les sourcils et pour les cheveux, et de serpolet pour les genoux et pour le cou.

— Prenez, me dit Rufîllus, sa boite de parfums assortis : les hommes à la mode s’en servent, comme les femmes. Mais je vous recommande surtout son essence de roses. On a fait avec le suc de la rose, l’omphacium, le crocinum, le cinabre, le calamus, le miel, le jonc, l’anchuse et le vin, et l’on peut même y joindre un peu de résine et de gomme, pour empêcher l’arome de s’évaporer.

— Mais il me semble, lui dis-je, que vos ancêtres passaient, comme vous, beaucoup de temps à leur toilette ?

— N’avaient-ils pas leurs esclaves qui tra­vaillaient pour eux ? Travailler, créer, pro­duire, voilà le lot des esclaves. Plaire, aimer, jouir, voilà le lot des hommes libres. Puisque le travail manuel déshonore, il faut bien que l’on songe à se parer et à s’embellir. Alors on s’épile, on se parfume, on se couvre d’or et de pierreries, de bracelets, de bagues, d’an­neaux et de bijoux.

— Je comprends, lui dis-je, que ce soit la principale occupation des femmes ; mais je me représente difficilement les fiers Romains, qui vivaient du temps de Cicéron, de Pompée, de César, d’Octave, d’Antoine et de Lépide, se montrant en public avec de pareils orne­ments !

— C’est pourtant ce qu’ils faisaient, me répondit Rufillus : non seulement, ils portaient des bracelets, mais ils couvraient leurs doigts, comme les femmes, de bagues et d’anneaux. Ils mettaient, sur une seule phalange, des sardoines, des émeraudes, des diamants et des jaspes. Il y avait des élégants qui portaient jusqu’à six bagues sur un seul doigt. Enfin, ils poussaient le raffinement du luxe jusqu’à porter des bagues d’hiver et des bagues d’été. Au surplus, ajouta-t-il, regardez !

Et il allongea ses mains devant mes yeux. Elles étaient, en effet, chargées de bijoux. Tous les doigts, à l’exception du médius, en étaient garnis.

Il y en avait de plus petits pour les petites phalanges.

— Je vous admire, lui dis-je ; mais un savant comme vous a-t-il besoin de cet éclat d’emprunt ? L’esprit, la science, la valeur ne suffisent-ils pas pour recommander les hommes ?

— Personne ne croit au mérite quand il ne se prouve pas par la richesse. Peu d’années après Cicéron, on ne lui aurait pas donné deux cents sesterces pour un plaidoyer, à moins qu’un anneau précieux n’eût brillé à son doigt, et toutes les fois que Paulus voulait plaider, il avait soin de louer une sardoine. Le luxe est le signe du mérite. Là où le luxe manque, il n’y a pas de considération.

— S’il en est ainsi, lui répondis-je, faisons donc venir le bijoutier.

En un instant, ma table fut couverte d’écrins, et de coffrets remplis de bijoux res­plendissants.

Je n’ai jamais vu, au musée Campana, dans le Cabinet des médailles, ou dans les autres musées, des bracelets, des bagues, des col­liers, des camées, des parures et des dia­dèmes, plus splendides que ceux qui furent étalés, sur ma table, à côté des pots d’albâtre de Corvulus.

— Nous sommes au mois d’octobre, me dit le bijoutier, et je vais d’abord vous montrer les bagues d’hiver. Elles sont plus lourdes et plus pesantes que les bagues d’été. Je vous prie de remarquer que plusieurs portent des portraits de femmes ou d’hommes célèbres, enchâssés dans leurs chatons. En voici, qui ont des inscriptions gravées sur les pierres précieuses. Quelques-unes contiennent des poisons subtils…

Ce mot de poison, qui revenait sans cesse, produisit sur mon esprit une impression pénible.

— Seigneur, lui dis-je, montrez-nous donc vos bracelets ?…

— Les patriciens, les chevaliers, les affran­chis eux-mêmes, reprit-il, portent le bracelet dardanien. On l’appelle ainsi parce qu’il nous est venu de la Dardanie. Dans la Celtique, on appelle ces bracelets des virioles, et dans la Celtibérie, des viries. Voici ces bracelets !

J’examinai tous ces bijoux, qui me parurent merveilleusement ciselés et travaillés. La finesse du trait, la vaporosité des lignes, l’étrangeté de la forme, la grâce de l’exécu­tion, imprimaient à toutes ces œuvres d’art, un cachet de perfection que les inventions les plus réussies de l’orfèvrerie moderne n’ont pas encore atteint.

— Mais, dit-il, je ne vous ai pas encore montré mes parures de femme ?

J’eus beau l’assurer que je n’avais pas de femme : il insista tellement qu’il fallut céder.

— Regardez, me dit-il, ces colliers de perles. Peut-on imaginer des reflets plus doux sur des épaules ? Peut-on trouver des teintes qui se fondent et s’harmonisent plus molle­ment avec les chairs ? Entrevoyez-vous, par la pensée, quelque chose de plus suave et de plus onctueux que ces gouttelettes de lumière laiteuse qui glissent, en frémissant, sur la poitrine ?

— Vous êtes un tentateur, lui dis-je.

— Le fait est que les femmes n’y résistent pas, quand elles les voient, me répondit-il.

— Depuis quelle époque, demandais-je à Ruffilus, ces colliers de perles sont-ils à la mode chez les Romains ?

— Depuis la reddition d’Alexandrie, me répondit-il. Déjà, du temps de la guerre de Jugurtha, les perles étaient recherchées avec fureur. On appelait les grosses perles uniones, et, du temps de Pline, on disait qu’elles étaient les licteurs des femmes.

— Pour les protéger, sans doute ? lui demandai-je.

— Non, pour nous enchaîner, je suppose.

— Et quel est le prix de ce collier ? deman­dai-je au bijoutier.

— Six cent mille sesterces.

— C’est pour rien, fit le médecin. Jules César a donné à Servilie une seule perle qui lui avait coûté six millions de sesterces. Autre­fois, à Rome, les perles n’étaient pas rares. La Sérique, la presqu’île arabique et l’Inde, en fournissaient, chaque année, pour cent millions de sesterces, au bas mot ; mais comme toutes les femmes en garnissaient leurs cheveux, leurs cols, leurs poignets, et jusqu’à leurs chaussures, elles étaient très demandées, et on les payait fort cher.

— Et que pensaient les maris des dépenses de leurs femmes ?

— Que vouliez-vous qu’ils fissent ? Ils payaient !… Un soir, dans un dîner de fian­çailles, Lollia Paulina avait mis pour quarante millions d’émeraudes et de perles. Il est vrai qu’elle était la femme de l’empereur Caligula. Mais toutes nos Romaines ont toujours fait des folies pour les émeraudes et pour les perles.

Pour finir par un coup de maître, le bijou­tier fit miroiter à mes yeux une parure telle­ment extraordinaire, par la monture, le dessin et la grosseur des pierres précieuses, que je ne pus résister au désir de m’en assurer la possession pour quelque éventualité mysté­rieuse : c’était un collier qui contenait les douze sortes de pierres connues sous le nom d’émeraudes, depuis les scythiques jusqu’aux égyptiennes. On y voyait, notamment, des hériles, des opales, des sardoines, des onyx, des escarboucles, et des topazes. Rien d’aussi splendide n’a jamais paru sur les tables de vente, à la salle Drouot.

Tandis qu’Ahænea brossait dans un coin, ses pierres, ses chaînettes d’or et ses fermoirs, je reçus encore la visite du coiffeur et du den­tiste.

Le coiffeur me proposa des perruques de toute espèce de formes, comme on en por­tait, me dit-il, du temps de Cicéron et du grand Pompée. Le dentiste me présenta des pièces artificielles, en os ou en ivoire, et qui s’appliquaient ou s’enlevaient avec facilité. L’emploi de ces dents remontait, m’assura-t-il, aux premiers temps de la fondation de Rome, et on trouve, en effet, la trace de cet usage dans une disposition de la loi des Douze Tables.

Après avoir passé quelques heures entre les mains de tous ces artistes pour me pré­senter avec une élégance achevée et une cor­rection irréprochable, je fus rejoindre les officiers du palais. Nous primes place ensemble dans une voiture de gala, pour nous rendre dans la maison où nous étions attendus, tandis que le vieux médecin allait de son côté, régler ses comptes avec les danseuses de la rue de Mercure.

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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