Une ville souterraine par Charles Carpentier (1887) — Épisode #11

Categories Les feuilletons d’ArchéoSF

 

Chapitre XI
Le souper

 

Au point, où la voie Appia débouchait dans la ville, s’élevait une maison dont la façade était ornée de statues. Près de la porte extérieure, un énorme chien, enchaîné, était peint sur la muraille, avec ces mots écrits en grosses lettres :

CAVE CANEM !

C’est devant cette maison que nous nous arrêtâmes.
Dans le vestibule, il y avait un portier qui avait les fers aux pieds et était armé d’un bâton. Il était habillé en vert, ceint d’une écharpe cerise, et écossait des pois dans un plat d’argent.
Nous traversâmes l’atrium, ― immense salle ou cour couverte, qui servait à recevoir les clients, et à donner des audiences ; et, de là, nous pénétrâmes dans le tablinum, pièce plus petite, qui formait le fond de l’atrium, dont elle n’était séparée que par une tapisserie. Le tablinum était le salon où l’on recevait ses amis. Les murailles étaient couvertes de peintures monochromes qui représentaient des scènes mythologiques. Ici, on voyait un aigle emportant Ganymède ; là, c’était Hylas qui repoussait une naïade ; plus loin, Apollon couronnait avec une fleur une lyre détendue. Plusieurs autres sujets de ce genre, dont nous pouvons encore admirer quelques vestiges, dans les panneaux encadrés qui se trouvent dans une des salles du musée Campana, au Louvre, se détachaient, à la lumière des candélabres, avec un éclat et une fraîcheur de coloris extraordinaires.
La dorure et l’ivoire des plafonds, l’élégance des sièges incrustés d’argent, la richesse des tapis semés de personnages en laine et or, dépassaient tout ce que l’imagination occidentale peut rêver de plus luxueux et de plus opulent. Mais, parmi tous ces tapis, tous ces ors et tous ces ivoires, ce qui attira le plus mon attention, ce fut une collection de bustes en cire, coloriés, ornés de cheveux postiches et de vêtements réels, qui étaient rangés sur des piédestaux de marbre, entre des colonnes, le long des travées de l’appartement. Tous ces bustes, qui représentaient les ancêtres de la famille, étaient, me dit-on, de la plus grande ressemblance. Ils portaient, au bas, des inscriptions indiquant leurs noms, leurs dignités et la date de leurs funérailles.
Rien ne me parut plus touchant que cette coutume, en usage dans toutes les grandes familles romaines, de s’entourer de l’image de leurs ancêtres, de ceux qui s’étaient distingués par leurs vertus et par leurs talents, laissant ainsi à leurs enfants ― en leur transmettant la vie, ― le soin de garder le dépôt sacré de leur mémoire, et de conserver pieusement l’héritage de leurs noms.
Une femme, d’une trentaine d’années, belle encore et d’une taille élevée, se présenta à nous. Elle me salua, avec un air de dignité froide, mais qui me sembla déguiser, néanmoins, une certaine satisfaction.
Elle était mise avec recherche. Ses cheveux noirs étaient relevés en forme de diadème autour de son front, et arrangés de manière à imiter des grappes de raisin. Cette coiffure était-elle faite avec ses propres cheveux, ou provenait-elle de cheveux étrangers, selon l’usage qui existait autrefois chez les Romains ? C’est ce qu’il me fut impossible de découvrir. Toujours est-il que son corymbium (on appelait ainsi cette sorte d’ornement qui était porté par les matrones) encadrait son front avec une grâce savante, et rehaussait encore la majesté de son visage.
Elle portait des émeraudes à ses oreilles, un collier de perles à son col, des serpents d’or à ses poignets, des bagues enrichies de diamants à ses doigts, et, sur sa poitrine, une tortue d’or attachée à sa stola, qui laissait voir les plis pressés d’une tunique safranée. Mais, ce qui lui donnait encore, à mes yeux, un charme plus irrésistible que sa toilette et ses bijoux, c’était la profonde pénétration de son regard, la découpure en arc de ses lèvres, l’éclat de son franc sourire, et le timbre mélodieux de sa voix. À sa grâce et à sa tournure, il me semblait reconnaître la Romaine que j’avais déjà vue sur le plateau du Châtellier : mais il ne fut fait, de part et d’autre, aucune allusion à des événements dont le souvenir aurait pu nous embarrasser.
Après quelques banalités d’usage, on nous annonça que le souper était prêt.
La salle à manger, qu’on appelait le triclinium, se trouvait à gauche du tablinum, et présentait un tout autre aspect. Sur les murailles, peintes à fresques, on voyait des chasses au cerf, des chasses au lièvre, des oiseaux fantastiques dans des touffes d’arbres, et des esclaves qui portaient des poissons dans des filets. Les lambris étaient dorés comme des vases. Aux plafonds étaient suspendus des lustres qui, selon l’expression de Pline, portaient la lumière dans leurs branches, comme les arbres leurs fruits. Au bout de cette pièce, se trouvaient trois lits de bronze, recouverts de tapis couleur de pourpre, sur lesquels les convives venaient s’asseoir, pour prendre leur repas. On sait qu’il y avait, chez les Romains, des lits pour manger, comme il y avait des lits pour dormir. On appelait les premiers des lits triclinaires, et il n’y avait, du temps de Plaute, que les cyniques qui mangeaient sur des sièges.
Les lits triclinaires étaient disposés, dans cette salle, comme un parallélogramme, dont le côté situé en face de la porte d’entrée aurait été supprimé. Cette disposition était adoptée pour faciliter l’accès des gens de service auprès des tables, qui étaient placées devant des lits. La maîtresse de la maison occupait, seule, le lit de gauche, pour donner plus facilement ses ordres. Ænobarbus et Pansa, Sulpicius et moi, nous nous étendîmes sur les deux autres lits, le coude gauche appuyé sur un moelleux traversin, et les jambes à demi-repliées, suivant l’usage romain.
Aussitôt que nous fûmes installés, de jeunes esclaves vinrent nous présenter des couronnes de fleurs dans des corbeilles.
La présentation des couronnes aux convives était un des épisodes les plus curieux et les plus charmants des soupers chez les anciens. On croyait que certaines fleurs avaient la propriété de dissiper les vapeurs du vin, et de prévenir les effets de l’ivresse. Suivant les saisons et les occasions, on faisait des couronnes de roses, de violettes, d’ancolie, d’asphodèle, de narcisses, de lis émérocale, d’ænante, d’immortelles, d’anémones des prés, d’iris de Perse, de jacinthes, de tubéreuses, de myrte, de laurier et de lierre, et chacun choisissait la couronne qui convenait le mieux à son âge, à ses goûts, ou à son genre de beauté. On se figure l’effet gracieux de toutes ces têtes embellies, ou au moins rajeunies, par ces fleurs, et penchées autour des tables splendidement servies.
Les esclaves placèrent, devant nous, autant de tables qu’il y avait de lits, et ces tables arrivèrent entièrement servies.
Il est difficile, aujourd’hui, de comprendre combien les anciens nous surpassaient par la grandeur, par l’importance, par le travail, par la variété des pièces, dont ils chargeaient leurs buffets, leurs crédences, leurs étagères, et tous les meubles des salles à manger. Toute la vaisselle était d’argent, d’or et de vermeil. Les coupes étaient, généralement, de cristal ciselé. Il y avait aussi des coupes d’argent, taillées à facettes. En buvant, on s’y voyait reproduit par une foule d’images. Les manches des couteaux étaient en bois de lotus. Les plats de viandes ou de légumes, dont on voulait conserver la chaleur, étaient placés comme chez nous, sur des réchauds.
En voyant toutes ces richesses, je ne pus m’empêcher de dire qu’on ne trouvait rien d’aussi somptueux, rien d’aussi magnifique, chez aucune de nos sociétés modernes, dans les maisons des plus riches particuliers, et même dans les palais des souverains.
― Nos ancêtres, dit la matrone, ont été habitués à ce luxe, et nous avons tenu à honneur de vivre suivant les coutumes de nos ancêtres. Après le legs qu’Attale leur fit de l’Asie, après les victoires de Scipion et de Manlius, et la conquête de l’Achaïe, ils sont devenus le peuple le plus riche de l’univers.
Crassus prétendait qu’un homme n’était pas riche lorsqu’il ne pouvait entretenir une légion avec son revenu. Il possédait deux cents millions de sesterces. Pallas, Calliste et Narcisse, étaient riches comme Crassus. L’an 748 de la fondation de Rome, Cœcilius Claudius Isidorus rédigea son testament. Il dit que, ayant beaucoup perdu dans la guerre civile, il ne laissait que 4,116 esclaves, 3,600 paires de bœufs, 257,000 têtes de bétail et soixante millions de sesterces.
Sous l’empire de Claude, son esclave Drusillanus, intendant de l’Espagne supérieure, avait un plat d’argent du poids de cinq cents livres, et huit autres, pour entrées et hors-d’œuvre, pesant, chacun, deux cent cinquante livres. Vous voyez, dit la matrone, que je ne suis pas encore si riche que Crassus et qu’Isidorus, et que ma vaisselle que vous admirez tant, ne pèse pas autant que celle de l’esclave de Claude.
Mais, répondis-je, ce n’est pas le poids de votre vaisselle que j’admire : ce sont ces ciselures, ces compositions, ces formes exquises qui m’arrachent l’aveu de votre supériorité sur l’art et sur l’industrie modernes. Nous avons, sans doute, de grands artistes, mais ils ne sont vraiment grands que lorsqu’ils puisent leurs inspirations dans les œuvres que les Grecs et les Romains nous ont laissées.
― Il est vrai, me dit-elle, que la Grèce et Rome ont eu, non seulement pour la peinture et la sculpture, mais pour la céramique et la gravure, des artistes qui trouveront difficilement des rivaux. Acrogas a ciselé des coupes où il représentait des bacchantes et des centaures, et dont on parlera toujours. Mys a fait un silène et des amours dont les types sont restés dans toutes les mémoires. On cite, surtout, de lui, une tasse d’Hercule, sur laquelle on voyait gravé le sac de Troie, avec cette inscription : « Parrhasius a fait le dessin, Mys l’a gravé : Je représente la haute Ilium, que prirent les Grecs. »
Je pourrais, continua-t-elle, vous citer encore Athénoclès, Cratès, Mentor Myomécide, Stratonicus, etc., etc. tous ces grands artistes ont laissé des disciples qui ont rempli Rome de leurs œuvres. Il y a, surtout, une classe d’hommes que j’aime entre tous, parce que leurs créations poétisent et enchantent la vie, ce sont les artistes… ― sans parler des hommes de guerre, reprit-elle, en adressant un gracieux sourire aux officiers de Calpurnius : il est bien entendu, chez nous, que les hommes de guerre passent toujours avant les autres.
Nous applaudîmes ces paroles avec enthousiasme. Il se peut même que d’étranges lueurs d’admiration et de sympathie s’échappèrent de mes yeux, en la regardant, et qu’elle voulût donner un autre cours à des impressions qui pouvaient devenir gênantes, car elle nous interrompit en disant :
― Je crois qu’il serait temps de redescendre sur la terre, et d’aborder la question des truffes. Clodius, me dit-elle, aimez-vous les truffes ? Celles-ci ne viennent pas de l’Arcadie, ou de l’Élide, qui produisaient, autrefois ces précieux assaisonnements ; mais j’ai pensé que je pouvais vous en offrir puisque nos ancêtres en ont mangé.
― Je les aime encore plus, lui répondis-je, depuis que vous m’avez dit qu’on en servait sur la table de Jules César et de Cicéron.
— Ne me parlez pas de Cicéron, fit-elle en raillant.
— Et pourquoi, donc, matrone ?
— Parce qu’il n’aimait pas les artistes !
— Lui ? le grand artiste de la parole ? Vous croyez ?…
― N’a-t-il pas, répondit-elle, écrit ces paroles : « Vous restez comme stupide à la vue d’un tableau d’Echion, ou d’une statue de Polyclète ; et, quand je vous vois demeurer en extase, en les regardant, et pousser des cris d’admiration, je vous regarde comme un esclave de toutes les frivolités… » N’est-ce pas ce même Cicéron qui appelait les œuvres d’art des amusements d’enfant ? Demandez à Pansa, me dit-elle, s’il n’est pas de mon avis, et s’il ne met pas votre Cicéron bien au-dessous d’Apicius ?
― Apicius, l’inventeur des petits gâteaux, qu’on appelait apiciens ?
― Je crois bien, répondit Pansa, je donnerais tous les livres écrits par l’un pour un gâteau cuit par l’autre.
— J’en étais bien sûre, dit la matrone. Votre réponse mérite un concert, et je vais vous faire entendre mes chanteuses.
C’était la mode, chez les riches Romains, comme aujourd’hui dans les grandes familles parisiennes, de donner, après le souper, des spectacles à leurs convives. Le plus souvent ces spectacles consistaient dans des combats de gladiateurs ; mais, à défaut de gladiateurs, on faisait voir des musiciens, et quelquefois des funambules, qui exécutaient avec un balancier, sur la corde roide, des exercices analogues à ceux qu’ils font encore aujourd’hui sur nos places publiques. Les dessins trouvés à Pompéi ne laissent aucun doute sur l’existence de ces jeux, chez les anciens.
Les chanteuses, drapées avec une science consommée et une coquetterie ravissante, coiffées avec des bandelettes de pourpre retenues par des flèches d’or, sans mouvement et sans gestes, pareilles à des marbres, chantèrent en chœur plusieurs morceaux, qui furent parfaitement rythmés et excellemment exécutés.
À ce moment, la matrone détacha quelques feuilles d’une couronne de roses qu’elle avait près d’elle, les jeta dans sa coupe, et les but en souriant. On appelait cela : boire les couronnes.
C’était un usage auquel tous les convives ne manquaient jamais de se conformer, à un signal donné par l’amphitryon.
Nous effeuillâmes nos couronnes, comme la matrone, et nous bûmes aussi quelques fleurs. On nous apporta des bassins d’eau tiède, dans laquelle on avait délayé des substances savonneuses d’iris. Nous nous lavâmes le bout des doigts dans cette eau parfumée et, après les avoir essuyés avec des serviettes de lin d’une finesse extrême, nous nous levâmes de table.
― Ænobarbus, dit la matrone, en nous conduisant dans l’exèdre, savez-vous ce que Cléopâtre fit à Marc-Antoine, après un souper, en lui jetant galamment sa couronne ?
― Non, dit-il, ou du moins, je l’ai oublié !
— Eh bien, reprit-elle, au moment où Marc-Antoine s’empressait de relever cette couronne, pour l’effeuiller dans sa coupe, elle la reprit avec vivacité, en lui disant qu’elle était empoisonnée. Et pour lui montrer que sa vie avait été en son pouvoir, elle fit venir un prisonnier, et lui en fit boire quelques feuilles. Le prisonnier expira sur le champ. Que pensez-vous de ce trait de Cléopatre ?
— Je pense, dit-il, qu’elle aurait bien fait d’empoisonner Marc-Antoine, afin de régner paisiblement sur l’Égypte.
— Et, moi, je pense, reprit Métella, que, même pour garder son trône, elle ne devait pas empoisonner son hôte.
Ænobarbus se mordit les lèvres, et garda le silence.
L’exèdre était le petit salon de conversation intime. Il se trouvait au fond du péristyle, ― derrière le tablinum. C’était dans le péristyle, ― bâtiments construits autour de la cour intérieure, ― qu’étaient aménagées les chambres à coucher des maîtres de la maison, des serviteurs, des affranchis ou des esclaves.
Au milieu de l’exèdre, il y avait une table de citronnier, soutenue par un grand léopard à gueule béante, taillé dans l’ivoire, et, sur cette table, un jeu d’échecs et un jeu de damier, en bois de térébinthe.
Il paraît qu’à Rome, du temps d’Ovide, on jouait aux dames et aux échecs. Les officier du palais se mirent à faire leur partie, en écoutant notre conversation.
La matrone profita de cette liberté pour déployer toutes les ressources et tous les charmes de son esprit.
Il y avait sur une étagère, mais dans des proportions très réduites, un Cupidon de marbre, d’après un original de Praxitèle, un Hercule en bronze, d’après Myron, et deux Jeunes Filles relevant leurs bras sur leurs têtes, à la manière des canéphores, c’est-à-dire des jeunes Athéniennes qui portaient les corbeilles sacrées.
Comme je regardais ces petits chefs-d’œuvre, la matrone me fit signe de venir vers elle.
― Venez, me dit-elle, que je vous montre un chandelier bien curieux : son fût a été coulé à Tarente, et ses bobèches ont été faites à Egine.
— Et même ce chandelier a toute une histoire, interrompit Sulpicius. Racontez donc cette histoire, matrone, vous qui racontez si bien.
― Un jour, dit-elle, le crieur public Théon fit un lot de ce chandelier et de l’esclave Clésippe, qui était bossu et fort désagréable à voir. Gégania acheta le lot 50,000 sesterces. Mais ce qui fit parler beaucoup de cette affaire, c’est qu’un soir, à un souper, elle mit ce chandelier sur sa table, et exposa Clésippe devant ses convives, dans la toilette que Cincinnatus avait coutume de prendre, quand il allait à la charrue. C’est ce chandelier qui a été acheté par mes ancêtres dans la succession de Gégania.
― Ah ! matrone, dit Sulpicius, vous oubliez un détail que je vais dire pour vous, et qui est encore bien plus risible : c’est que, après l’avoir ainsi exposé, Gégania se prit d’une belle passion pour Clésippe, et… Vous permettez de continuer ?
— Voulez-vous bien vous taire, fit la matrone, en mettant sur sa bouche son éventail de plumes de paon. S’il n’est jamais permis de parler mal des femmes quand elles sont vivantes, il est absolument défendu de les déshonorer quand elles sont mortes.
— Combien donc, lui demandai-je, coûterait cette belle table de citronnier ?
― Ce sont quelquefois, me répondit-elle, des millions de sesterces qu’il faudrait aligner pour acheter ces tables. Ainsi la table de citronnier de Cicéron fut payée un million de sesterces. Celle d’Asinius Gallus coûta un million cent mille sesterces. Deux tables du roi Juba atteignirent, l’une un million deux cent mille, et l’autre environ le même prix. Une table qui venait de Céthégus fut vendue un million quatre cent mille sesterces.
― Quel est donc, lui demandai-je, le mérite extraordinaire de ces tables ?
— C’est, me répondit-elle, d’avoir des veines disposées comme des cheveux crépus, ou comme de petits tourbillons. Dans le premier cas, les veines courent dans le sens de la longueur et, alors, on les appelle des tables tigrées ; dans le second cas, elles reviennent sur elles-mêmes et, alors, on les appelle des tables panthérines. On estime surtout celles où l’artiste, par l’arrangement des lames, imite la variété des couleurs des plumes de la queue du paon.
— Les anciens Romains connaissaient donc aussi l’industrie du plaqué, et de la marqueterie ?
― S’ils ne l’avaient pas inventée, me dit-elle, ils l’avaient au moins parfaitement connue, avant la ruine d’Herculanum et de Pompéi. Ils ornaient le bois avec l’or, l’argent, le cuivre, le bronze, l’ivoire, l’écaille de tortue. Ils plaquaient avec le titre, le térébenthinier, l’érable, le buis, le houx, le palmier et l’yeuse ; mais, j’ai quelque chose qui est d’un bien plus grand prix que toutes ces tables de citronnier, tous ces lampadaires de bronze, et tous ces meubles de marqueterie, c’est ce tableau sur bois que vous voyez, là-bas, incrusté dans les panneaux de la muraille. Il est de Protogène.
― Un tableau de Protogène ? Le peintre des batailles ? L’ami d’Appelles ?
— Précisément. Il pourrait se faire qu’il ne fût qu’une copie, mais cette copie me rappelle un des faits qui font le plus d’honneur à l’antiquité. Protogène avait peint un chasseur appelé Ialisus, qui passait pour être le fondateur de Rhodes, et, près du chasseur, il avait mis un chien la gueule pleine d’écume.
— En effet, lui dis-je, c’est d’une vérité saisissante.
― Aussi, reprit-elle, avait-il passé sept ans à le faire. Un jour Démétrius-Poliorcète assiégeait la capitale de Rhodes, où se trouvait l’original, que les Rhodiens étaient particulièrement fiers de posséder : « Quel motif, lui dirent-ils, peux-tu avoir pour t’exposer à ensevelir ce chef-d’œuvre sous des ruines  Si tu triomphes, la ville est à toi et, avec elle, le tableau de Protogène ; mais, si tu échoues, prends garde ! on dira que, ne pouvant vaincre les Rhodiens, tu as fait la guerre aux mânes de Protogène. »
Démétrius eut tellement peur de mériter ce reproche, qu’il leva le siège de Rhodes. Connaissez-vous, dans la Gaule et dans la Germanie, des généraux qui lèveraient le siège des villes pour sauver les chefs-d’œuvre des peintres et pourriez-vous prétendre que votre civilisation actuelle est plus grande et plus généreuse que la nôtre ?
― Matrone, lui répondis-je, nous échappons à peine à l’état de grossièreté sauvage et d’ignorance dans lequel l’invasion des barbares du Nord nous avait plongés. Notre affranchissement intellectuel ne date que depuis quatre siècles environ. Nous, nous n’avons commencé notre évolution vers la lumière qu’à deux époques encore récentes, et qui s’appellent la Renaissance et la Réforme. Nous appelons la première la Renaissance, parce que l’esprit humain a reçu, pour ainsi dire, une nouvelle existence, en reprenant les traditions de l’antiquité grecque et latine, que le temps avait englouties. Nous appelons la seconde la Réforme, parce que la philosophie religieuse, qui avait pris naissance dans la Judée, et dont le sens avait disparu au milieu de la décadence universelle, a repris, sous l’empire de la raison, sa puissance de civilisation primitive. Depuis que le monde est rentré dans cette voie, l’esprit humain a recommencé sa marche en avant, et nous avons fait, dans l’ordre matériel comme dans l’ordre moral, des découvertes et des progrès qui vous rempliraient aujourd’hui d’étonnement.
― Quels sont donc, me dit-elle, ces découvertes et ces progrès ? Je ne veux pas connaître vos découvertes pour le perfectionnement de vos armes de guerre, car la guerre n’est qu’un retour passager à l’état sauvage, qui n’est pas le but des sociétés humaines. Parlez-nous des découvertes et des progrès que vous avez accomplis dans les arts, et dans les institutions qui sont utiles pour le maintien de la paix, pour le développement de la prospérité publique, et pour le bien-être des hommes.
― Matrone, lui répondis-je, parlons d’abord des découvertes les plus récentes dans l’ordre matériel. Nous avons maintenant des machines, à l’aide desquelles nous parvenons à reproduire l’écriture, avec plus de correction et de rapidité, dans un seul jour, que vos millions de scribes, employés à la copier manuellement, ne pourraient le faire dans des années. Nos villes, nos bourgs, nos villages, nos chaumières, sont ainsi inondés, tous les jours, de livres et de journaux, dont nos enfants eux-mêmes peuvent faire la lecture.
Vous parliez tout à l’heure de vos peintres : nous avons des appareils au moyen desquels, avec l’instantanéité de la pensée, et sans l’intervention du travail de l’homme, nous forçons le soleil à faire, pour nous, des portraits, des paysages, des tableaux, des images, qui sont l’imitation la plus exacte de la nature. À l’aide d’un simple fil métallique, nous transmettons jusqu’au bout du globe nos pensées, nos paroles, jusqu’au son de notre voix, et nous les faisons passer à travers les airs, les terres ou les mers, plus rapidement que les aigles qui volent dans les nuées. Nous transportons, à la fois, des milliers de voyageurs et des chargements immenses, de l’extrémité d’une contrée à l’autre, avec le secours d’un simple filet de vapeur d’eau, qui remplace aujourd’hui l’emploi des animaux domestiques et le travail humain. Nous nous servons de la lumière de la foudre pour nous éclairer dans nos rues et dans nos demeures, comme vous vous servez de l’huile dans vos lampes, et nous manions ses éclairs comme des jouets d’enfant. Nous enfermons la voix humaine dans des boîtes, comme vous enfermez votre vin dans vos outres, et nous la reprenons quand il nous plait, avec son timbre, son accent, ses inflexions et les expressions mêmes qu’elle a prononcées.
Dans l’ordre politique, nous avons réalisé d’autres conquêtes, qui vous paraîtraient encore plus merveilleuses. Nous avons supprimé complètement l’esclavage, et proclamé que la liberté humaine est inaliénable, incessible et imprescriptible. Nous n’avons pas seulement admis que tous les hommes, sans distinction d’origine, étaient libres, mais encore qu’ils étaient tous égaux devant les lois civiles, devant les lois criminelles, devant les lois militaires et devant les lois politiques. Nous avons ouvert gratuitement nos écoles à tous nos enfants, et nous leur donnons, à tous, la même instruction, pour répandre la lumière à flots dans tous les esprits. Vous voyez que nous avons, sur le monde antique, une avance énorme. Toutes les chaînes du corps et de l’esprit qui tenaient l’humanité dans l’abrutissement et l’impuissance sont brisées. Désormais, armés comme nous le sommes, d’instruments mécaniques, qui ont centuplé nos forces, en possession d’institutions qui sont entrées dans nos mœurs, nous marchons vers un état social dont vous ne pouvez pas encore mesurer la portée. Avant qu’il soit un siècle, la face de la Terre sera changée, et les sociétés humaines seront méconnaissables…
Je jetai les yeux sur les officiers du palais, qui m’écoutaient en silence. Ils me parurent pétrifiés, et la stupeur était peinte sur leurs visages. La matrone elle-même parut assez embarrassée.
― Clodius, me dit-elle, pourriez-vous construire ou faire construire les machines et les appareils dont vous venez de parler, de manière que ces inventions et ces découvertes puissent être appliquées industriellement dans cette ville ?
— Très certainement, matrone…
— Pourriez-vous faire un exposé de votre constitution politique et de votre système d’éducation nationale, afin de nous permettre de rechercher quel parti nous pourrions tirer de vos idées au milieu de cette population souterraine ?
— Sans contredit, matrone.
― Eh bien, ajouta-t-elle, je vous donne la jouissance de cette maison, avec tout l’ameublement qu’elle contient et le personnel d’esclaves qui s’y trouve, pour que vous établissiez vos ateliers de construction dans mon péristyle. Je vous laisse mon bibliothécaire, qui vous fera connaître toutes les richesses bibliographiques que je possède, et mes scribes écriront vos mémoires sous votre dictée. Voici un ordre du gouverneur qui vous enjoint de rester ici, à ma disposition. Mon intendant vous fera connaître mes instructions.
En prononçant ces paroles, elle me fit un gracieux salut de la main et, suivie des officiers du palais, elle sortit de sa maison.

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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