Une ville souterraine par Charles Carpentier (1887) — Épisode #15

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Chapitre XV

Catastrophe

J’avais passé la journée à travailler, dans la bibliothèque, et je venais de me coucher tranquillement, dans une des chambres du péristyle, lorsque j’aperçus, à la lueur de ma lampe, un homme dont le visage paraissait bouleversé par la terreur.

― De graves événements, me dit-il, sont arrivés. La population est soulevée. Une insurrection vient d’éclater. Tous les monuments publics sont en son pouvoir. Une foule furieuse, excitée par des soldats, a saccagé le palais du gouverneur. Calpurnius a été tué par ses officiers. Des malfaiteurs ont pénétré dans la maison de Métella, pour l’assassiner. Elle s’est héroïquement offerte à leurs coups. Mais, en voulant parlementer avec eux, elle a été mortellement frappée. Honteux du crime qu’ils venaient de commettre sur une femme désarmée, et qui, hier encore, était la personne la plus populaire, la plus aimée et la plus écoutée de toute la ville, ils se sont retirés de sa maison, en proférant des menaces de mort contre vous. Ils vous cherchent, et vous n’avez qu’un moyen d’échapper à leur fureur, c’est de vous rendre auprès de Métella, qui respire encore, et m’a donné l’ordre de vous dire qu’elle désirait vous voir. Tous ces événements se sont passés d’une manière si rapide que je ne puis encore les comprendre et vous donner d’autres explications. Mais le temps presse, et tout retard pourrait entraîner de nouveaux malheurs.

Je trouvai ce langage tellement étrange, et ce récit tellement invraisemblable, que je demandai à cet homme des preuves de ce qu’il avançait.

― Voici, me dit-il, un coffret qui doit contenir la lettre que vous avez écrite à Métella du fond de votre cachot, et le bouquet de fleurs sauvages que vous aviez trouvé sur le Châtelier.

― C’est bien cela, lui répondis-je. Courons !

Nous partîmes aussitôt.

Nous traversâmes plusieurs ruelles dans lesquelles toutes les lumières étaient éteintes. Des groupes d’hommes et de femmes, de soldats et de gladiateurs, guidés par quelques lanternes, couraient silencieusement le long des murailles, et paraissaient se diriger vers la demeure que nous venions de quitter.

Après avoir contourné plusieurs maisons isolées, pour éviter leur rencontre, nous reprimes notre direction, et nous arrivâmes enfin chez Métella. Des sanglots étouffés s’y faisaient entendre. À mon arrivée, une femme osseuse et grêle, aux regards aigus et aux traits énergiques, s’avança vers moi, et me dit, d’une voix basse, en me montrant l’atrium :

― C’est ici, venez !

Métella était étendue sur un lit de repos, les cheveux dénoués, les bras allongés de chaque côté d’elle, blanche et blême comme une morte. Elle se souleva sur un de ses coudes, découvrit le sommet de sa poitrine, et me montra, d’un geste, la pointe d’un fer qui était restée dans une plaie. En toute autre circonstance, j’aurais peut-être été choqué de cette hardiesse, mais elle mit dans ce mouvement tant de dignité et de simplicité, que je ne pus m’empêcher de saisir sa main, et de la baiser avec une respectueuse admiration.

La mort était si proche que les rangs étaient effacés, et que tous les usages de l’étiquette pouvaient être suspendus.

― Vous souffrez beaucoup ? lui dis-je.

— Non ! me répondit-elle, j’ai reçu l’âme de Cornélie, la mère des Gracques, et j’ai le courage d’Arria, la femme de Pœtus. Je commande à mon corps de ne pas souffrir, et je ne ressens pas la douleur.

Je m’aperçus qu’elle était sous l’empire de la surexcitation et de la fièvre, et je gardai le silence, pour ne pas accroître son agitation, mais elle continua de parler avec vivacité.

― Vous rappelez-vous, Clodius, reprit-elle, ce que vous m’aviez écrit, dans votre prison ? Vous me disiez que vous seriez joyeux de mourir en me regardant, parce que j’aimais le peuple, et que ma présence serait pour vous un encouragement. Eh bien, Clodius, c’est moi qui vais mourir, et je vais vous dire les grandes choses que j’aurais faites, si j’avais assez vécu, pour introduire dans notre colonie les réformes que je méditais. Ce n’est pas seulement l’aspect de cette ville antique, que j’aurais voulu transfigurer merveilleusement, à l’aide des découvertes de la science moderne ; c’est surtout la situation de ce peuple cruel et dissolu que j’aurais voulu améliorer, non point en dépouillant, par des moyens violents et révolutionnaires, les classes supérieures des avantages qui sont garantis à tous les citoyens par le droit commun, ― ce qui eût été une entreprise inique et insensée, ― mais en favorisant l’ascension graduelle et continue des classes inférieures vers le bien-être et la lumière. C’est parce que mes ennemis voulaient conserver, dans toute sa rigueur, la vieille constitution aristocratique de Rome qui consacrait l’esclavage et toutes les autres institutions accessoires, issues de ce principe odieux, qu’ils ont fait assassiner Calpurnius, qu’ils ont envoyé des émissaires pour me frapper, et qu’ils vous feraient massacrer à votre tour, si je ne trouvais pas le moyen de vous soustraire à leurs coups…

― Métella, ma chère enfant, interrompit la femme qui se tenait debout à côté d’elle, je vous en supplie, calmez-vous, reposez-vous. Vous êtes toute haletante, et votre agitation pourrait amener un épanchement interne.

— Ma marraine, dit Métella, d’une voix plus saccadée, vous qui êtes accourue de si loin à mon premier appel, ne refusez pas d’entendre les dernières paroles de votre filleule, et promettez-moi d’exécuter fidèlement mes dernières volontés.

— Parlez donc ! Je vous le promets !

― Eh bien, dit Métella, je vous demande d’abord d’abdiquer, pour un instant, votre puissance surnaturelle entre mes mains, afin que je puisse mourir ici, au milieu du monde où j’ai vécu, et dont le soin de mon honneur m’oblige de partager la destinée. Je vous demande, en second lieu, de retirer votre protection à cette ville égoïste et corrompue. Vous l’aviez protégée, dans l’espérance que ceux qui détenaient le pouvoir renonceraient aux abus dont ils vivaient et rétabliraient l’équilibre entre les classes, dans un but de concorde et de paix. Vous avez maintenant constaté que toutes vos espérances ont été trompées. Les dieux ne peuvent pas permettre que l’injustice soit éternelle, et ce serait approuver leur conduite que de leur continuer plus longtemps votre assistance. Enfin, je vous demande de sauver Clodius. Il avait de l’enthousiasme pour tout ce qui est grand, honnête et beau. Il compatissait, comme moi, aux douleurs de tous les êtres qui souffrent, et c’était pour cela que je l’aimais ! Je ne vous dis pas comment il faut le sauver. Je n’en ai plus la force ! Mais je désire que vous le rendiez sain et sauf à sa patrie…

En murmurant ces dernières paroles, elle tourna vers moi un regard rempli de tendresse. Nous nous aperçûmes que ses yeux se fermaient et qu’elle chancelait, comme si elle allait s’affaisser. Nous nous empressâmes de venir à son secours. J’appuyai sa tête sur ma poitrine, tandis que sa marraine prenait une de ses mains et la pressait sur son cœur.

Elle était déjà morte !

Je n’avais jamais entendu tomber des lèvres d’une femme des paroles aussi graves. C’était, sans doute, dans l’excitation de la fièvre et dans l’égarement de la douleur, qu’elle les avait prononcées. Mais sans discuter ici la valeur de ces raisonnements, en matière politique et économique, il est permis de dire qu’on trouverait, en France, peu de femmes assez hardies pour aborder de pareils problèmes, avec cette virilité d’idées et cette largeur de vues.

Quoi qu’il en soit, malgré les paroles rassurantes qu’elle venait de prononcer à mon sujet, ma situation n’en était pas moins fort grave.

Retenu prisonnier dans une ville murée de toutes parts et dont toutes les issues étaient gardées, entouré d’ennemis, menacé d’un retour offensif des conjurés, qui s’étaient lancés à ma poursuite, abandonné au caprice d’une femme mystérieuse, qui pouvait me rendre responsable de tous les malheurs dont j’avais été involontairement la cause, il n’était pas possible de prévoir encore comment finirait ma captivité.

Des événements inattendus précipitèrent la solution.

Une fumée épaisse s’était répandue dans le quartier de la rue Appia, et dans les rues circonvoisines. Des femmes, affolées de terreur, criaient que plusieurs incendies avaient éclaté dans la ville. On disait que des lézardes s’étaient manifestées dans les voûtes qui recouraient le Champ de Mars et le forum. On craignait des écroulements.

― C’est l’expiation qui commence, dit la marraine de Métella ; dans quelques jours il ne restera plus, ici, pierre sur pierre. La ville sera ensevelie sous ses ruines. Aucun être humain ne sortira vivant de ses décombres. Pour exécuter les volontés de ma filleule, qui m’a priée de vous sauver, il n’y a plus un moment à perdre. Avez-vous du courage ? me demanda-t-elle.

― J’ai l’exemple de Métella, lui répondis-je, et je suis prêt à tout.

― En ce cas, écoutez-moi : il existe, dans les substructions de cette maison, une porte qui s’ouvre sur les catacombes. Ces catacombes sont d’une étendue immense, et sillonnées de galeries, de couloirs et d’allées sans nombre, qui viennent s’amorcer sur les carrefours. Il faudrait un guide pour s’orienter dans ces labyrinthes, si l’on voulait visiter des sarcophages ou des urnes funéraires. Mais, en suivant la voie centrale, sur les côtés de laquelle les familles riches ont fait construire leurs tombeaux, on arrive, après quelques heures de marche, aux ruines d’un ancien château féodal qu’on appelle le château de Crux. À l’extrémité de cette voie, on trouve une barre de fer scellée, dans un quartier de rocher, et, en exerçant une pression sur ce levier, on fait tourner perpendiculairement sur elle-même une pierre de granit qui donne ouverture dans une tourelle abandonnée. De là, il est facile de gagner la campagne. En ce moment, l’entrée des catacombes est interdite au public, et le trajet pourrait se faire en toute sécurité. Mais il faudrait l’accomplir seul. Ma présence est nécessaire dans la ville pour présider aux funérailles, et déposer ma filleule dans le tombeau que je dois lui élever… Acceptez-vous ?

― J’accepte.

Nous descendîmes, par un escalier, dans une caverne où se trouvaient des lampes en terre cuite. Nous allumâmes une de ces lampes. La porte de bronze par laquelle nous étions entrés se referma derrière moi, et je me trouvai seul.

Aucune expression ne pourrait peindre le tremblement nerveux et l’anéantissement dont je fus saisi, en me voyant abandonné, dans ces cryptes, au milieu des horreurs silencieuses de la mort. Il me sembla que mon sang se figeait dans mes veines, que mon cœur cessait de battre, et que j’étais pétrifié comme une statue.

L’existence de ces nécropoles, dans lesquelles les anciens déposaient les corps entiers des morts, ou les cendres qu’ils recueillaient en brûlant leurs dépouilles, est depuis longtemps démontrée. Dans les derniers temps de la république, ou vers le commencement de l’empire, l’usage des inhumations avait été remis en honneur, et était devenu aussi fréquent que celui des crémations. La découverte du colombarium ou tombeau commun des affranchis de Livie, celle du tombeau de la famille Arruntia, de la pyramide de Cestius, du mausolée de Cœcilia Métella, dont un sarcophage est encore visible à Rome, dans le palais Farnèse, avaient déjà fait reconnaître qu’à cette époque on ensevelissait les morts, comme on le fait encore aujourd’hui, et les hypogées qui ont été trouvées à Naples et à Syracuse, à Gubio, Tarquinie, Chiusi, Toscanella, Castel-d’Arezzo, Noschia, et dans plusieurs autres endroits de l’Italie, n’avaient fait que confirmer cette opinion.

Il était donc certain, pour moi, que je n’allais pas seulement rencontrer des tombeaux ornés d’urnes lacrymatoires ou cinéraires, et contenant des bijoux, des vêtements, des objets mobiliers, et jusqu’à des jouets d’enfants, selon la coutume du paganisme, mais des tombeaux contenant des squelettes plus ou moins desséchés, des êtres humains qui avaient peut-être été ensevelis en état de léthargie ou de catalepsie, et dont j’allais peut-être entendre les appels désespérés et les gémissements. Quand j’eus repris possession de mes forces, je soulevai ma lampe, et j’avançai avec précaution dans les ténèbres. Je découvris des excavations divisées par chambres et par étages, des sentiers étroits et irréguliers bordés de sarcophages, de petits temples mortuaires, des cercueils creusés dans le tuf et recouverts d’une dalle, ou insérés dans des niches, de manière à offrir, en avant de la paroi, une saillie plus ou moins considérable. Quelquefois, je m’arrêtais un instant pour regarder les statues couchées sur le couvercle des sépulcres, les bas-reliefs sculptés sur les côtés, les peintures murales, ou les inscriptions incrustées dans la pierre. Presque toutes ces inscriptions commençaient par ces mots :

DIS MANIBVS, (Aux dieux mânes).

En voici une qui se rencontrait souvent et que, ― à cause de son laconisme et de sa simplicité, ― j’ai retenue dans ma mémoire :

D. M.

Q. ASINIVS

CONJVGI BENE MERENTI

FECIT ET SIBI.

Par moments, le bruit de mes pas réveillait les échos endormis dans les galeries, et il me semblait que j’entendais des voix humaines bourdonner dans mes oreilles. Une fois, tandis que je lisais une épitaphe, des chauves-souris, attirées par la lumière, vinrent voler au-dessus de ma tête, en jetant des cris plaintifs, et faillirent éteindre ma lampe, en agitant l’air chargé de miasmes avec leurs ailes pesantes et membraneuses. Je repris, en trébuchant, ma course dans l’allée centrale, et, après une marche fatigante, j’arrivai au terme de mon voyage. Les vêtements que je portais en arrivant dans la ville souterraine se trouvaient accrochés à la muraille, et, après les avoir revêtus, je profitai des heures les plus favorables de la nuit pour regagner ma demeure, sans être rencontré par personne.

Depuis cette époque, les apparitions qu’on avait remarquées sur le Châtellier ont cessé. Des affaissements de terres considérables se sont produits dans toute la vallée qui entoure cette montagne, et il n’est plus possible de douter de l’effondrement et de la destruction de la ville romaine où ces événements s’étaient accomplis.

 

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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