VIII. ― Les horreurs de la guerre perfectionnées. Catastrophe finale.
Célestin se précipita pour rejoindre le grand Roi.
Louis XIV ne voulait plus paraître s’étonner de rien ; il ne fit aucune objection quand Célestin lui demanda de daigner monter dans un wagon du chemin de fer Decauville. Le Roi ne disant rien, la Cour n’osait pas montrer son étonnement. Seul Vatel, monté dans le dernier wagon, déclara qu’il n’était point surpris.
— Ces parisiens font tramer leurs voitures par des mécaniques parce qu’ils ont mangé tous leurs chevaux, parbleu !…
En débarquant à l’esplanade devant le palais Algérien, Louis XIV fut reçu par la musique des turcos ; les troupes coloniales, turcos, tirailleurs, annamites, cipayes, spahis formant la haie. Louis, étonné, les passa en revue.
— Quels sont ces gens ? demanda Turenne ; d’où sortent ces moricauds, ces gens noirs ou jaunes ?
— Ce sont des soldats français, monsieur le maréchal.
— On a donc levé des troupes chez le grand Turc et chez le grand Mogol ?
— Ce sont de nouveaux régiments, dit Condé qui venait de s’informer, Royal-Turco, Royal-Tonkin… quelque idée de M. de Louvois… hum, je préfère la tenue de nos mousquetaires et de nos piquiers !
De nouvelles surprises les attendaient au pavillon du ministère de la guerre. Quels étaient ces engins de physionomie si nouvelle, ces canons étranges et compliqués, tout ce matériel absolument inconnu ? Célestin Marjolet donna des explications au Roi et aux généraux. Ces cônes de fer étaient des projectiles, des obus éclatant au moindre choc et capables de tout mettre en miettes, hommes et remparts !… Ces engins effroyables étaient des canons perfectionnés envoyant des projectiles monstrueux à 2, 3 ou 4 lieues de distance !…
Louis, haussant les épaules, regarda sévèrement ses ministres qu’il accusait d’avoir dilapidé ses finances en essais ridicules. Turenne et Condé s’indignèrent. Envoyer des projectiles à deux lieues, combattre sans se voir à une telle distance, mais ce ne serait plus la guerre c’est-à-dire la lutte des braves, poitrine contre poitrine, les yeux dans les yeux, courage contre courage ! Que vaudraient la fougue, l’entrain, la vaillance ? Que pèseraient devant ces engins nos cavaliers chargeant l’épée à la main ?…
— Inventer des machines permettant de se massacrer au hasard par-dessus des lieues de campagne, déclara énergiquement Turenne, c’est de la folie criminelle et nous proposons au Roi de faire pendre les inventeurs, en commençant par ce monsieur Marjolet !
Louis XIV partageait leur indignation, et lorsque Célestin Marjolet eut conduit le cortège dans l’exposition d’aérostation, le Roi lança un regard sévère au pauvre savant et lui demanda s’il n’avait pas l’audace de se moquer de lui en essayant de lui faire croire que l’homme pouvait s’élever dans les airs et naviguer parmi les nuages.
— Sire, essaya de dire Célestin, veuillez m’entendre.
— Assez ! s’écria le roi d’une voix tonnante, prenez garde, vous qui me semblez avoir préparé toutes ces singularités qui me gâteraient mon royaume si je n’y mettais bien vite bon ordre, j’ai forte envie de vous faire enfermer pour le reste de vos jours à la Bastille !
— Daignez regarder, Sire ! répondit Célestin en montrant au-dessus du Champ de Mars le ballon captif qui s’élevait majestueusement dans le ciel.
Le Roi, Turenne, Colbert, Louvois et toute la cour poussèrent un cri de stupeur et s’entre-regardèrent.
— Si cela est possible, tout serait donc possible ? s’écria le Roi. Balantin, si vous voulez que je vous pardonne votre manque de respect de tout à l’heure, vous allez monter là-dedans.
— Il restait un élément que l’homme n’avait encore pu conquérir, l’air ! dit Célestin triomphant, mais c’est fait, l’immensité de l’atmosphère est à nous, Sire ! Vous plairait-il de voir cette merveille de plus près, Sire ?
— Oui, dit le Roi d’un air sombre ; allons, messieurs !
En route Marjolet s’aperçut que le capitaine des gardes et deux autres gentilshommes s’étaient placés à ses côtés la main sur la poignée de l’épée.
Il tourna la tête et vit Louvois griffonner un papier qui lui parut être un ordre d’écrou à son intention pour la Bastille…
Le ballon captif était redescendu quand la cour arriva dans l’enceinte. Louis XIV considérait avec étonnement le colossal aérostat et prêtait une oreille attentive aux explications de Célestin. Le marquis de Balantin persistant à se croire le jouet d’une hallucination, ne consentit à reconnaître la réalité du ballon que lorsqu’il l’eut touché. Il fit mieux que toucher, d’ailleurs : le Roi lui ordonna de monter dans la nacelle, et bientôt, le ballon opéra une ascension captive pour lui tout seul. Le pauvre marquis de Balantin, au premier balancement de l’aérostat s’enlevant de terre, se laissa choir au fond de la nacelle, et refusa de rien regarder. Il entendit les exclamations de la Cour diminuer peu à peu, puis il n’entendit plus rien.
Balantin ouvre un œil alors, se soulève un peu et regarde. Horreur ! il plane dans le ciel, dans le domaine des oiseaux ! et au-dessous de lui, à 400 mètres, les gens de la Cour, devenus de simples unités de la fourmilière humaine, se distinguent à peine.
Il referma les yeux et ne les rouvrit qu’en entendant de nouveau les exclamations de ses amis. Il était redescendu sain et sauf ! Ouf !
Toute la Cour se précipita dans la nacelle pour le féliciter de son voyage et lui demander quelles impressions il avait ressenties.
— Vous êtes le premier, Balantin, qui se soit élevé si haut, dit le roi.
Comme tout le monde était dans la nacelle, le ballon s’éleva un peu et se mit à osciller.
— Je veux redescendre ! cria Balantin.
Il n’eut pas le temps d’en dire plus, une secousse violente lui coupa la parole. Célestin, épouvanté de son œuvre, reculant devant les embarras croissants de ce retour du passé, venait de trancher le câble qui retenait l’aérostat et le ballon libre s’élançait majestueusement vers les nuages.
Horreur ! en un clin d’œil, le grand roi et la cour disparurent dans les airs !…
Dans l’émotion de cet effroyable événement, nous nous précipitâmes tous sur le coupable Marjolet…
Et je me réveillai brusquement. C’était un rêve…, rêve bien mouvementé que j’avais fait, dans un coin, pendant que Célestin Marjolet nous débitait une interminable conférence sur ses folles recherches.
FIN
Tous les épisodes de ce feuilleton sont à lire ici. Un livre numérique paraîtra en février regroupant ce texte et quelques autres (afin de faire bonne mesure) d’Albert Robida. Rendez-vous ce lundi pour la présentation — et la lecture du premier épisode — d’un nouveau feuilleton qui ferait pâlir d’envie Phileas Fogg… La semaine prochaine, parution également en livre numérique de l’intégralité de notre feuilleton Une ville souterraine de Charles Carpentier.