Une ville souterraine par Charles Carpentier (1887) — Épisode #9
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Chapitre IX
Le restaurant de la rue de Mercure
La rue de Mercure était située derrière le Forum, et me parut très fréquentée. Le restaurant où nous entrâmes était plus étincelant de dorures, plus éclatant de lumières, plus resplendissant de vaisselles d’argent, plus garni de poteries vernissées et de meubles de luxe, que la Maison-Dorée ou l’hôtel Continental. Je fus introduit dans une grande salle, dont les murailles, peintes à fresques, représentaient des natures mortes sur un fond couleur de brique. Des grives étalaient leur joli plumage de velours brun et roux, à côté des lièvres au pelage fauve ; des colombes blanches et rosées montraient leurs ailes délicates ; des langoustes hérissaient leurs rouges cuirasses, auprès d’écrevisses vivantes, les unes noires, les autres presque bleues ; de superbes huîtres, appétissantes, entr’ouvraient leurs coquilles nacrées, non loin de bottes d’asperges, à la tige plantureuse et aux bouts diaprés ; des aubergines violacées et rebondies se mêlaient à des concombres d’un vert foncé ; des champignons à la tête bombée, des raisins aux magnifiques grains noirs et blancs, recouverts d’une buée vaporeuse, des pommes aux couleurs vives, des pièces de gibiers, aux poils encore ensanglantés, des poissons aux écailles éclatantes, et toute la variété des fruits les plus savoureux attiraient l’œil des consommateurs et éveillaient leur appétit. Au fond de la salle, une rangée de sièges était disposée derrière une table longitudinale, de manière que ceux qui venaient y prendre place avaient le visage tourné vers la porte d’entrée. Il paraît que, dans les restaurants fréquentés par les militaires, et contrairement à l’usage adopté dans le monde civil, on s’asseyait pour manger, au lieu de s’étendre sur des lits. On nous servit des escargots farcis sur de petits grils d’argent, des cervelas, du jambon des Gaules, des tétines de truie, des pâtisseries, et des vins miellés qu’on mouillait avec de l’eau glacée. Je n’avais pas été peu surpris en entrant dans mon cabinet de toilette, au palais, de trouver sur une table de marbre blanc, des peignes en os noir et en bronze, des boîtes à cosmétiques, des boîtes à épingles et des fers à friser ; mais je fus bien plus surpris encore lorsque j’aperçus, sur la table à manger, une nappe, des serviettes, des cuillères, des fourchettes, des couteaux, des huiliers, des salières, des plats de vermeil et jusqu’à des coupes en terre cuite, fines et légères comme des mousselines, qui ressemblaient à s’y méprendre, à nos verres à boire, et à nos gobelets d’argent. Tous ces objets de ménage, de même que ces objets de toilette, auraient pu être pris pour les nôtres si, par leurs formes plus variées, par leurs ciselures, ou par leurs dessins, ils n’avaient tous décelé l’art le plus raffiné. Il y avait notamment une coupe faite avec une pâte de couleur jaune, légèrement veinée de rose, sur laquelle on avait gravé ces mots : Bibe, amice, de meo, qui me parut une merveille de grâce et de délicatesse.
― Eh! eh ! Gaulois, s’exclama le vieux savant, en se versant une rasade de vin dans une passoire contenant de la neige glacée, je serais fort étonné si vos compatriotes, qui étaient autrefois de véritables sauvages, buvaient, comme nous, de l’eau glacée avec leurs vins ?
— Ne faites pas attention, me dit Pansa, notre ami Rufillus, qui est tout à la fois médecin, pharmacien, archéologue et poète, est par-dessus tout un peu railleur ; il cherche à vous provoquer pour vous éblouir par son érudition.
― Je serais très heureux, répondis-je, de faire appel à sa science, s’il voulait bien consentir à m’éclairer. Je veux pourtant lui apprendre ceci : dans la plupart de nos villes, nous avons aussi des glaciers qui nous vendent des glaces, pour rafraîchir nos boissons ou nos liqueurs ; mais nous pensions que l’origine de cette industrie était toute moderne.
― L’usage de rafraichir les boissons, en les faisant passer sur la neige, ne vient pas de nous, répondit Rufillus : il nous est venu des Grecs ! Cet usage est attesté par Alexis, par Dexicratos, par Eutyclès et par Xénophon lui-même, dans ses Dits mémorables. Charès, de Mytilène, rapporte dans son Histoire d’Alexandrie, qu’au siège de Pétra, dans l’Inde, le fils de Philippe de Macédoine fit creuser trente fosses qu’il fit remplir de neige, et couvrir de branches de chêne, pour la conserver. Vous voyez que l’art de conserver la neige, pour l’employer sur les tables, était connu bien avant vous, et que, sur ce point, les anciens ont encore le pas sur les modernes.
― Et ces plateaux de verres, ces cristaux, ces phialœ, ou petites fioles, dont nous avons trouvé tant de fragments curieux dans les ruines des villes romaines, lui demandai-je, savez-vous aussi à quelle époque précise remonte leur invention ?
― Tout ce que je puis vous dire à cet égard, répliqua-t-il, c’est qu’on a découvert à Sion des procédés de vitrification à l’aide desquels on était parvenu à faire des objets d’art merveilleux, et que l’industrie de la fabrication du verre était en pleine activité longtemps avant notre conquête des Gaules. Nos ancêtres ont été tellement enthousiasmés de cette découverte que les coupes de verre et de cristal ont bientôt remplacé chez eux les coupes d’or et d’argent. Du temps de Pline et de Martial, c’est-à-dire il y a dix-huit siècles, on vendait déjà de petites coupes de verre et de cristal qu’on appelait ptérotes, jusqu’à six mille sesterces, et l’un de ces écrivains raconte qu’une dame romaine, qui pourtant n’était pas riche, avait acheté un bassin de cristal cent cinquante mille sesterces !
― Eh ! eh ! Rufillus, interrompit tout à coup Pansa, qui riait aux éclats, vous ne nous aviez pas raconté cette nouvelle ?
― Quelle nouvelle ?
― Que vous aviez empoisonné le vieux sénateur Tigellius ?
— Et comment savez-vous cela ?
— Par le journal officiel.
— Que dit-il ?
— Tenez, Clodius, me dit Pansa, en me remettant un rouleau de toile qu’il tenait à la main, lisez vous-même. Je déroulai la toile, qui n’était écrite que d’un seul côté, et je vis qu’elle portait en grosses lettres le titre suivant : MEMORABILIS LIBELLES.
― Lisez donc ! lisez donc ! crièrent-ils.
Je trouvai un entrefilet intitulé : Mort de Tigellius, et je lus les quelques lignes que voici, ― je donne la traduction bien entendu : « Atteint d’une maladie incurable et désirant mettre fin à ses jours, le sénateur Tigellius a fait appeler le médecin Rufillus, qui s’est rendu célèbre par la composition de ses poisons. Le malade a pris le breuvage qui lui avait été préparé, d’après sa demande, et est mort peu d’instants après, sans avoir ressenti aucune douleur. »
― Eh! me dit Pansa, que dites-vous du courage de ce sénateur ?
— J’avoue, lui répondis-je, que ce n’est pas le courage de ce personnage qui me frappe le plus.
— Quoi donc ?
— C’est votre journal ! Il y avait donc des journaux, à Rome, comme chez nous ?
— Il faut s’entendre, me répondit-il. Il n’y avait qu’un journal, à Rome, et ce journal était rédigé par les soins et sous la direction du gouvernement. C’est Jules César qui avait eu, le premier, l’idée de fonder cette publication périodique, pour porter à la connaissance du peuple les actes du Sénat, les plébiscites et les actes officiels. On y glissait des faits divers pour amuser les oisifs, et pour diriger l’esprit public.
― Vous nous avez devancés sous beaucoup de rapports, lui répliquai-je, mais la création d’un journal, à cette époque, est vraiment un fait curieux ! Comment, toutefois, ose-t-on annoncer qu’il est permis à vos médecins d’empoisonner leurs malades ? L’administration des poisons est donc permise ?
― Chez nous, me dit-il, les morts volontaires sont licites et même regardées comme honorables. Les médecins qui composent et délivrent des poisons font des œuvres méritoires, quand ils n’ont pour but que de favoriser des suicides. S’il vous prenait envie de quitter, un jour, volontairement la vie, vous n’auriez qu’à faire un signe à notre excellent ami Rufillus, et il vous empoisonnerait comme un oiseau, dans une seconde !
J’accueillis avec un sourire amer sa proposition, qui m’était faite si galamment, et je repoussai de la main un petit flacon doré qui m’était présenté par le médecin.
― Si nous faisions venir nos danseuses ? interrompit Sulpicius.
— En effet, m’écriai-je, je préférerais les danseuses !
Quatre jeunes filles entrèrent au fond de la salle, qui formaient une espèce de théâtre, et exécutèrent, aux sons de la flûte, de la lyre et de la sambucine, une série d’évolutions chorégraphiques des mieux réussies. Les scènes qu’elles représentaient étaient une allégorie des quatre saisons. Leurs cheveux, relevés sur le front par une bandelette appelée vitta, retombaient en boucles sur leurs épaules demi-nues, et elles portaient des tuniques transparentes comme du cristal. Les poètes romains de cette époque disent que les étoffes dont elles se servaient étaient fluides comme des vapeurs, et légères comme du vent tissé. Elles prirent des poses qui furent pleines de langueur, de morbidezza, de vivacité folâtre et de mollesse enivrante ; et, après avoir tourné sur elles-mêmes, elles se sauvèrent comme des fauvettes effarouchées, en nous envoyant des baisers. L’aspect de ces jolies filles, leur musique originale, et leurs danses harmonieuses remirent un peu de gaieté dans mon esprit, et je fus le premier à insister, avec mes compagnons, pour que le médecin revint avec nous au palais. Il était question de souper tous ensemble chez Pansa, et je me promettais bien d’utiliser l’érudition et l’expérience de ce vieux bibliophile, avant de recourir à son ministère et à ses qualités de toxicologue. Nous ne tardâmes pas à nous réunir autour du brasier, où quelques flammes mourantes palpitaient encore, dans la chambre du palais, d’où nous étions sortis.