Une ville souterraine par Charles Carpentier (1887) — Épisode #14
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Chapitre XIV
Au théâtre
Les historiens assurent que les théâtres grecs, tels que ceux qui existaient à Epidaure, à Ephèse, ou à Scyone, pouvaient contenir jusqu’à 150,000 spectateurs. À Rome, le théâtre de Pompée contenait 40,000 sièges à deux places. Le théâtre d’Herculanum, dont on voit, encore aujourd’hui, les dix-huit rangs de gradins, taillés dans le tuf, pouvait réunir environ 35,000 spectateurs. Celui de la ville souterraine, dans lequel nous étions rassemblés, avait des proportions beaucoup moins considérables. Il était à peine suffisant pour recevoir 15,000 personnes. Néanmoins, la présence d’une foule aussi nombreuse, entassée dans une pareille enceinte, était une nouveauté bien faite pour étonner un habitué des théâtres parisiens.
Je profitai du temps qui s’écoula, depuis mon entrée jusqu’au commencement de la pièce, pour étudier le public, qui arrivait par les escaliers et les couloirs, et se précipitait sur toutes les places encore vides, depuis les profondeurs de l’orchestre jusqu’au sommet des dernières galeries.
Le théâtre Balbus était construit sur le plan de tous les théâtres antiques. La partie occupée par les spectateurs présentait un demi-cercle de gradins concentriques dont les rangées s’élevaient à mesure qu’elles se rapprochaient de la circonférence. On y arrivait, de l’extérieur, par des escaliers qui conduisaient jusqu’à un troisième étage, et par des vomitoires ou passages de dégagements intérieurs, qui débouchaient sous les gradins, jusqu’en face de l’avant-scène. La circulation, dans la partie réservée au public, et qu’on appelait cavea, se faisait facilement par des marches établies perpendiculairement à travers ces gradins, comme dans les amphithéâtres de nos écoles de médecine ou de droit.
Bientôt les places furent occupées.
Les personnages de marque qui portaient des toges blanches, étaient assis au bas du théâtre, en face des musiciens et devant le proscenium, qui correspondait à ce que nous appelons aujourd’hui la rampe. Les tuniques brunes, c’est-à-dire ceux qui appartenaient à la classe plébéienne, inondaient le pourtour dans les régions supérieures. Enfin, dans les galeries qui s’étendaient sous les portiques du troisième étage, debout, serrés les uns contre les autres, agités et tumultueux, on apercevait les esclaves.
L’aspect de la foule, assise au-dessous de nous, était singulièrement curieux. On eût dit une serre remplie d’arbustes printaniers en fleurs, tant les toilettes des femmes étaient fraîches, voyantes et variées. On avait répandu partout, sur le sol, des parfums qui embaumaient l’air de tous les côtés. Les regards se portaient sur des étoffes plumetées et chamarées, couleur jaune-cire, jaune-miel, azur tendre, crocus, améthyste ou rose blanche, tandis qu’une pluie de perles ou de pierres précieuses semblait tomber, à gouttes pressées, sur des poitrines demi-nues. Les femmes, qui tenaient généralement à la main de petits miroirs d’argent, de forme étrusque, parlaient avec animation, en respirant, de temps à autre, de petits flacons d’odeur.
Il me semblait que j’étais dans une loge de l’Opéra, un soir de première représentation.
― Je vous fais bien mon compliment, dis-je à mon bibliothécaire ; vous paraissez avoir des femmes charmantes, et qui savent s’habiller. S’occupe-t-on beaucoup ici, de parures et de modes nouvelles ?
— Je ne saurais mieux faire, me répondit-il, que de vous citer les paroles d’un de nos auteurs favoris : « On compterait, dit-il, les glands d’un vaste chêne, les abeilles de l’Hybla, les bêtes fauves qui peuplent les Alpes, plutôt que le nombre de parures et des modes nouvelles que chaque jour voit éclore. »
― C’est comme chez nous, lui dis-je ; je vois que, sous ce rapport, vos Romaines ressemblent fort à nos Gauloises. Mais je voudrais bien savoir ce qu’en pensent leurs maris ?
― Ils pensent que leurs femmes ont parfaitement raison. Je ne vous cacherai pas que, pour mon compte, je suis célibataire, mais je pense absolument comme eux.
― Les femmes ne montent pas à la tribune ; elles ne commandent pas les armées ; elles ne bâtissent pas nos maisons, et ne labourent pas nos terres. Il serait déraisonnable de leur demander qu’elles passassent leur vie à élever des oiseaux, à manger des confiseries, ou à présider à la cuisine. Il faut bien qu’elles fassent quelque chose qui rentre dans leur compétence, et ce qu’elles ont de mieux à faire, c’est de se faire belles.
― C’est juste ! lui répondis-je, pour éviter de le contredire.
― Aussi, reprit-il, faut-il voir comme elles apprennent, dès leur plus tendre enfance, toutes les ruses de la toilette. Nos soldats ne s’initient pas si vite aux stratagèmes de la guerre qu’elles n’apprennent les artifices de la coquetterie. Je ne crois pas que, dans aucune nation du monde, on puisse en trouver qui soient plus habiles pour se coiffer, pour se friser, pour assortir les nuances de leurs vêtements, pour se peindre et se pommader. Voulez-vous juger, par un simple coup d’œil, du degré de leur habileté ? Regardez toutes ces têtes ! Celles qui ont un visage allongé portent les cheveux séparés sur le front, comme Léodamie ; celles qui ont la figure arrondie ont un nœud sur le côté de la tête, et les oreilles découvertes ; celles qui ont une physionomie hardie et fière ont leurs cheveux relevés en tresses sur le front, comme Diane chasseresse ; au contraire, celles qui aplatissent leurs cheveux sur leurs tempes, ou leur donnent des ondulations imitant les flots, ont une sorte de beauté qui convient à cette coiffure. Voulez-vous observer comment elles savent assortir les nuances avec la couleur de leur teint ou de leur chevelure ? Remarquez les blondes, et vous constaterez qu’elles portent, toutes, des étoffes de couleur noire ou brune, tandis que les brunes portent de préférence des étoffes blanches. Voyez avec quel soin elles traitent leurs tailles ? Les femmes fortes ont des corsets de cuir pour se serrer, et les femmes maigres ont d’autres secrets pour se donner une apparence d’embonpoint.
― Quoi ! lui dis-je, les dames romaines portaient autrefois des corsets ?
― Elles en portent toujours, me répondit-il.
― Je ne soupçonnais pas, je vous l’avoue, et beaucoup de mes compatriotes sont sans doute comme moi, que nos modistes gauloises, en emprisonnant les tailles de nos femmes dans des baleines, ne faisaient que copier les modistes de Rome, qui vivaient il y a près de deux mille ans.
― Nos élégantes, me dit-il, n’occupent pas seulement des modistes, elles emploient aussi des hommes pour la confection de leurs objets de toilette : elles ont des tailleurs pour les robes à manches, des faiseurs de pardessus et de sens-dessus-dessous, des faiseurs de linon à franges ; elles ont même des faiseurs de tuniques intérieures et de gorgerettes, c’est-à-dire d’objets de toilette intime. Enfin, elles ont des parfumeurs de chaussures, pour leurs souliers de table et leurs souliers de ville. Le génie de la coquetterie est partout le même, et je suppose bien que vos femmes ont aussi des hommes pour les habiller ?
― Il y a bien un peu de cela !… répondis-je.
― Faire valoir les charmes qu’elles possèdent, reprit mon interlocuteur, et remplacer, au besoin, par l’art, les charmes qu’elles ne possèdent pas encore, ou qu’elles ne possèdent plus, voilà, selon moi, non seulement le droit, mais je dirais même le devoir rigoureux des femmes… Partout, autour de vous, dans cette enceinte, vous apercevez des chevelures abondantes qui roulent et déroulent leurs anneaux sur de blanches épaules, des sourcils noirs tendus comme des arcs de l’Amour, au-dessus des yeux luisants, des carnations dont l’éclat rappelle celui des lis et des roses, et des bouches vermeilles qui laissent entrevoir des rangées de dents fines et blanches. Il serait trop naïf de croire que, dans tout cela, l’art n’a pas contribué plus que la nature. Mais vos yeux ne sont pas moins charmés, et cela suffit !…
― Comment, lui dis-je, tout cela ce n’est pas la nature ? C’est de l’art ?
— C’est de l’art, en effet, si ce n’est pour toutes, au moins pour beaucoup ; et les jeunes, aussi bien que les vieilles, payent avec raison leur tribut à l’art. Vous n’avez donc pas lu nos vieux écrivains, qui ont dévoilé tous ces mystères ?
— C’était donc sérieux, tout ce qu’ils ont dit sur les grandes coquettes qu’ils ont connues ?
— Très sérieux !
— Ainsi vous m’assurez que les Romaines se mettaient, autrefois, de faux cheveux ?
— Parfaitement.
— Qu’elles se teignaient ?
— Ce n’est pas douteux.
— Qu’elles portaient des dents artificielles ?
— Je le reconnais.
― Qu’elles composaient leur teint avec du fard et de la céruse ?
― Je vous l’atteste.
— Qu’elles noircissaient leurs cils et leurs sourcils avec une aiguille trempée dans du noir de fumée ?
— C’est certain.
— Qu’elles animaient l’éclat de leurs yeux avec une poudre fine, ou avec le safran qui croît sur les rives du Gydnus ?
— Hélas !… Mais aussi quels beaux yeux !…
— Et vous approuvez ?
― J’approuve ! Je trouve que cette coutume est bonne. Elle ne fait de mal à personne, et elle fait plaisir à tout le monde. D’abord elle est utile aux femmes, qui aiment toujours à paraître belles, alors même qu’elles sont arrivées à l’âge où il faudrait renoncer à l’être, parce que l’éclat et la beauté attirent toujours les regards et les hommages. Pour elles, la grande affaire de la vie, le but suprême de tous les efforts, la récompense de toutes les peines, c’est de savoir plaire. Quand elles savent plaire, elles savent tout. Elles font tout. Elles peuvent tout. Mais, pour plaire, il ne suffit pas d’être, il faut paraître ! Ne perdez pas de vue que nous ne jugeons que sur les apparences, et que nous tenons médiocrement compte des réalités, quand les apparences n’y sont pas ! Vous-même, n’aimez-vous pas mieux voir une réunion de femmes qui ont les apparences de la jeunesse et de la beauté, que de promener vos regards sur des visages que le temps et les fatigues ont flétris ? Je crois donc que, loin de faire aux femmes un reproche de nous tromper par quelques ruses innocentes pour embellir notre existence, il faut, au contraire, les en féliciter. Du reste, je vous donne pour ce qu’elle vaut la théorie romaine sur la toilette des femmes, et il me suffit de vous avoir averti, en votre qualité d’étranger.
En ce moment, le tintement d’une clochette se fit entendre, et un grand silence se produisit tout à coup, dans la foule. Conformément à l’usage suivi dans les anciens théâtres grecs et romains, qui étaient en plein air et à ciel découvert, le rideau, au lieu de s’élever lentement et de disparaître, comme chez nous, dans les combles, glissa le long des murailles qui encadraient la scène et descendit dans le sous-sol. Le théâtre, qui était très vaste, représentait une place publique de Calydon, ancienne ville de la Grèce, dans l’Étolie, sur les bords de l’Évenus, à l’ouest de Naupacte. Les vieilles maisons qui entouraient cette place publique étaient peintes par des décorateurs expérimentés qui avaient parfaitement ménagé les perspectives, et produisaient une illusion scénique complète.
Presque toutes les comédies de Plaute, comme les comédies de Térence, ont un prologue, dans lequel un acteur vient expliquer, en quelques mots, le but et l’intrigue de la pièce, et inviter le public à applaudir. Il y avait un prologue très amusant, dans la comédie du Carthaginois. Un acteur comique, d’une haute taille et portant un masque, s’avança sur le proscenium, et prononça d’une voix claire les paroles suivantes, qu’il faut reproduire, parce que rien ne pourrait donner une idée plus exacte de la physionomie d’une foule romaine assistant à une représentation théâtrale, et des plaisanteries originales et primitives qui excitaient ses rires et ses exclamations :
« Il me prend bien envie, cria-t-il, de vous offrir une réminiscence de l’Achille d’Aristipe. J’emprunterai mon début à cette tragédie…
(Élevant la voix) :
« Taisez-vous ! faites silence ! prêtez attention ! écoutez ! C’est l’ordre du grand vainqueur d’histrionie. Il veut que tous viennent s’asseoir ici, en bonne disposition d’esprit, soit qu’on arrive à jeun, soit que l’on ait l’estomac garni. Ceux d’entre vous qui ont mangé ont fait très sagement. Ceux qui n’ont pas mangé pourront se repaître de fables comiques.
« Lève-toi, héraut, et avertis le public de nous donner audience. Il y a une heure que j’attends pour savoir si tu sais ton métier.
« Exerce ta voix, qui fournit à ton existence et à ton entretien ; car, si tu ne veux pas crier, ta paresse t’amènera la famine sans que tu y penses…
(Après la proclamation du héraut) :
« Allons, rassieds-toi, afin que tu aies deux profits à la fois.
(Aux spectateurs d’une voix emphatique) :
« Bien vous fasse !
« Qu’on observe tous mes décrets !…
« Aucune fille de joie ne s’assiéra sur le proscenium ; les licteurs ne souffleront pas le mot, ― pas plus que leurs verges ! L’ordonnateur ne passera pas devant les personnes, pour faire placer quelqu’un, pendant que les acteurs seront en scène.
« Arrière les esclaves qui envahissent les gradins ; ― qu’ils laissent la place aux hommes libres, ou qu’ils payent pour devenir citoyens ! S’ils n’ont pas de quoi, qu’ils s’en retournent au logis, pour éviter double mésaventure : ici, les verges qui leur chamarreront le dos, et, chez eux, les étrivières qui puniraient leur négligence, au retour du maître.
« Les nourrices devront soigner au logis leurs petits enfants qui têtent, au lieu de les apporter au spectacle. C’est le moyen qu’elles ne souffrent point la soif elles-mêmes, et que leurs poupons ne meurent pas de faim, ou ne crient pas ici comme des chevreaux. Les matrones regarderont sans bruit, modérant les éclats de leurs voix flûtées. Qu’elles remettent à jaser ensemble chez elles, afin de ne pas faire enrager les maris, comme à la maison. Ah ! j’allais oublier…
« Pendant le spectacle, vous autres valets de pied, faites irruption au cabaret. Profitez de l’occasion, et, tandis que les tartes fument dans le four, vite ! courez ! Ces ordonnances promulguées, en vertu de notre pouvoir histrionien, que chacun s’en souvienne, en ce qui le concerne ! Et maintenant le sujet de la pièce… »
Après avoir fait sommairement et spirituellement l’analyse de cette pièce, que le temps a épargnée, et qu’on peut lire encore aujourd’hui dans les œuvres de Plaute, l’acteur prit une allure grotesque, et se retira dans les coulisses, au milieu des éclats d’une hilarité générale. Aussitôt que la scène fut vide, de jeunes et jolies esclaves, portant des fruits confits sur des plateaux de verre peints, ou de petits amours de marbre aux ailes déployées dans des cages, envahirent les gradins, pour offrir leurs marchandises aux spectateurs.
Mais, tandis que les interpellations et les conversations se croisaient dans tous les sens, j’étais tout entier à ce que je venais de voir, et je commençais à comprendre un fait qui m’avait toujours paru bizarre et inexplicable, jusqu’au moment où j’avais assisté à cette représentation : je veux parler de l’utilité et même de la nécessité de l’emploi des masques, pour les acteurs, dans les théâtres de l’ancienne Grèce et de l’ancienne Rome. En présence de l’immensité de ces théâtres, à la distance où les spectateurs se trouvaient de la scène, il aurait été absolument impossible de saisir le jeu des physionomies, l’expression des regards, le mouvement des muscles, la contraction ou la dilatation des lèvres, le sens même et l’articulation des mots, si l’on n’avait eu recours à des moyens artificiels, à l’aide desquels on exprimait, d’une manière plus saisissante, le caractère principal des personnages, et l’on parvenait à augmenter la portée et la sonorité de la voix. De là, l’usage des masques. Les masques étaient faits avec de la cire artistement coloriée. Ils étaient garnis de chevelures ou de barbes, suivant les circonstances, et portaient, à l’intérieur, devant la bouche entr’ouverte, un appareil métallique, qui, pour l’émission de la parole, lui donnait la puissance d’un porte-voix. En s’appliquant exactement sur la tête des acteurs, ils avaient l’avantage d’accentuer plus fortement et d’individualiser les personnages. L’éloignement empêchait de s’apercevoir de l’immobilité de leurs traits, et l’on gagnait dans la vérité des figures ce que l’on pouvait perdre dans la finesse des détails. Ces premières appréciations se trouvèrent confirmées et pleinement justifiées lorsque tous les acteurs entrèrent successivement en scène. Je compris, pour la première fois, que les œuvres dramatiques des anciens pouvaient encore exercer l’enthousiasme, quoiqu’elles fussent jouées par des troupes d’acteurs masqués.
Il y a, dans la comédie des Carthaginois, des situations du plus haut comique. La première scène, dans laquelle un jeune Grec, accompagné de son esclave Milphion, cherche à obtenir les bonnes grâces d’une courtisane qui se rend au temple de Vénus, pour offrir un sacrifice à la déesse, est d’une verve étourdissante. Jamais Molière n’a mis plus d’enjouement et d’esprit dans ses valets de comédie. La scène dans laquelle un soldat grec, espèce de matamore menteur et vantard, ― comme les Romains se plaisaient à représenter les Grecs de leur temps, ― raconte à un marchand d’esclaves qu’il avait abattu 60,000 guerriers volants, en mettant des boules de glu dans des frondes, et qu’il avait lui-même tué tous ces guerriers, en leur passant une de leurs plumes dans le crâne, ― est un morceau de bouffonnerie achevé.
Mais ce qui devait préoccuper, par-dessus tout, un étranger, c’était de savoir si le sens du goût, qui est si sûr et si perfectionné dans un public français, était déjà développé dans ces grandes réunions populaires. À cet égard, aucun doute n’était possible. Toutes les fois qu’un acteur faisait un mouvement hors de mesure, ou rendait un vers faux, en le scandant d’une manière inexacte, il était sifflé et bafoué, tandis que celui qui avait des intonations justes était toujours applaudi.
En somme, la troupe d’Ambivius Turpion était composée d’acteurs de premier ordre, et les musiciens de Glaudius, avec leurs flûtes syriennes, étaient des artistes d’un véritable talent. Aussi, à la fin de la pièce, qui se termine par une reconnaissance d’enfants volés et par un mariage, reçurent-ils une bruyante ovation.
― Combien vos comédiens gagnent-ils chez vous ? demandai-je à mon bibliothécaire.
― Vous savez, sans doute, dit-il, que notre grand acteur tragique Æsopus avait gagné, au théâtre, plus de quatre millions. Roscius, notre célèbre acteur comique, qui donna, avec Æsopus, des leçons de déclamation à Cicéron, recevait par jour, du trésor public, trois mille deniers romains. On dit que Liberius reçut, en une seule fois, de Jules César, cinq cent mille sesterces. Mais, ce que je puis vous attester, c’est qu’aujourd’hui même encore, comme autrefois, il n’y a pas chez nous, de comédien d’un peu de talent, qui ne gagne, par an, ses cent mille sesterces.
― Quelle étonnante nation que cette vieille nation romaine ! me disais-je, en m’en retournant. Elle est vraiment la grande initiatrice et la grande maîtresse, dans les lettres et dans les arts ! Elle n’a pas seulement des historiens comme Tite-Live et Tacite, des orateurs comme Cicéron et Hortensius, des poètes comme Virgile et Horace, des auteurs dramatiques comme Plaute et Térence, des acteurs comme Æsopus et Roscius ; aucun éclat ne manque à sa gloire, puisqu’elle a des comédiens qui jouent comme au Théâtre-Français, et qu’on peut se croire ici dans la maison de Molière !
Je rentrai chez moi, confondu, étourdi, émerveillé, de ce que je venais de voir.