IV — S. M. éprouve quelques étonnements sur la route de Versailles.
Le cortège s’ébranlait. Les tricycles partirent en avant et attendirent les omnibus devant la statue équestre du Roi. Louis fit arrêter ici les voitures et interpella Mansard en lui montrant les statues. Il paraissait satisfait de son effigie équestre, une surprise qu’on avait voulu lui faire, une flatterie délicate ; mais que signifiaient toutes ces autres statues autour de la cour ?
— Rayard, Duguesclin, Sully, fort bien ! Vous vous y êtes fait mettre aussi, Colbert… hum ! Mais ceux-ci : Masséna, Jourdan, Lannes, Mortier ? Qui diable sont ceux-là ?
Mansard, descendu de voiture, resta incliné devant l’omnibus royal sans trouver une réponse.
— Des généraux, sire, évidemment, répondit Turenne, mais je ne les connais pas plus que votre Majesté…
— Vous vous êtes permis, s’écria le Roi en se tournant vers Louvois, d’envoyer de votre chef des généraux aux armées, des généraux que je ne connais pas ? Monsieur Mansard, vous me préparerez un rapport sur les changements apportés en mon château de Versailles, et vous, Monsieur de Louvois, vous m’éclairerez ce soir en conseil sur les états de services de ces généraux que je ne connaissais pas.
Le cortège se remit en marche. Comme il passait la grille du château, des trompettes se firent entendre et un peloton du 8e cuirassiers, après un salut du sabre, se mit à galoper à la suite du dernier omnibus.
Louis XIV eut encore une surprise en regardant les cuirassiers ; nous le vîmes se pencher vers M. de Turenne, aussi étonné que lui.
L’arrivée de ces cuirassiers pour escorter le Grand Roi nous surprenait aussi, mais voici ce qui s’était passé.
Le gardien emmené au poste sur l’ordre de M. de Turenne avait pu prévenir le conservateur du château, qui n’avait compris qu’une chose au rapport embrouillé du gardien, c’est qu’un maréchal venait de visiter le château avec quelques personnages de distinction. Et, sur un avis porté à lit caserne, une escorte d’honneur était venue attendre le maréchal à la grille.
Que d’étonnements pour le Grand Roi sur la route ! Au commencement, le sentiment de sa dignité l’empêcha de manifester sa surprise toujours croissante autrement que par des frémissements de ses sourcils et de sa perruque ; mais à la fin, il n’y tint plus et fit monter à coté de lui Célestin Marjolet, le seul homme qui pût le renseigner sur les prodigieux changements qu’il constatait partout.
Une pareille infraction à l’étiquette faillit faire tomber en pâmoison le grand maître des cérémonies ; mais cette grande faveur fit hausser considérablement mon ami dans l’estime des courtisans.
Le cortège rencontra de nombreux promeneurs, une musique militaire, deux collèges en sortie, quatre noces et douze omnibus d’excursionnistes anglais. On se regardait avec ébahissement des deux côtés. Les dames de la cour détaillaient les toilettes et nous posaient des questions lorsque les omnibus modéraient un peu leur allure pour permettre au Roi de mieux voir quelque objet intéressant.
— Mais c’est donc un changement survenu sur un coup de baguette magique ? disait Madame de Sévigné ; la mode est bouleversée depuis hier ! Les parisiennes vont nous prendre pour des gens du Monomotapa ! Plus de paniers ! Plus de coiffures à la Fontanges ! Voici là-bas des dames qui sont certainement des femmes de qualité, et elles n’ont pas le moindre page pour porter leurs traînes !
— Quelles étranges constructions, disait de son côté le Roi, en montrant au loin des cheminées d’usines ; quelles sont ces tours légères que je n’avais pas encore remarquées ? On dirait des minarets de mosquées, je n’aime pas beaucoup cette architecture… Et ceci, ces bizarres choses noires ?
Cette fois Louis montrait les réservoirs d’une usine à gaz ; de la réponse de Célestin Marjolet le Roi ne saisit d’abord que le mot gaz et s’exclama :
— Ceci, une fabrique de gazes ? Des étoffes légères dans ces malpropres bâtiments ?
Célestin Marjolet n’eut pas le temps d’expliquer la méprise. Un violent coup de sifflet fit lever toutes les têtes. C’était le chemin de fer, un train qui s’avançait bruyamment en longeant la route. Les jets de vapeur, le formidable halètement de la machine et la longue file de wagons roulant avec un tapage infernal mirent subitement le cortège royal en un désarroi complet. Louis XIV était devenu pâle, M. Colbert devenait vert ; Turenne s’élança, arracha au cocher les rênes des chevaux pour faire reculer l’omnibus et Jean Bart bondit à terre. Quant aux dames, elles s’évanouirent toutes et quelques seigneurs avec elles.
— Qu’est-ce que cela ? s’écria Louis quand le train eut disparu comme un éclair, quelle est cette apparition démoniaque ? Il y a des gens dans ces voitures infernales ?
— Ne serait-ce point, balbutia un courtisan, certaine invention de M. Blaise Pascal dont on a parlé naguère, un véhicule nommé, je crois, la brouette ? On m’en a fait le plus grand éloge…
Célestin répondit gravement que ce qu’on venait de voir, ce n’était pas la brouette, mais bien le chemin de fer. Louis XIV lui fit répéter ce mot. Pour se faire mieux comprendre, Célestin montra les rails des tramways de la route. Colbert se frappa le front.
Comme c’était simple ! Comment n’avait-on pas pensé à cela plus tôt ?
Colbert se retourna brusquement vers un secrétaire d’État qui se trouvait derrière lui muni du portefeuille, et crayonna rapidement quelques mots sur un papier :
« Faire rapport au Roy sur les avantages qu’il y aurait pour le service de Sa Majesté et pour les sujets du Roy à établir des lignes de fer sur toutes les routes du royaume. »
— Des rails ne suffisent pas, il y a encore autre chose, reprit Célestin, il y a la vapeur…
— Qu’est-ce ? La fumée ? Le brouillard du matin ?
— Non, Sire, la vapeur produite par l’ébullition…
Célestin Marjolet allait se lancer dans une explication un peu difficile à faire saisir du premier coup à des cerveaux non préparés, lorsque les voitures étant arrivées sur les hauteurs de Sèvres, Paris apparut tout à coup, immense, formidable agglomération de maisons, traversée par le ruban brillant et moiré de son fleuve, avec ses monuments, ses clochers, et sur un point, une accumulation de dômes, de flèches, de pointes, au pied de la transparente tour Eiffel. Cette vue arracha un cri à toute la Cour ; Louis se dressa sur sa banquette, ses yeux firent rapidement le tour de l’horizon, puis se fixèrent sur le point dont la Tour formait le centre et ses sourcils se froncèrent.
— C’est Paris et ce n’est pas Paris ! Voilà deux mois à peine que je n’ai vu ma capitale. Que signifient tous ces changements survenus en un si court espace de temps… et sans mon ordre ?
Il se tournait vers Colbert, trop surpris pour trouver une réponse.
— Voilà donc, Monsieur Colbert, où passe l’argent de mes coffres ? Quand je réclame quelque misérable million, on me dit que l’impôt ne rentre pas, que la gabelle ne produit rien, on déclare que l’argent manque et l’on construit sans mon ordre des bâtiments, des monuments de pur apparat comme cette Tour…
— Eiffel, la tour Eiffel ! dit Célestin.
— Comme cette tour Eiffel dont nous voyons l’immense échafaudage… M’a-t-on soumis les plans de cette construction ? Et ceux de tous ces monuments nouveaux pour lesquels on a démoli une foule d’autres édifices, car il manque considérablement de monuments à ma capitale ! Qui a ordonné ces changements ?… Qui s’est permis de toucher à ma capitale… sans ordres ?
Pendant tout le trajet du bois de Boulogne, le Roi ne décoléra pas ; il énumérait les monuments bien connus dont il avait pu constater la disparition ; il n’adressa la parole à Colbert que pour lui ordonner d’envoyer par exprès, dès l’arrivée à Paris, l’ordre au gouverneur de la Bastille de préparer des cachots pour un certain nombre de criminels.
Le pont viaduc du Point-du-Jour entrevu au passage avec deux trains se croisant raviva l’émotion éprouvée à Sèvres. Louis s’adoucit un peu.
— Voilà quelque chose de bien ; mais pourquoi ne m’en a-t-on point parlé, et comment a-t-on osé transformer ainsi mon royaume sans me soumettre préalablement les projets ?…
Dans les autres voitures, les gens moins contenus par l’étiquette poussaient à chaque instant des cris de stupéfaction. Que de choses nouvelles ! Quelques personnages semblaient en proie à de vives inquiétudes.
Monsieur Boileau considérait avec étonnement son village d’Auteuil.
Plus de village, une ville ; plus de maraîchers, plus de vignobles, plus de petites maisons…
— Où est mon ermitage ? disait-il à Molière, et ma charmille, et le jardin où nous jouions si agréablement aux quilles ?