Ce feuilleton a été publié pour la première fois dans Le Petit Français Illustré, en 1890.
JADIS CHEZ AUJOURD’HUI
I. Terribles projets d’un savant méconnu.
Mon ami Célestin Marjolet était un homme très fort, un grand savant, cependant il ne pouvait parvenir à se faire prendre au sérieux par le public. Il y avait à cela plusieurs raisons, d’abord il ne mettait pas de lunettes, il portait tous ses cheveux et il avait trente-cinq ans.
Or, je vous le demande, quel singulier savant doit être un monsieur de trente-cinq ans, qui n’est pas myope, ni chauve ! Ensuite il n’était même pas américain, et pour comble, il avait, en son extrême jeunesse, publié un volume de vers. Bref, c’était un savant d’espèce impossible et inadmissible !
Et pourtant Célestin Marjolet était un vrai puits de science, un puits artésien extrêmement profond d’où jaillissaient des idées surprenantes et stupéfiantes. Mais faute d’argent, Célestin abandonnant les expériences trop coûteuses, s’était voué à certaines recherches nouvelles qui ne demandent comme mise de fonds qu’une somme considérable d’efforts du cerveau, des dépenses de fluide magnétique et de volonté.
Bref, Célestin Marjolet se lançant dans le surnaturel, cherchait tout simplement le moyen de faire reparaître le passé, de réveiller les siècles endormis, en un mot de recommencer le monde.
Il prétendait donner une nouvelle vie à ces animaux primitifs qui épouvantaient les premiers habitants du globe et dont les formes fantastiques ont été reconstituées par le savant Cuvier. Il voulait ranimer les momies égyptiennes, faire sortir de leurs tombes les guerriers romains, gaulois, wisigoths, sarrazins ensevelis depuis des siècles sous notre sol.
Aussi, quand fut annoncée l’Exposition universelle, il crut le moment venu de se révéler par un coup d’éclat et demanda la concession d’un pavillon au Champ de Mars. On parlait de réunir dans les galeries de l’histoire du Travail des reconstitutions d’ateliers et de scènes, avec de simples mannequins habillés pour personnages …
Qu’était-ce que cela ? Cet étonnant Marjolet prétendait, lui, exposer des gens des siècles passés bien vivants, ressuscités pour la circonstance, des Gaulois du temps de Vercingétorix, des Francs en costume de guerre, de véritables chevaliers et des bourgeois du moyen âge très réels, entourés des objets et du mobilier de l’époque, quelques gens de métier agissant et travaillant suivant les modes de jadis, sous les yeux du public moderne ; de plus quelques personnages historiques connus de tous qu’il eût été bien intéressant et instructif de connaître sous leur véritable aspect.
Contempler en chair et en os Bayard et Duguesclin, faire réellement connaissance avec le roi Dagobert et bien d’autres… Quels sujets d’étonnement pour les visiteurs de l’Exposition !…
Mais le pavillon demandé ne lui fut pas accordé. Marjolet et ses prétendues découvertes étaient dédaignés, insuccès complet ; Marjolet ne participerait pas au grand mouvement de l’Exposition ! Il devint furieux et, dans sa colère contre le temps présent, Marjolet jura de lui faire la bonne farce de le supprimer !
Un beau soir, Célestin nous exposa ses idées de recommencement et comme nous osions lui faire des objections, il s’emporta violemment :
— Vous allez me répondre que c’est impossible, parce que vous êtes des ânes, des esprits fermés au progrès ! s’écria-t-il. Mais c’est très possible et vous le verrez. Attendez seulement quelques jours.
Il est inutile de dire qu’un formidable éclat rire accueillit cette déclaration.
— Rends-moi mes dents parties et mes cheveux envolés, dit un oncle de Célestin, et je te tiens quitte du reste !
Mais Célestin Marjolet avait repris son calme de savant ; il ajouta simplement :
— Attendez quelques jours, et vous serez convaincus… Je me contenterai, pour me mettre en train, d’un petit essai, un siècle ou deux en arrière et ensuite je chercherai le grand recommencement !
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