VI.― Le grand roi et ses ministres se servent du téléphone pour envoyer quelques ordres en retard.
― Sire, dit Célestin, le moment d’émotion passé, ce n’est pas tout, nous avons encore à vous montrer bien d’autres petites balivernes, comme disait M. de Balantin ! Voici, entre autres appareils intéressants, le Téléphone et le Phonographe.
Ici tout le monde s’écarta.
― Ne craignez rien, messieurs, il n’y a pas de danger !
Célestin commença la démonstration des deux instruments ; il fut aussi précis et aussi clair que possible, mais il s’aperçut bien vite que l’on ne comprenait pas et que l’on restait incrédule. On souriait. Le roi donnait des signes d’impatience.
― Invention d’un savant américain ? fit un des seigneurs ; mais, en Amérique, il n’y a pas de savants que je sache, il n’y a que des sauvages…
― S’il est Américain, ajouta un autre, votre M. Edison est un sauvage habillé d’un jupon de plumes, avec d’autres plumes en diadème sur la tête… il n’a pu étudier dans le désert que la chasse au castor et au buffle !…
M. Colbert fit un geste pour arrêter les moqueries.
― Ne faites pas perdre de temps à Sa Majesté, dit-il à Célestin ; on ne peut, à moins de sorcellerie, et la sorcellerie est dangereuse, songer à correspondre par la parole de Paris à Marseille ou à Lille…
Pour toute réponse Célestin fit agir la sonnerie d’un téléphone et parla dans l’appareil.
― Allo ! Allo ! mettez-moi en communication avec Bruxelles !
La sonnerie de réponse tinta bientôt.
― Veuillez écouter, monsieur le Ministre, dit-il à Colbert en le priant d’approcher de l’appareil.
Colbert écouta un instant, puis rejeta bien vite le récepteur.
― Qu’est-ce que cela ? fit-il d’un air inquiet.
― Cette petite voix sifflante, c’est la voix d’un employé de l’administration des téléphones belges ; je vais le prier de me mettre en communication avec une personne que je connais à Bruxelles ; je parlerai à cette personne, cette personne me répondra et vous entendrez ses réponses !… Écoutez !… Allo ! allo ! mettez-moi en communication avec M. Van Klack, place Sainte-Gudule, 66. Allo ! Allo ! êtes-vous là, monsieur Van Klack ?
― Oui.
― Bien ! Comment vous portez-vous, monsieur Van Klack ?
Célestin passa le récepteur à Colbert.
― Veuillez écouter, monsieur le Ministre.
Colbert approcha le récepteur de son oreille, la surprise se peignit aussitôt sur son visage ; il entendait une petite voix qui disait :
― Bonjour monsieur Marjolet, la santé est bonne, sauf que Mme Van Klack souffre toujours de ses rhumatismes et que je voudrais rentrer dans les 10 000 francs que je vous ai prêtés il y a dix-huit mois, savez-vous quand me rendrez-vous ces 10 000 francs, monsieur Marjolet ?
― Vous êtes sorcier ou ventriloque ! s’écria Colbert.
― Ni l’un ni l’autre !
― Alors, si votre invention est réelle, qu’elle soit de vous ou d’un autre, Sa Majesté, pour vous récompenser, paiera les 10 000 francs que vous devez à M. Van Klack… Sa Majesté fera examiner le téléphone par quelques savants de son académie…
Célestin dut recommencer ses explications.
― Alors, fit Turenne, Sa Majesté pourrait correspondre par ce moyen avec ses gouverneurs de province, ses généraux d’armée… donner même des ordres aux gouverneurs des places assiégées… J’allais envoyer par un officier l’ordre à l’un de mes détachements qui se trouve à Birkenstein sur le Rhin d’avancer à quelques lieues pour s’établir en position plus forte, je vais lui donner mes instructions moi-même…
― Inutile, monsieur le Maréchal, votre détachement a quitté Birkenstein.
― Infanterie et cavalerie ?
― Oui, monsieur le Maréchal… depuis deux cents ans, ajouta Célestin tout bas.
― Permettez, dit Colbert, le gouverneur de Tournai a dû, suivant les instructions de Sa Majesté, envoyer dans la nuit d’avant-hier un parti de 500 chevaux surprendre à quelques huit lieues de là un poste du prince d’Orange gênant pour nos opérations ultérieures… demandez au gouverneur si l’expédition a réussi. Autre chose, ordre au gouverneur de Hardenbergue de tenir malgré la famine… le roi va lui envoyer un secours par mer ; que la garnison mange, en attendant le secours, ses chevaux, sa paille et ses bottes, s’il le faut…
Célestin allait répondre, lorsque Colbert ayant été appelé près de Louis, d’autres seigneurs s’approchèrent du téléphone.
― Merveilleuse invention, monsieur, dit l’un deux avec une exquise politesse, quel progrès ! Ainsi cela permet de correspondre avec Bordeaux ?
― Oui, monsieur, répondit Célestin.
― Ah ! dit un autre courtisan, voici M. le gouverneur de Guyenne et Gascogne qui a quelque affaire pressée à régler en son gouvernement…
― Oui, fit l’autre, une toute petite affaire… j’ai expédié hier, par courrier qui n’arrivera que dans huit jours, l’ordre d’élargir certains individus retenus dans les cachots… j’ai réfléchi, la nuit porte conseil… qu’on les pende !
― Trop tard, monseigneur, ils sont élargis, répondit Célestin.
― Mon secrétaire aurait-il fait partir mes ordres par votre téléphone ? C’est fâcheux ! Fâcheux ! Et je vais ce soir lui laver la tête ! Je suis fort contrarié, je vais le casser aux gages, morbleu !
Célestin, s’inclinant profondément devant le roi, demanda la permission de montrer la seconde invention du sauvage américain Edison. Il avait là quelques-uns des phonographes récemment perfectionnés ; il pria M. Lulli de chanter un air devant un des appareils, M. Molière de réciter une tirade et M. Boileau de dire quelques vers…
Le phonographe, à la profonde stupeur de tous, répéta l’air de Lulli, la tirade de Molière et les vers de Boileau, avec la voix et l’accent de chacun, et jusqu’à des interruptions et des fragments de conversation enregistrés avec conscience par l’appareil. La cour parut fortement intéressée. Le phonographe avait plus de succès que le téléphone ; il était impossible de se montrer incrédule, il fallait se rendre et convenir qu’il ne pouvait y avoir de supercherie et que nul ventriloque ne serait capable d’imiter ainsi les voix. Célestin fit passer plusieurs phonogrammes dans l’appareil, il fit entendre différents airs, enfin il alla jusqu’à laisser chanter un couplet de la Marseillaise son audacieux phonographe !
Célestin n’avait pas fini ; au grand étonnement de tous, le phonographe fit entendre tout à coup les voix du duc de Cabiol et du marquis de Balantin, les deux seigneurs à qui le roi avait fait essayer l’ascenseur de la Tour. Les deux courtisans, sans se douter de leur imprudence, avaient parlé trop près de ce phonographe en attendant Sa Majesté en haut de la Tour, et voici la conversation que l’instrument rapporta :
― Monsieur le marquis ?
― Monsieur le duc ?
― Ouf ! Que pensez-vous des exigences de Sa Majesté ? Nous faire monter dans cette boîte, c’est inouï !
― C’est décourageant ! Je quitterais la cour sur l’heure, si je ne craignais de perdre mes charges et emplois…
― Et moi donc, marquis ! Versailles devient impossible ! Le roi est grand en tout, même en ses défauts !
― Surtout en ses défauts ! De ce côté-là Louis le Grand est vraiment immense !
― Dites colossal ! Tout est colossal chez Sa Majesté, orgueil, égoïsme, dureté…
― Et avarice ! Hier encore il m’a refusé une bagatelle, une charge de trente mille livres de revenu à laquelle je prétends avoir des droits…
― Et moi…
On n’en entendit pas davantage, le marquis de Balantin s’était précipité et couvrait l’appareil avec son chapeau, pendant que Louis XIV, furieux, ordonnait de faire conduire le duc et le marquis à la Bastille.