VII. Où S. M. entrevoit encore bien des choses nouvelles.
Sur la proposition de Louvois, le roi déclara que le conseil n’ayant pu avoir lieu à Versailles ce jour-là, allait être tenu immédiatement avant la continuation de la promenade. De cette façon,on utiliserait tout de suite ces étonnantes inventions, le téléphone et le phonographe, pour la transmission des ordres aux armées et aux provinces.
Les courtisans, qui n’étaient point admis au conseil, se pressèrent sur les balcons en dehors ou redescendirent. Mme de Sévigné s’installa devant un phonographe pour causer à l’intention de sa fille, Mme de Grignan :
« Ma chère Grignan,
« Je ne vous écrirai plus, vous ne m’adresserez plus de missives, vous resterez là-bas sous vos oliviers et je ne bougerai de Versailles, et cependant nous nous parlerons, nous causerons, nous bavarderons ! Vous entendrez ma voix qui vous questionnera sur votre chère santé, ma fille, et j’entendrai la vôtre qui me répondra sur l’heure et non au bout de quinze jours ! Cependant il n’y aura aucun maléfice dans l’affaire et je vous le donne en cent, je vous le donne en mille, vous ne devineriez jamais le mécanisme de la tant merveilleuse invention, ni moi non plus d’ailleurs, qui ne suis point savante… »
Accoudé sur la balustrade, Molière réfléchissait et creusait l’idée d’une comédie sur les savants, où les inventions nouvelles fourniraient matière à quelques scènes plaisantes.
Non loin de là, Vatel, le cuisinier du grand Condé, se lamentait de tout ce qu’il voyait.
— C’est extraordinaire, disait-il en regardant le fourmillement de la foule dans les jardins de l’Exposition et dans les grandes voies aux alentours, que de monde, que de gens, que de populaire ! Et les vivres pour nourrir tout cela ? Je ne trouverai plus rien aux halles, ils auront tout mangé, vous verrez que la marée manquera pour le grand festin de Monseigneur !…
Au bout d’une heure le conseil fut levé. Colbert et Louvois expédièrent par téléphone ou par télégraphe des dépêches pour affaires pressées à des gouverneurs de province. Ce furent des préfets et des sous-préfets qui répondirent. Les ministres ne comprenant rien aux réponses, déclarèrent que ces inventions ne valaient rien et que le système des courriers à cheval était décidément supérieur à toutes les nouveautés.
Le Roi était mécontent quand il descendit de la Tour et parla sévèrement à Célestin. Celui-ci supporta philosophiquement la mauvaise humeur du roi et conduisit la Cour au Dôme Central. On n’allait pas vite ; il y avait bien des choses à voir sur la route et le cortège s’arrêta souvent au milieu d’une bousculade terrible de curieux qui dévisageaient le roi très irrespectueusement. En route, comme une caravane d’Anglais à grandes lorgnettes se mit avec obstination à marcher à reculons devant le groupe royal en lorgnant et en prenant des notes sur les explications d’un guide, le roi on donna deux fois l’ordre d’appeler les archers du guet ; le guet n’arrivant pas, Sa Majesté se mit tout à fait en colère.
Des seigneurs qui s’étaient répandus dans l’Exposition pendant le conseil rejoignirent le cortège avec des nouvelles. M. de Louvois parcourut, en marchant, des journaux qu’on venait de lui apporter et ne put s’empêcher de bondir d’étonnement à la lecture d’articles politiques véritablement incompréhensibles. Il y était question d’un tas de gens inconnus que l’on donnait pour les premiers de l’État, d’institutions absolument nouvelles, de délibérations subversives, d’élections, etc. Tous ces inconnus se donnaient l’air d’être quelque chose dans le gouvernement ; enfin, du Roi et des véritables ministres, pas un mot. Des affaires extérieures pas davantage. Le gouverneur de Hardenberg avait-il reçu les secours qu’il attendait ? C’était inouï véritablement ! Louvois se promit d’envoyer tout ce monde coucher le soir même à la Bastille.
Racine, Boileau et quelques seigneurs qui s’en étaient allés visiter les galeries furent attirés par l’exposition des librairies ; en feuilletant des livres ils tombèrent de surprise en surprise. Molière n’en revenait pas : vingt, trente éditions de ses œuvres en magnifiques volumes ! Et ce n’était pas le plus surprenant !
Ce qu’il y avait de véritablement extraordinaire c’est que des pièces, encore à l’état de projet dans sa tête, se trouvaient là complètes et achevées !!!
Et les Histoires de France par des écrivains divers, mais tout aussi étonnants, elles étaient stupéfiantes : au lieu de s’arrêter au temps présent, c’est-à-dire à Louis XIV, les auteurs continuaient et empiétaient sur l’avenir ! Et ces historiens, dans leurs appréciations sur le grand roi montraient une hardiesse voisine de la sévérité !
Un conseiller du roi, scandalisé et indigné, saisit les livres et les rapporta aux ministres. M. Colbert, mis au courant, le chargea d’instruire immédiatement le procès des historiens et de leurs libraires. Cette affaire augmenta encore la mauvaise humeur du roi, qui parcourut d’un pas rapide quelques galeries. Que de sujets d’étonnement pour Sa Majesté ! que de choses inconnues et nouvelles ! Les Français ont toujours eu le goût du changement, c’est certain, mais ce goût semblait être devenu de la fureur, à voir tous ces objets d’aspect si nouveau, tous ces meubles aux formes bizarres, toutes ces étrangetés ! Que de fer ! Que de bronze ! Que de cuivre ! La Cour passait de la métallurgie à la photographie, tombait de la galerie bruyante des pianos à la classe du vêtement, aux vitrines des tailleurs et modistes…
Le roi regardait Célestin de travers et l’interpellait à chaque instant sur ces nouveautés. Tout à coup le roi s’arrêta ; on arrivait au grand hall des machines. Tout était en mouvement, la vapeur soufflait, les roues tournaient, les courroies de transmission ronflaient, pistons, bielles, leviers, engrenages, tout marchait, roulait, frappait, grinçait avec un fracas de ferraille, un grondement de cent mille tonnerres à faire éclater les crânes peu solides. Louis XIV refusa d’entrer, la Cour recula prise d’effarement devant l’infernal tapage.
— Qu’est-ce que cela ? Quels sont tous ces engins vomissant la fumée, ces machines aux bras de fer, aux griffes d’acier ? Cette galerie n’est-elle pas l’antichambre de l’enfer ?
Le vacarme empêcha Louis de comprendre les explications de Célestin. La Cour avait hâte de se retrouver en plein air. Un seul personnage avait osé s’aventurer un peu dans la galerie des machines, c’était le cuisinier Vatel qui se hâta ensuite de rejoindre le cortège.
— Monsieur ! dit-il essoufflé à Célestin, j’ai deviné : ce sont les cuisines que nous venons de voir, tous ces appareils qui soufflent de la vapeur, ce sont des fourneaux perfectionnés, n’est-ce pas? Il faut bien cela pour cuisiner les repas de tout ce monde.
— Oui, répondit Célestin pour se débarrasser de Vatel.
Mais celui-ci le tenait par le bras et désirait savoir combien il fallait de bœufs et de moutons par jour pour ce Paris débordant de monde.
— Je n’ai pas le temps…
— Dites-moi, je vous prie…
— Soit, mais vous me lâcherez ?… 3 000 bœufs, 20 000 moutons, 5000 porcs sont jetés vivants dans ces machines, transformés sur l’heure en rôtis, ragoûts, gigots, saucisses et saucissons…
— Mais les peaux ?
— Les mêmes machines qui donnent une épaule de mouton délicatement rissolée ou un gigot braisé, livrent en même temps des souliers tout cousus et des paires de bottes auxquelles on n’a plus qu’à mettre les éperons.
— Grand merci, monsieur ! je préfère mes simples fourneaux ! Je cours tout à l’heure aux halles commander de la marée !