Je m’étais couché très tard et je dormais, depuis je ne sais combien d’heures, d’un sommeil particulièrement agité, quand, soudain, l’huis de ma chambre résonna sous de multiples coups, frappés avec une violence extraordinaire. En même temps, une voix inconnue vociférait du dehors :
— Holà ! le vieux, ouvre-moi ou j’enfonce ta porte !…
Comme il n’y avait pas de vieux dans ma maison, — du moins à ma connaissance, — je pensai que mon irritable visiteur devait sûrement se tromper. Aussi, pour aller l’en convaincre, tentai-je de sortir de mon lit.
Mais, par un hasard inexplicable, mes jambes me refusèrent tout service. Bien pis ! je voulus crier, protester, et ma voix expira sur mes lèvres. Qu’est-ce que cela signifiait ?
Étais-je donc devenu subitement paralytique et muet ? Triste perspective, situation peu folâtre !…
Je n’eus pas le loisir d’étendre plus loin le cercle de mes réflexions, car, en cet instant même, ma porte céda sous une poussée vigoureuse et une bonne quinzaine d’individus pénétrèrent en cyclone dans ma chambre.
Ils étaient tous vêtus pareillement, d’une sorte de cotte de mailles de couleur grise et d’un pantalon collant bleu acier. Leur tête se trouvait surmontée d’une petite calotte de soie verte qui semblait adhérer de façon exacte à leur crâne. Leur visage était entièrement rasé. Bref, un vrai costume de carnaval ou de mi-carême, qui eût pu m’incliner à prendre ces gens-là pour des mystificateurs, si leur chef, en me montrant, n’avait ordonné d’un ton sec :
— Voilà l’objet. Ficelez-moi ça proprement, en ayant soin de ne rien casser !…
Les autres obéirent.
— Minute ! — tentai-je vainement de m’écrier, après un moment de stupeur, — en voilà des manières ! D’abord, qui êtes-vous ? Que me voulez-vous ? Pourquoi me ficeler ? Vous feriez mieux de me laisser dormir…
Le chef de mes singuliers visiteurs comprit sans doute à ma mimique expressive le sens de ces paroles, car il me tint avec bonhomie le petit discours suivant :
— Noble vieillard, qui atteint aujourd’hui ta deux centième année, nous venons, suivant l’usage, t’enlever à ton foyer solitaire pour te conduire, avec tous les honneurs qui te sont dus, auprès de notre noble maître, Sa Majesté l’Empereur d’Europe…
Mais un de ses acolytes l’interrompit :
— Vous ne voyez donc pas, monsieur le préfet, que le pauvre diable est hors d’état de vous comprendre ? Il me parait, quant à moi, présenter tous les prodromes du gâtisme.
Cette insinuation malveillante eut pour effet de me rendre instantanément l’usage de parole.
— Ah çà ! fis-je, indigné, est ce que vous vous moquez de moi ? Que me racontez-vous en disant que j’atteins aujourd’hui ma deux-centième année ? Je me suis couché hier soir, n’en ayant que trente-deux. La différence est un peu trop grande tout de même !…
Haussant les épaules, le chef de la troupe me dit alors doucement :
— Vieillard, tu radotes, ou tu veux nous induire en erreur. Voyons, réponds sans ambages. En quel an de grâce es-tu né ?
— Eh ! parbleu, en 1882 !…
— En 1882 ? Tu vois bien que tu raisonnes de travers, puisque nous vivons en l’année 2082. Conviens donc franchement que tu as deux cents ans !…
— Nous ne sommes pas en 1914, à Paris, capitale de la France ?
— Il y a beau temps que tout cela a disparu !… La petite ville, jadis appelée Paris, a fait place à une grande et belle cité de vingt-cinq millions d’habitants, qui porte maintenant le numéro un des vastes agglomérations renfermées dans l’immense empire d’Europe.
— Et la France ?
— La France ? Cette expression géographique d’antan forme à peu près les trois quarts du département A, que j’ai l’honneur d’administrer comme préfet.
— Alors ? demandai-je, navré.
— Alors, mon bon, si tes souvenirs s’arrêtent en l’an 1914, m’est avis que tu as commencé de bonne heure à perdre la raison !…
— Cependant, objectai-je, il est impossible à un homme de vivre jusqu’à deux cents ans. La Science…
— La Science a marché depuis ta jeunesse. Si nos savants n’ont pas encore réussi, malgré leurs efforts, à inventer l’élixir universel de longue vie, il leur a été possible de trouver une formule propre à prolonger durant un maximum de deux cents ans l’existence de certains sujets particulièrement doués. Ces vieillards deux fois centenaires sont rares parmi nous. Aussi les honorons-nous d’une façon toute particulière…
— Laquelle ?
— On te l’apprendra quand tu seras arrivé à destination.
— Mais où voulez-vous donc me conduire ?
— À Bruxelles, parbleu ! capitale de l’Empire d’Europe ! la seule ville qui ait gardé son nom d’autrefois !…
— Ah mais, pardon, protestai-je, je ne veux pas aller à Bruxelles, j’ai mes affaires qui me retiennent à Paris.
— Tu veux dire dans la « Cité numéro un »?
— Et je ne vous suivrai pas, mes beaux messieurs. On sait ce qu’on quitte, on ne sait pas ce qu’on aura. D’abord, vous allez me faire le plaisir de vider les lieux, vous le premier, monsieur le préfet du département A.
— Mais, noble vieillard, nous ne te demandons pas ton avis !… Ton état débile t’interdit toute rébellion, comme aussi les lois de l’Empire. Et, ficelé comme tu l’es, il ne me paraît guère possible que tu te refuses, bon gré, mal gré, à venir avec nous.
Il fit un signe à ses hommes, qui m’enlevèrent sans le moindre effort, et me descendirent dans la rue.
Là, se trouvait un immense aéroplane, dans la nacelle duquel on m’installa, avec deux de mes singuliers agresseurs. Puis, le préfet du département A ayant pris fort civilement congé de moi, la machine s’envola dans les airs, au ronflement de ses moteurs.
Je tentai bien, durant le voyage, d’engager la conversation avec mes compagnons, mais ceux-ci parlaient une langue, internationale sans doute, en tout cas incompréhensible pour le fossile que j’étais. D’ailleurs, je n’eus pas le temps de m’ennuyer, car, vingt minutes après notre départ de Paris (pardon, de la « Cité numéro un »), nous abordions à Bruxelles, devant un vaste bâtiment…
Un personnage qui en sortit s’écria en français :
— Ah ! Ah ! voilà notre nouveau pensionnaire ! Il est, ma foi, bien conservé pour son âge !…
— Monsieur, lui dis-je, de grâce, apprenez-moi ce que je vais devenir. On m’a promis des honneurs et jusqu’ici je n’ai eu que des avanies : ficelé comme un saucisson, enlevé de vive force, transporté ici malgré moi. Si c’est de la sorte qu’on fête mon bicentenaire, j’aime mieux être laissé tranquille.
— Des honneurs ? Vous voulez des honneurs ? Mais n’est-ce pas une insigne faveur que celle de demeurer en ce palais durant des milliers de siècles ?…
— Je ne comprends pas…
— Vous voyez cette vitrine ? Apprenez qu’elle vous est réservée…
— Pourquoi faire ?…
— C’est juste, je ne vous ai pas encore dit !… Eh bien ! sachez, heureux vieillard, que dans une heure vous serez placé là, après avoir été par mes soins convenablement empaillé.
— Empaillé ?… Moi ?…
— Dame, à dater d’aujourd’hui, vous faites partie de la collection privée de Sa Majesté l’Empereur, dont le premier soin, demain matin, sera de venir vous visiter. Et vous trouvez que ce n’est pas là le summum des honneurs ? Vraiment, noble vieillard, vous êtes bien difficile…
Fort heureusement, tout cela n’était qu’un rêve, et je m’éveillai à ce moment dans mon lit. Je chassai loin de mon esprit ce cauchemar, en pensant avec joie qu’en l’an 2082, il y aura belle lurette que je mangerai les pissenlits par la racine…
Henri Jousset, « Mon bicentenaire » in Le Radical daté du 9 mars 1914
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