Franck Delage (1873-1950), agrégé de l’Université, a publié de nombreux ouvrages sur le Limousin. En 1945, il devient président de la Société archéologique et historique du Limousin. Dans la revue Notre Province, il propose en 1943 un conte pour la jeunesse Les Chasseurs de mammouths qui a pour cadre le Limousin préhistorique.
Conte pour les jeunes
Les Chasseurs de Mammouths
À mes petits-enfants
Voulez-vous faire avec moi un voyage qui ne ressemblera à aucun de ceux que vous avez faits ? Je ne veux point vous perdre dans des continents mystérieux… Nous serons en France, et même tout près du Limousin. Mais en quels temps allons-nous vivre un moment ? Eh bien ! nous allons faire un saut en arrière, un bond énorme. Faut-il donc chausser des bottes de sept lieues ? Non ! Sept lieues, ce n’est rien pour nous… Prenons un grand élan, et nous voilà retournés à dix mille ans en arrière. C’est facile, n’est-ce pas ? et sans aucun danger ! Et pourtant, dix mille ans, vous figurez-vous ce qu’est un pareil éloignement ?
N’imaginez pas que la terre était déserte en ces temps-là. Il y avait déjà un assez grand nombre d’habitants. Mais comme leur vie était différente de la nôtre ! Leur façon de vivre ressemblait beaucoup à celle des Esquimaux qui existent dans le nord du Canada, tout à l’extrémité de l’Amérique du Nord, tout près de l’Océan Glacial.
Ces hommes ne connaissaient aucun métal, ni fer, ni plomb, ni cuivre. Tous leurs instruments, tous leurs engins étaient faits avec des matières qu’ils trouvaient sans peine : d’abord du bois, des gourdins et des massues en bois mais surtout du silex.
Connaissez-vous le silex ? C’est un genre de caillou que le sol limousin ne contient pas. Je sais bien qu’on trouve des morceaux de silex dans notre département, des morceaux qui ont la forme de haches, de couteaux, de pointes, de raclettes. Je connais même des écoles qui ont des objets en silex dans leur petit musée. Mais la matière était venue des départements voisins : Dordogne, Charente ou Vienne.
Eh bien ! avec des morceaux de silex, les hommes savaient fabriquer toutes sortes d’outils et d’armes, principalement pour la chasse. Ils se faisaient aussi des engins avec des morceaux d’os, avec des morceaux de cornes de cerfs et de rennes qu’ils avaient abattus.
Vous allez me demander le nom de ces peuples. On l’ignore, et il est probable qu’on l’ignorera toujours ; ils n’avaient pas d’écriture. Alors, on les appelle les hommes préhistoriques ; cela veut dire vivant avant l’époque historique, et, pour nous, l’époque historique commence seulement au moment où les Romains entreprennent la conquête de la Gaule, il y a deux mille ans.
Ce sont ces hommes préhistoriques que j’appelle les chasseurs de mammouths.
Qu’est-ce que le mammouth ? Vous n’en avez jamais vu ? Ce n’est pas étonnant. Cet animal n’existe plus. Mais si vous avez un dictionnaire illustré, vous y trouverez certainement une image qui vous montrera un mammouth.On a trouve plusieurs fois des squelettes de mammouth,dans des fonds de marais, dans des amoncellements de boues glacées, en Sibérie, à l’est de la Russie d’Europe, au-delà des monts Ourals.
Le mammouth est une espèce d’éléphant ; mais il avait les défenses recourbées, revenant vers la tête, au lieu d’avoir des défenses droites dirigées en avant. Sa grosse peau était couverte de longs poils, faisant une sorte de toison. Il avait des pieds énormes ; son corps était long de 5 mètres, et sa hauteur atteignait 3 mètres et demi. Imaginez-vous cet animal lancé au galop, emporté par la colère, par la vengeance, ou affolé par une blessure. Il renversait tout, il écrasait tout sur son passage.
Et maintenant, voulez-vous savoir ce qu’était le climat de notre pays à cette époque-là ? Presque en toute saison tout le nord de la France était complètement gelé. Il y avait des glaciers dans toutes les montagnes, et les glaces descendaient jusque dans les vallées. Les plateaux et les plaines étaient couverts de neige pendant la moitié au moins de l’année. La végétation était bien pauvre. La majeure partie de la France ressemblait aux steppes de la Sibérie et de l’Alaska. Les animaux vivant sous ce climat étaient le renne, le bison,le cheval, le bœuf sauvage, l’ours, le chamois, le loup, le renard, la marte, la marmotte, l’hermine, le rat musqué, etc., en général des animaux à fourrure, endurant bien ce climat de neige et de grand froid.
Nos chasseurs de mammouths s’accommodaient fort bien de ce climat glacial. N’allez pas croire que c’étaient des sots. Ils étaient primitifs, oui, mais intelligents ; on a mille preuves de leur intelligence et de leur habileté.
D’ailleurs, regardez bien, faites comme moi, regardez vers le Sud, du côté du département de la Dordogne, l’ancienne province du Périgord. Je vois une jolie rivière, claire, transparente, c’est la Vézère. Elle longe de grandes falaises de rochers, qui se dressent à quarante, à soixante mètres au-dessus de la vallée ; leur pierre blanche se reflète dans la rivière.
Çà et là, la falaise, au lieu d’être droite, a des rentrants, et alors je vois des gens qui sont accroupis sous le rocher qui surplombe. Un peu plus loin, de larges ouvertures font des trous noirs au bas de la falaise ; ce sont des grottes, des cavernes. Et, partout, je vois des gens qui vont et viennent? Que se disent-ils ? Que font-ils ?
Ma foi, le mieux est d’aller jusqu’à eux. Ils ne sont pas méchants, ils ne font même pas attention à nous. Regardons et écoutons.
Voici des hommes qui sont en train de tanner des peaux de bêtes, d’autres fabriquent des haches de silex, d’autres taillent les pointes d’un harpon en os qui leur servira à la pêche, d’autres raccommodent les pièces de cuir qui recouvrent les huttes. Ailleurs je vois des enfants qui jouent avec des petits cailloux ronds ou qui imitent la marche de l’ours. Puis voici des femmes. Mais que font-elles ? Je suis surpris : elles sont en train de coudre ! Oui, elles ont des morceaux de fourrures, dépouilles d’ours, de renards, de loups, et avec cela elles agencent des vêtements confortables, des casaques, des culottes, des chaussons, des bonnets. Elles cousent avec de jolies aiguilles, faites de morceaux d’ivoire, bien ronds, bien pointus, avec un petit trou où passe le fil. Çà et là, sont accroupis des vieillards, qui surveillent la tribu. Ils sont ainsi tous occupés, mais je sens qu’ils ont un ennui, une préoccupation, ils ne sont pas gais. Laissez-moi écouter ce qu’ils se disent… Chut !… J’ai compris. Voici :
Ces jours derniers, ils ont pu capturer quelques gros saumons qui remontaient la rivière. Mais cela ne leur suffit pas. Ils ont des craintes pour l’avenir. Ils pensent à l’hiver qui approche. Ils ont peur de n’avoir pas assez de viande fumée en réserve. Car ils sont carnivores ; l’agriculture n’existe pas en ce temps-là. Ils ont peur aussi de n’avoir pas assez de fourrures et de cuirs tannés pour fournir à toute la tribu les vêtements, les chaussures, les cuirs de couchage, les couvertures, tout ce qu’il faut pour ne pas mourir de froid.
Depuis plusieurs semaines ils n’ont pas rencontré dans leur région les troupeaux de rennes, de chevaux et de bœufs sauvages qui leur procurent habituellement la viande et le cuir en abondance. Que faire ?
« Écoutez-moi, crie l’un d’eux, un grand beau qui n’a pas l’air commode. Il faut partir d’ici. Il faut déménager, tout emporter, et marcher vers le Nord jusqu’au moment où nous trouverons les troupeaux, le grand gibier ».
Les jeunes crient : « Bravo». Mais les femmes ont l’air épouvantées, et les vieillards hochent la tête avec désapprobation.
Combien de jours, combien de semaines faudra-t-il marcher du matin au soir ? Où trouvera-t-on les rennes ou les chevaux ? Et le poids de tous ces bagages sur les épaules pendant ces longues étapes ? Que feront les femmes et les enfants ? Et si le Pays n’a pas de grottes, on périra dans la neige !
Et tous réfléchissent avec angoisse. Ils ne savent que décider.
Mais qu’est-ce que j’entends ? Des appels, des cris joyeux, là-bas, en amont des grottes. Je vois un homme qui court à toutes jambes, qui bondit, qui dévore l’espace. Il arrive, tout le monde se dresse, on lui crie cent questions. Mais le chef lève son bras droit, il brandit le bâton d’ivoire qui est le signe du commandement, il ordonne le silence, et le coureur se met à parler, encore essoufflé.
« Il y a là-bas des mammouths ! J’ai vu des mammouths. — Où donc ? — Là-bas, au-delà des collines vertes, dans le grand plateau ; j’ai couru pendant quatre heures pour revenir. — Combien sont-ils ? — J’en ai compté six. Il y a un vieux mâle, un géant, il y a deux femelles et trois jeunes. — Et où vont-ils ? — Je crois qu’ils veulent aller à la rivière. —Hourrah ! Ils sont à nous ! Nous les prendrons ! En chasse ! Partons ! »
« Attendez, dit le chef en secouant son sceptre. C’est moi qui commande. J’ai mon plan arrêté. Je sais chasser le mammouth. Je prends vingt chasseurs. Les autres garderont le camp. Nous partirons quand la lune ne brillera plus. »
Et ils partent comme le chef l’a dit. Pendant plusieurs heures ils avancent, dispersés, espacés, pour surveiller le terrain. Ils montent sur les arbres les plus hauts afin de voir plus loin. Enfin ils aperçoivent, parmi des bosquets de bouleaux, de grands dos noirs, de longues défenses blanches. Le voici enfin, ce gibier, le plus grandiose de tous les gibiers !
Alors les chasseurs se mettent à ramper dans l’herbe, ils se défilent derrière tout ce qui peut les cacher, ils font un grand détour pour arriver derrière la famille des mammouths, car ce sont des animaux intelligents et prudents ; il faut les surprendre habilement. Le mieux sera de séparer les plus petits qui seront les plus faciles à abattre. Et pendant deux heures, les chasseurs glissent sous les arbrisseaux comme des couleuvres. Les voici à bonne portée. Ils se lèvent, ils vont s’élancer. Mais le vieux mâle a senti l’odeur des hommes. Il a déjà eu affaire à l’homme, il sait que c’est l’ennemi ; il sait qu’il a, lui, le devoir de sauver la famille dont il est le guide. Bravement, il court du côté où il voit le plus grand nombre d’ennemis. Mais il est vieux, il est lourd ; les chasseurs bondissent de côté, l’esquivent et lui lancent, au passage, des flèches qui se plantent dans sa peau. Il se retourne, reprend son élan, fonce tant qu’il peut. Un chasseur couché dans l’herbe lui enfonce un javelot dans le ventre. Avec fureur, le mammouth saisit le chasseur du bout de sa trompe, lui broie la poitrine dans cet anneau terrible, le balance en l’air et le jette, à trente mètres de là contre un rocher. Mais pendant cet instant, de tous côtés, les flèches et les javelots ont percé ses flancs ; époumoné, perdant tout son sang, il s’épuise; il tremble sur ses grosses jambes, et, tout à coup, deux chasseurs, qui ont rampé derrière lui, lui assènent de grands coups avec leur hache de silex, et lui coupent les tendons des jarrets. Le géant s’affaisse, tombe sur les genoux,roule sur le flanc. On a vite fait de l’achever, on découpe la peau en grandes lanières, on dépèce le dos, les côtes, les cuisses, les pieds, on enlève de grands morceaux de chair et de lard,on scie les longues défenses d’ivoire, presque aussi grandes qu’un homme. Chacun prend sa charge, sur la tête, sur le dos, à la main ; ils en ont plus qu’ils n’en peuvent porter.
Les voici de retour au camp. Quelle aubaine ! Quel triomphe ! Tout le monde crie, on saute, on trépigne, on hurle. Quelle bombance on va faire ! Et tout de suite ! Ce soir même ! D’ailleurs, les feux sont prêts, ils ont été allumés à l’avance. Il n’y a qu’à découper les parts et les mettre à griller.
Mais le grand chef ne perd pas la tête. Il doit penser à tout. C’est son devoir de chef. Il appelle six hommes, leur ordonne de mettre à part la moitié de la viande et de la graisse ; ils la feront dessécher et fumer au-dessus d’un grand feu de bois vert, afin qu’elle se conserve pendant plusieurs mois.
Puis il désigne les quatre meilleurs chasseurs, il leur ajoute celui qui avait découvert les mammouths ; ceux-là auront l’honneur de manger avec le chef. Ils auront pour leur festin la partie la plus réputée : les pieds du mammouth. Ils les posent sur un lit de cailloux rendus brûlants par un grand feu, ils les entourent et les recouvrent de cailloux aussi brûlants ; par-dessus ils entassent des braises. Puis, accroupis autour de ce fourneau, ils n’ont plus qu’à attendre la cuisson ; leurs dents et leur estomac se promettent des plaisirs comme ils n’en ont pas souvent.
À travers tous ces feux de cuisine, à travers la fumée odorante, je vois venir à pas lents un homme au visage austère, qui a l’air de mépriser cette fête de ripaille. Il a pour vêtements des fourrures d’ours gris ; sur ses cheveux, une grosse tête de loup rouge ; autour du cou, un collier composé de coquillages qu’il est allé chercher lui-même au bord de lamer dans un long voyage ; avec les coquillages sont suspendues des dents de lion, d’ours, de renard, de hyène, de loup, de cerf, de cheval.
Cet homme, c’est le Grand Sorcier.
Les hommes de ces temps-là étaient très superstitieux. Ils croyaient qu’il y avait autour d’eux, jour et nuit, dans toute la nature, des Dieux — des dieux invisibles, mystérieux, mais tout-puissants. Il y en avait dans le ciel, dans les nuages, dans le vent, dans les arbres, dans les rivières,dans les rochers, et même dans le corps de certains animaux. Ces dieux pouvaient faire beaucoup de bien, et beaucoup de mal ; il fallait les respecter, les craindre, les honorer, les satisfaire. C’est à cela que s’employait le Grand Sorcier, possesseur de secrets puissants.
Le Grand Sorcier s’éloigne du camp, il suit la rivière et arrive à une grotte où personne n’a le droit de loger, c’est la grotte sacrée, la maison des Dieux et des Esprits. Il avance ; le couloir est tantôt large, tantôt étroit, la voûte tantôt basse, tantôt haute. Pour s’éclairer, il a un godet de pierre, rempli de graisse de bœuf, où trempe une mèche de laine de bison, bien tordue ; avec les étincelles d’un silex, il allume la mèche et regarde la paroi du rocher. Il choisit une surface régulière, assez lisse. Il tire d’un sac de cuir rouge un silex pointu, et se met à tracer des lignes sur le rocher. Que veut-il donc faire ?
Je vois, je commence à comprendre ; voici la gravure finie : c’est l’image du grand mammouth. Voyez son crâne rond, ses défenses courbes, ses grosses pattes, sa petite queue, ses longs poils, comme c’est ressemblant !
Mais le travail n’est pas complet ; dans un autre sachet de cuir, le sorcier prend un godet plein d’une matière molle, de couleur rouge foncé. Avec son doigt, il prend cette pâte, il l’étend sur le rocher, il en met sur la trompe,sur les oreilles, sur le dos, sur des parties du flanc, sur les pieds. L’effet est superbe. Ah ! le Sorcier est un véritable artiste; il sait dessiner, il sait graver, il sait peindre. Non, ce n’est pas un sauvage, ce n’est pas une brute, c’est un cerveau intelligent, un inventeur, un créateur de belles choses.
Enfin il sort de la caverne, rejoint les chasseurs et leur dit : « Je viens de graver le mammouth dans la caverne sacrée. Les dieux sont contents. Ils nous ont permis d’abattre le plus grand de tous les animaux, ils nous ont donné un énorme butin. En leur honneur, j’ai fait une belle image, je les ai remerciés pour vous. Ils vous protégeront dans l’avenir ; vivez sans crainte. Grâce à moi, les Dieux sont vos amis. Mais n’oubliez jamais que vous devez maintenir vos familles unies, rester vaillants au travail et fidèles à l’esprit de la tribu. Soyez heureux ! »
Je viens de vous donner, mes enfants, un aperçu de la façon dont vivaient les hommes il y a dix mille ans. Leur intelligence aimait à progresser et ils étaient capables d’améliorer leur sort. Ils avaient la bravoure, la ténacité, la persévérance ; ils étaient entreprenants et les difficultés n’abattaient pas leur courage et leur espoir. Ce ne sont pas des qualités à dédaigner ; vous verrez qu’elles sont d’un éternel emploi, pour la France de demain comme pour la France de jadis.
Franck Delage, « Les Chasseurs de mammouths », in Notre province, n° 19, octobre 1943
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