Cet effet serait bien surprenant, bien incompréhensible pour une troupe de civilisés qui pourrait s’endormir comme Épiménide et se réveiller au bout d’un siècle dans l’Harmonie. Supposons le fait, supposons un coche partant de Paris pour Auxerre et conduisant une centaine d’hommes, femmes et enfants, tous à peu près de la classe inférieure, de petite bourgeoisie qui veut aller à l’économie ; car ceux qui voyagent par le coche d’Auxerre ne sont rien moins que des milIionnaires. Admettons qu’ils se soient endormis pendant un siècle, qu’une féerie les ait enlevés et transportés dans le pays des Gnomes, et que leur cohorte, après une léthargie séculaire, s’éveille et se retrouve en juin, l’an de grâce 1921, au point où elle était cent ans auparavant, sans se rappeler leur léthargie et se croyant partis le jour même de Joigny, où ils ont dîné.
À cette époque, l’Harmonie, que je suppose fondée en 1823, aura déjà 98 ans, près d’un siècle d’existence. Déjà de somptueux phalanstères auront remplacé nos villes et villages. Passons sur l’étonnement de la cohue qui peuple ce coche, et venons au moment où elle est abordée par quelques personnages très obligeants qui sont venus au devant de la barque et déclarent aux voyageurs qu’ils vont les conduire à leur gîte.
Le premier soin de nos pèlerins nautiques a été de nommer un commissaire chargé de stipuler pour le bas prix du souper et de la couchée, car le coche se souvient d’avoir été écorché à Montereau et à Joigny, et veut éviter à Auxerre pareille mésaventure. Ce sera le sujet d’un entretien entre le commissaire civilisé et le page harmonien qui conduit nos voyageurs à une phalange très voisine d’Auxerre.
LE COMMISSAIRE CIVILISÉ. Quel est ce vaste palais ? Où nous conduisez-vous ?
LE PAGE HARMONIEN. Ce palais est le phalanstère de Tibur ; je vous conduis au caravansérail où vous allez loger.
LE COMMISSAIRE. Nous loger ici ! Mais c’est le palais d’un roi ! Nous ne sommes pas faits pour loger dans des palais, nous sommes tous des ouvriers, de petits marchands. Nous voulons une auberge économique ; nous allons nous rendre à Auxerre dès que nous aurons vu ce beau palais, puisque vous avez la bonté de nous le montrer.
LE PAGE. Vous ne pouvez pas aller loger à Auxerre. Ce n’est pas époque de congrès. Il n’y a personne à la ville pour vous loger. C’est ici que vous devez rester pour cette nuit.
LE COMMISSAIRE (après quelques explications données par le page sur le changement qu’a subi le monde social). Bien, mais nous voulons vivre économiquement.
LE PAGE. Rassurez-vous. Puisque vous voulez une grande économie, on vous servira en série minime, composée de :
- 7 potages de sortes graduées sur 3 genres ;
- 7 espèces de pain et de vin en même gradation ;
- 7 entrées graduées en 21 espèces ;
- 7 rôtis et 7 salades graduées de même en 24 espèces ;
- desserts gradués en 42 espèces.
LE COMMISSAIRE. Vous voulez rire. Nous prenez-vous pour des seigneurs ? Nous aimerions bien ce repas-là ; nous le mangerions aussi ; mais quand il faudra payer, comment faire ?
LE PAGE. Vous m’avez dit que vous vouliez aller à l’économie, je vous offre le service le moins coûteux.
LE COMMISSAIRE. Nous ne pourrons jamais payer tout cela. Nous n’avons pas besoin de sept sortes de pain et de vin ; donnez-nous seulement une bonne soupe aux choux pour cent personnes avec du vin ordinaire d’une seule qualité. Nous n’avons pas besoin de sept sortes de vin. Pourvu qu’il y en ait du bon, cela suffit.
LE PAGE. On ne peut pas vous donner à cent que vous êtes une seule sorte de soupe, de pain et de vin. Cela vous coûterait plus cher et vous voulez économiser.
LE COMMISSAIRE. C’est pour cela que nous ne voulons pas tant de façons, il n’y a pas besoin de sept espèces de soupe où il n’en faut qu’une. Nous ne sommes pas si difficiles.
LE PAGE. Je vous répète que si vous ne voulez qu’une seule soupe, un seul pain, un seul vin, vous paierez plus cher ; acceptez donc la variété de service, puisque vous désirez l’économie.
LE COMMISSAIRE. On est donc fou dans ce pays-ci… On donne donc la bonne chère à plus bas prix que la mauvaise ?
LE PAGE. Combien dépensez-vous habituellement à souper ?
LE COMMISSAIRE. Nous donnons vingt sous par tête pour coucher et souper.
LE PAGE. Eh bien l’offre que je vous fais n’en coûtera pas plus.
LE COMMISSAIRE. Bah c’est une plaisanterie : vous nous promettez un repas de prince pour vingt sous par tête et la couchée.
LE PAGE. Acceptez toujours si cela vous convient ; n’avez-vous pas ma parole pour garantie ?
LE COMMISSAIRE. Eh bien si c’est tout de bon que vous l’offrez, va comme il est dit, nous ferons assez honneur au repas, nous sommes tous ici de bon appétit.
Après ce colloque on servira aux cent voyageurs un excellent repas, mais varié en minimum, c’est-à-dire qu’au lieu d’un potage ou soupe on en servira 3 sortes subdivisées en espèces comme seraient 2 potages de riz, 3 de pain et légumes divers, 2 de pâtes dites vermicelle ou autres ; on en fera de même sur le pain et le vin, qu’on servira au moins en 3 genres et 7 ou 9 sortes, et ainsi de tout le surplus du repas.
Analysons le bénéfice de la phalange dans cette méthode, et pour en juger, supposons qu’elle doive héberger cette nuit une dizaine de caravanes, chacune de 100 personnes. On aura préparé pour 4.000 voyageurs, et les cuisines gérées par séries n’auront pu préparer qu’en variétés graduées et contrastées, puisque les séries ne peuvent ni s’intriguer, ni opérer sur une seule espèce.
Les majordomes sont donc obligés de ménager une consommation proportionnelle de chaque espèce. Si les première et deuxième caravanes veulent, par amour de la morale, prendre toutes les soupes d’une même espèce, comme de riz, tout le pain de même espèce, il arrive que la troisième caravane sera privée des soupes de riz que désireraient une vingtaine des siens ; on leur offrira en compensation des soupes de pâte italienne qu’auront négligées les deux premières, mais qui déplairont aux voyageurs suivants. En négligeant ainsi la consommation assortie on mécontentera les huit dernières caravanes pour donner aux premières tous les mets d’une même sorte.
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Charles Fourier, « Consommations contrastées et graduées » in Oeuvres complètes de Charles Fourier, Manuscrits publiés par la Phalange, revue de la science sociale : 1851-1852. 10 / Volume II, Ed. Anthropos, 1851-1852, p 161-162.
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