Les derniers décadents
Conte fantaisiste
Vers l’an 1950.
Les derniers décadents — une douzaine environ sont réunis dans une petite pièce décorée avec un goût étrange. Extraordinaire jusqu’en sa forme, elle est ronde, entièrement ronde : tel l’intérieur d’une sphère creuse. Un somptueux velours noir, brodé de dessins fantastiques en soie blanche, tapisse entièrement la paroi. Tout en haut, éclairant à peine, brûle une lampe au magnésium qu’emprisonne un globe de verre fumé. Un divan circulaire règne en bas, où les décadents sont langoureusement étendus.
Sur leurs visages plombés par la lumière grise, une irrémédiable tristesse est empreinte. En effet, ils ont atteint les dernières frontières de leur art : le néant les arrête. Depuis longtemps déjà leur pensée est devenue si subtile qu’eux-mêmes ne la comprennent plus ; ils ont des sensations si fines qu’ils ne les perçoivent pas ; les nuances de nuances qu’ils ont inventées sont si délicates que l’œil ne les distingue point, et quelle oreille pourrait saisir les harmonies éthéréennes de leurs strophes qui s’évaporent ? Leur génie inutile, leur génie épuisé va-t-il rester désormais infécond ! Leur langue — composée maintenant de tant de mots nouveaux que le glossaire de Vanier en est à son cent deuxième tome — leur langue sera-t-elle oubliée à jamais? Questions lamentables qu’ils se posent entre eux, à voix basse, comme terrifiés par cette mort intellectuelle qui les touche déjà de sa dextre glacée !
Soudain, le docteur suprême de ce parfait cénacle, le Maître Subtilius, se lève et dit lentement, gravement, avec assurance :
— J’ai une idée neuve.
Ici nous ferons remarquer que les décadents, pour être plus sûrs de s’entendre, emploient dans la conversation le dialecte vulgaire.
C’est donc en français ordinaire du XXe siècle que Subtilius prononce ces stupéfiantes paroles :
— J’ai une idée neuve.
Malgré le respect relatif qu’ils portent au Maître, les disciples secouent la tête avec un scepticisme amer.
— Oui, reprend Subtilius sans se troubler, j’ai une idée neuve. Nous avons usé, jusqu’à la corde… de la lyre, les moyens d’expression traditionnels : la musique est vide, la peinture, vide, la prose, vide ; la poésie, vide. Nous avons sucé la moelle de tout. Nos cerveaux mêmes ne sont-ils pas vides, absolument vides ?
— Hélas ! soupire lugubrement un chœur désolé.
— Eh bien ! puisque nous avons tari tous les arts anciens, créons un art nouveau.
C’en est trop. Des interruptions violentes éclatent :
— Impossible !
— Illusion !
— Utopie !
— Cent fois essayé !
— Quel art ?
Subtilius, toujours très calme, répond à cette interrogation, lancée d’une voix âpre :
— L’enosmie.
Un silence se fait. Ce mot inconnu ne surprend pas, mais il intrigue.
Subtilius continue :
— Ou, si vous préférez l’étymologie latine : l’odorie. Ou encore, si, comme moi, vous aimez mieux les intonations chantantes de l’anglais , la perfumisterie. En patois bourgeois enfin : l’art des parfums.
— Connu ! hurlent les disciples exaspérés.
— Non. Il ne s’agit pas, comme vous le croyez sans doute, explique Subtilius, que cette révolte laisse impassible, il ne s’agit pas de trouver en musique, en peinture, en prose ou en poésie l’équivalence de tels ou tels parfums. Je le sais aussi bien que vous : c’est chose démodée, banale, méprisablement classique. Le vieux Baudelaire et son système des correspondances ont fait leur temps. Moi, je veux créer un art dont les parfums soient l’expression, une musique de l’odorat ayant des senteurs pour notes. J’ai conçu le projet d’un instrument merveilleux, d’un harmonium suave. Donnez-moi seulement un délai afin que je médite encore, que je m’entende avec des mécaniciens, des chimistes et autres roturiers intellectuels qui me seront nécessaires pour accomplir la basse besogne, en mon travail génial.
Tous les décadents, muets d’extase heureuse, se lèvent. Un concert laudatif résonne :
— Tu es divin, ô Subtilius !
— Salut, sauveur du décadisme mourant !
— Ange de l’art nouveau, emporte-nous au ciel de la perfumiserie !
— Gloria tibi, Subtili, odorum domine !
— Suavitatum princeps !
— Nasorum illex !
Mais Subtilius, toujours aussi froid, les dominant d’un regard dédaigneux, dit simplement :
— Ici. Dans deux mois.
Et il sort.
II
Deux mois après, les décadents se réunirent de nouveau. Subtilius était à son instrument.
Cet instrument avait des touches d’ivoire comme un piano. Chaque touche correspondait avec une soupape ouvrant un tube métallique, assez semblable à un tuyau d ‘orgue, et chacun de ces tubes, chauffé à l’électricité, contenait une essence aromatique à son point de vaporisation. La soupape se refermait dès que la pression cessait sur la touche. Des godets contenant des préparations chimiques absorbaient a mesure chaque odeur, une fois son effet produit, afin qu’elle ne se mélangeât pas aux odeurs suivantes.
On avait éteint la lampe au magnésium et la chambre était plongée dans l’obscurité : Subtilius, tout à fait maître de son harmonium suave, pouvait jouer sans voir.
Il commença son grand morceau : L’Âme des fleurs.
Les auditeurs — ou plutôt les odorateurs – penchés en avant, les narines voluptueusement ouvertes, respiraient ce chef-d œuvre avec extase. Le silence n’était troublé que par un très léger reniflement, si doux qu’on eût dit le dernier soupir de roses mourantes.
Il était donc trouvé, l’art nouveau !
Chacun rêvait de perfectionnements, de subtilités dans le subtil. Il y en aurait pour des siècles à varier et à raffiner ce dilettantisme naissant ! Radieux avenir !
Et tous en leur âme rendaient grâce au Maître unique, au décadent des décadents, à l’impérissable Subtilius.
La sensation neuve se révélait vraiment divine. Des harmonies d’arômes s’exhalaient à travers la chambre, en une cadence mystérieuse, impondérables et impalpables comme le rêve même qu’elles exprimaient, comme cette « âme des fleurs », douce haleine des saisons d’amour.
Les décadents jouissaient — comme jamais homme, depuis le commencement du monde, n’avait encore joui. — Double Ivresse : ivresse des sens, ivresse de l’orgueil.
Mais, peu à peu, une délicieuse somnolence les envahissait — et ils s’y abandonnaient, ne comprenant pas que c’était la mort, une mort charmante et perfide, qui s’emparait d’eux ainsi. Car Subtilius ne s’apercevait point, dans l’obscurité, que les préparations chimiques des godets se neutralisaient, et sa sensibilité déjà émoussée ne pouvait plus lui révéler le mélange incorrect des parfums. Bientôt, dans la petite chambre close, l’atmosphère devint irrespirable. Alanguis par les poisons suaves et meurtriers, les décadents dormaient. Subtilius lui-même, dont les doigts avaient quitté les touches maintenant immobiles, s’affaissa mollement.
Tous reposèrent alors, en un sommeil profond, singulièrement profond.
Ils ne s’éveillèrent plus.
Leur âme s’était évanouie, dans une suprême sensation exquise ! Les bourgeois qui, le lendemain, les trouvèrent inanimés, ne comprirent rien à ce drame étrange. Ils prétendirent même que les décadents, las de l’inutilité de leur existence, s’étaient simplement suicidés par asphyxie. Oui, suicidés par asphyxie ! Comme le premier misérable venu qui meurt bêtement dans de la fumée de charbon !
Et les siècles futurs ignorèrent la perfumisterie.
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Jean Lionnet, « Les derniers décadents », in Le Sillon, n° 12, 10 décembre 1894, p. 551-554