Mellonta Tauta
(Ce qui doit arriver)
« À bord du Ballon l’Alouette, »
(1 avril, 2848)
Il faut aujourd’hui, mon cher ami, que vous subissiez, pour vos péchés, le supplice d’un long bavardage. Je vous déclare nettement que je vais vous punir de toutes vos impertinences, en me faisant aussi ennuyeux, aussi décousu, aussi incohérent, aussi insupportable que possible.
Me voilà donc encaqué dans un sale ballon, avec une centaine ou deux de passagers appartenant à la canaille, tous engagés dans une partie de plaisir (quelle bouffonne idée certaines gens se font du plaisir !) et ayant devant moi la perspective de ne pas toucher la terre ferme avant un mois au moins. Personne à qui parler. Rien à faire. Or quand on n’a rien à faire, c’est le cas de correspondre avec ses amis. Vous comprenez donc le double motif pour lequel je vous écris cette lettre : — mon ennui et vos péchés.
Ajustez vos lunettes et préparez-vous à vous ennuyer. J’ai l’intention de vous écrire ainsi chaque jour pendant cet odieux voyage.
Mon Dieu ! quand donc quelque nouvelle Invention germera-t-elle dans le péricrâne humain ? Serons-nous donc éternellement condamnés aux mille inconvénients du ballon ?
Personne ne trouvera donc un système de locomotion plus expéditif ? Ce train de petit trot est, à mon avis, une véritable torture. Sur ma parole, depuis que nous sommes partis, nous n’avons pas fait plus de cent milles à l’heure. Les oiseaux mêmes nous battent, quelques-uns au moins. Je vous assure qu’il n’y a là aucune exagération. Notre mouvement, sans doute, semble plus lent qu’il n’est réellement — et cela, parce que nous n’avons autour de nous aucun point de comparaison qui puisse nous faire juger de notre rapidité, et que nous marchons avec le vent. Assurément, toutes les fois que nous rencontrons un autre ballon, nous avons alors quelque chance de nous rendre compte de notre vitesse, et je dois reconnaître qu’en somme cela ne va pas trop mal. Tout accoutumé que je suis à ce mode de voyage, je ne puis m’empêcher de ressentir une espèce de vertige, toutes les fois qu’un ballon nous devance en passant dans un courant directement au-dessus de notre tête. Il me semble toujours voir un immense oiseau de proie prêt à fondre sur nous et à nous emporter dans ses serres. Il en est venu un sur nous ce matin même au lever du soleil, et il rasa de si près le nôtre que sa corde-guide frôla le réseau auquel est suspendu notre char, et nous causa une sérieuse panique. Notre capitaine remarqua que si ce réseau avait été composé de cette vieille soie d’il y a cinq cents ou mille ans, nous aurions inévitablement souffert une avarie. Cette soie, comme il me l’a expliqué, était une étoffe fabriquée avec les entrailles d’une espèce de ver de terre. Ce ver était soigneusement nourri de mûres — une espèce de fruit ressemblant à un melon d’eau — et, quand il était suffisamment gras, on l’écrasait dans un moulin. La pâte qu’il formait alors était appelée dans son état primitif papyrus, et elle devait passer par une foule de préparations diverses pour devenir finalement de la soie. Chose singulière ! cette soie était autrefois fort prisée comme article de toilette de femmes ! Généralement elle servait aussi à construire les ballons. Il paraît qu’on trouva dans la suite une meilleure espèce de matière dans l’enveloppe inférieure du péricarpe d’une plante vulgairement appelée euphorbium, et connue aujourd’hui en botanique sous le nom d’herbe de lait. On appela cette dernière espèce de soie soie-buckingham, à cause de sa durée exceptionnelle, et on la rendait prête à l’usage en la vernissant d’une solution de gomme de caoutchouc — substance qui devait ressembler sous beaucoup de rapports à la gutta percha,ordinairement employée aujourd’hui. Ce caoutchouc était quelquefois appelé gomme arabique indienne ou gomme de whist, et appartenait sans doute à la nombreuse famille des fungi. Vous ne me direz plus maintenant que je ne suis pas un zélé et profond antiquaire.
À propos de cordes-guides, la nôtre, parait-il, vient de renverser par dessus bord un homme d’un de ces petits bateaux électriques qui pullulent au dessous de nous dans l’océan — un bateau d’environ 600 tonnes, et, d’après ce qu’on dit, scandaleusement chargé. Il devrait être interdit à ces diminutifs de barques de transporter plus d’un nombre déterminé de passagers. On ne laissa pas l’homme remonter à bord, et il fut bientôt perdu de vue avec son sauveur. Je me félicite, mon cher ami, de vivre dans un temps assez éclairé pour qu’un simple individu ne compte pas comme existence. Il n’y a que la masse dont la véritable Humanité doive se soucier. En parlant d’Humanité, savez-vous que notre immortel Wiggins n’est pas aussi original dans ses vues sur la condition sociale et le reste, que ses contemporains sont disposés à le croire ? Pundit m’assure que les mêmes idées ont été émises presque dans les mêmes termes il y a à peu près mille ans, par un philosophe irlandais nommé Fourrier, dans l’intérêt d’une boutique de détail pour peaux de chat et autres fourrures. Pundit est savant, vous le savez ; il ne peut y avoir d’erreur à ce sujet. Qu’il est merveilleux de voir se réaliser tous les jours la profonde observation de l’Indou Aries Tottle (citée par Pundit) : — « Il faut reconnaître que ce n’est pas une ou deux fois, mais à l’infini que les mêmes opinions reviennent en tournant toujours dans le même cercle parmi les hommes. »
2 avril. — Parlé aujourd’hui du cutter électrique chargé de la section moyenne des fils télégraphiques flottants. J’apprends que lorsque cette espèce de télégraphe fut essayée pour la première fois par Horse, on regardait comme tout à fait impossible de conduire les fils sous la mer ; aujourd’hui nous avons peine à comprendre où l’on pouvait voir une difficulté ! Ainsi marche le monde. Tempora mutantur — vous m’excuserez de vous citer de l’Étrusque. Que ferions-nous sans le télégraphe Atlantique ? (Pundit prétend qu’Atlantique est l’ancien adjectif). Nous nous arrêtâmes quelques minutes pour adresser au cutter quelques questions, et nous apprîmes, entre autres glorieuses nouvelles, que la guerre civile sévit en Afrique, tandis que la peste travaille admirablement tant en Europe qu’en Ayesher. N’est-il pas vraiment remarquable qu’avant les merveilleuses lumières versées par l’Humanité sur la philosophie, le monde ait été habitué à considérer la guerre et la peste comme des calamités ? Savez-vous qu’on adressait des prières dans les anciens temples dans le but d’écarter ces maux (!) de l’humanité ? N’est-il pas vraiment difficile de s’imaginer quel principe d’intérêt dirigeait nos ancêtres dans leur conduite ? Étaient-ils donc assez aveugles pour ne pas comprendre que la destruction d’une myriade d’individus n’est qu’un avantage positif proportionnel pour la masse ?
3 avril. — Rien de plus amusant que de monter l’échelle de corde qui conduit au sommet du ballon, et de contempler de là le monde environnant. Du char au-dessous vous savez que la vue n’est pas si étendue — on ne peut guère regarder verticalement. Mais de cette place (où je vous écris) assis sur les somptueux coussins de la salle ouverte au sommet, on peut tout voir dans toutes les directions. En ce moment il y a en vue une multitude de ballons, qui présentent un tableau très animé, pendant que l’air retentit du bruit de plusieurs millions de voix humaines. J’ai entendu affirmer que lorsque Jaune ou (comme le veut Pundit) Violet, le premier aéronaute, dit-on, soutint qu’il était pratiquement possible de traverser l’atmosphère dans toutes les directions, et qu’il suffisait pour cela de monter et de descendre jusqu’à ce qu’on eût atteint un courant favorable, c’est à peine si ses contemporains voulurent l’entendre, et qu’ils le regardèrent tout simplement comme une sorte de fou ingénieux, les philosophes (!) du jour déclarant que la chose était impossible. Il me semble aujourd’hui tout à fait inexplicable qu’une chose aussi simple et aussi pratique ait pu échapper à la sagacité des anciens savants. Mais dans tous les temps, les plus grands obstacles au progrès de l’art sont venus des prétendus hommes de science. Assurément, nos hommes de science ne sont pas tout à fait aussi bigots que ceux d’autrefois ; — et à ce sujet j’ai à vous raconter quelque chose de bien drôle. Savez-vous qu’il n’y a pas plus de mille ans que les métaphysiciens consentirent à faire revenir les gens de cette singulière idée, qu’il n’existait que deux routes possibles pour atteindre à la vérité ? Croyez-le si vous pouvez ! Il paraît qu’il y a longtemps, bien longtemps, dans la nuit des âges, vivait un philosophe turc (ou peut-être Indou) appelé Aries Tottle. Ce philosophe introduisit, ou tout au moins propagea ce qu’on appelait la méthode d’investigation déductive ou à priori. Il partait de principes qu’il regardait comme des axiomes ou vérités évidentes par elles-mêmes, et descendait logiquement aux conséquences. Ses plus grands disciples furent un nommé Neuclid et un nommé Cant. Cet Aries Tottle fleurit sans rival jusqu’à l’apparition d’un certain Hogg, surnommé le Berger d’Ettrick, qui prêcha un système complètement différent, que l’on appela la méthode à posteriori ou méthode inductive. Tout son système se réduisait à la sensation. Il procédait par l’observation, l’analyse et la classification des faits — instantiæ naturæ (phénomènes naturels), comme on affectait de les nommer, ramenés ensuite à des lois générales. La méthode d’Aries Tottle, en un mot, était basée sur les noumènes ; celle de Hogg sur les phénomènes. L’admiration excitée par ce dernier système fut si grande, qu’à sa première apparition, Aries Tottle tomba en discrédit ; mais il finit par recouvrer du terrain, et on lui permit de partager le royaume de la vérité avec son rival plus moderne. Des lors les savants soutinrent que les méthodes Aristotélicienne et Baconienne étaient les seules voies qui conduisaient à la science. Le mot Baconienne, vous devez le savoir, fut un adjectif inventé comme équivalent à Hoggienne, comme plus euphonique et plus noble.
Ce que je vous dis là, mon cher ami, est la fidèle expression du fait et s’appuie sur les plus solides autorités ; vous pouvez donc vous imaginer combien une opinion aussi absurde au fond a dû contribuer à retarder le progrès de toute vraie science qui ne marche guère que par bonds intuitifs. L’idée ancienne condamnait l’investigation à ramper, et pendant des siècles les esprits furent si infatués de Hogg surtout, que ce fut un temps d’arrêt pour la pensée proprement dite. Personne n’osa émettre une vérité dont il ne se sentit redevable qu’à son âme. Peu importait que cette vérité fût démontrable ; les savants entêtés du temps ne regardaient que la route au moyen de laquelle on l’avait atteinte. Ils ne voulaient pas même considérer la fin. « Les moyens, criaient-ils, les moyens, montrez-nous les moyens ! » Si, après examen des moyens, on trouvait qu’ils ne rentraient ni dans la catégorie d’Aries (c’est-à-dire de Bélier) ni dans celle de Hogg, les savants n’allaient pas plus loin, ils prononçaient que le théoriste était un fou, et ne voulaient rien avoir à faire avec sa vérité.
Or, on ne peut pas même soutenir que par le système rampant il eût été possible d’atteindre en une longue série de siècles la plus grande somme de vérité ; la suppression de l’Imagination était un mal qui ne pouvait être compensé par aucune certitude supérieure des anciennes méthodes d’investigation. L’erreur de ces Jurmains, de ces Vrinch, de ces Inglitch, et de ces Amriccans (nos ancêtres immédiats, pour le dire en passant) était une erreur analogue à celle du prétendu connaisseur qui s’imagine qu’il doit voir d’autant mieux un objet qu’il l’approche plus près de ses yeux. Ces gens étaient aveuglés par les détails. Quand ils procédaient d’après Hogg, leurs faits n’étaient jamais en résumé que des faits, matière de peu de conséquence, à moins qu’on ne se crût très avancé en concluant que c’étaient des faits, et qu’ils devaient être des faits, parce qu’ils apparaissaient tels. S’ils suivaient la méthode de Bélier, c’est à peine si leur procédé était aussi droit qu’une corne de cet animal, car ils n’ont jamais émis un axiome qui fût un véritable axiome dans toute la force du terme. Il fallait qu’ils fussent véritablement aveuglés pour ne pas s’en apercevoir, même de leur temps ; car à leur époque même, beaucoup d’axiomes longtemps reçus comme tels avaient été abandonnés. Par exemple : « Ex nihilo nihil fit » ; « un corps ne peut agir où il n’est pas » ; « il ne peut exister d’antipodes » ; « l’obscurité ne peut pas sortir de la lumière » — toutes ces propositions, et une douzaine d’autres semblables, primitivement admises sans hésitation comme des axiomes, furent regardées, à l’époque même dont je parle, comme insoutenables. Quelle absurdité donc, de persister à croire aux axiomes, comme à des bases infaillibles de vérité ! Mais d’après le témoignage même de leurs meilleurs raisonneurs, il est facile de démontrer la futilité, la vanité des axiomes en général. Quel fut le plus solide de leurs logiciens ? Voyons ! Je vais le demander à Pundit, et je reviens à la minute… Ah ! nous y voici ! Voilà un livre écrit il y a à peu près mille ans et dernièrement traduit de l’Inglitch — langue qui, soit dit en passant, semble avoir été le germe de l’amriccan. D’après Pundit, c’est sans contredit le plus habile ouvrage ancien sur la logique. L’auteur, (qui avait une grande réputation de son temps) est un certain Miller, ou Mill ; et on raconte de lui, comme un détail de quelque importance, qu’il avait un cheval de moulin qui s’appelait Bentham. Mais jetons un coup d’œil sur le Traité !
Ah ! — « Le plus ou moins de conceptibilité », dit très bien M. Mill, « ne doit être admis dans aucun cas comme criterium d’une vérité axiomatique. » Quel moderne jouissant de sa raison songerait à contester ce truisme ? La seule chose qui nous étonne, c’est que M. Mill ait pu s’imaginer qu’il était nécessaire d’appeler l’attention sur une vérité aussi simple. Mais tournons la page. Que lisons-nous ici ? — « Deux contradictoires ne peuvent être vraies en même temps — c’est-à-dire, ne peuvent coexister dans la réalité. » Ici M. Mill veut dire par exemple, qu’un arbre doit être ou bien un arbre, ou pas un arbre — c’est-à-dire, qu’il ne peut être en même temps un arbre et pas un arbre. Très bien, mais je lui demanderai pourquoi. Voici sa réponse, et il n’en veut pas donner d’autre : — « parce que, dit-il, il est impossible de concevoir que les contradictoires soient vraies toutes deux à la fois. » Mais ce n’est pas du tout répondre, d’après son propre aveu ; car ne vient-il pas précisément de reconnaître que « dans aucun cas le plus ou moins de conceptibilité ne doit être admis comme criterium d’une vérité axiomatique ? »
Ce que je blâme chez ces anciens, c’est moins que leur logique soit, de leur propre aveu, sans aucun fondement, sans valeur, quelque chose de tout à fait fantastique, c’est surtout la sotte fatuité avec laquelle ils proscrivent toutes les autres voies qui mènent à la vérité, tous les autres moyens de l’atteindre, excepté ces deux méthodes absurdes — l’une qui consiste à se traîner, l’autre à ramper — où ils ont osé emprisonner l’âme qui aime avant tout à planer.
En tout cas, mon cher ami, ne pensez-vous pas que ces anciens dogmatistes n’auraient pas été fort embarrassés de décider à laquelle de leurs deux méthodes était due la plus importante et la plus sublime de toutes leurs vérités, je veux dire, celle de la gravitation ? Newton la devait à Kepler. Kepler reconnaissait qu’il avait deviné ses trois lois — ces trois lois capitales qui amenèrent le plus grand des mathématiciens Inglish à son principe, la base de tous les principes de la physique — et qui seules nous introduisent dans le royaume de la métaphysique.
Kepler les devina — c’est-à-dire, les imagina. Il était avant tout un théoriste — mot si sacré aujourd’hui et qui ne fut d’abord qu’une épithète de mépris. N’auraient-ils pas été aussi fort en peine, ces vieilles taupes, d’expliquer par laquelle de leurs deux méthodes un cryptographe vient à bout de résoudre une écriture chiffrée d’une difficulté plus qu’ordinaire, ou par laquelle de leurs deux méthodes Champollion mit l’esprit humain sur la voie de ces immortelles et presque innombrables découvertes, en déchiffrant les hiéroglyphes ?
Encore un mot sur ce sujet, et j’aurai fini de vous assommer. N’est-il pas plus qu’étrange, qu’avec leurs éternelles rodomontades sur les méthodes pour arriver à la vérité, ces bigots aient laissé de côté celle qu’aujourd’hui nous considérons comme la grande route du vrai — celle de la concordance ? Ne semble-t-il pas singulier qu’ils ne soient pas arrivés à déduire de l’observation des œuvres de Dieu ce fait vital, qu’une concordance parfaite doit être le signe d’une vérité absolue ? Depuis qu’on a reconnu cette proposition, avec quelle facilité avons-nous marché dans la voie du progrès ! L’investigation scientifique a passé des mains de ces taupes dans celles des vrais, des seules vrais penseurs, des hommes d’ardente imagination. Ceux-ci théorisent. Vous imaginez-vous les huées de mépris avec lesquelles nos pères accueilleraient mes paroles, s’il leur était permis de regarder aujourd’hui par dessus mon épaule ? Oui, dis-je, ces hommes théorisent ; et leurs théories ne font que se corriger, se réduire, se systématiser — s’éclaircir, peu à peu, en se dépouillant de leurs scories d’incompatibilité, jusqu’à ce qu’enfin apparaisse une parfaite concordance que l’esprit le plus stupide est forcé d’admettre, par cela même qu’il y a concordance, comme l’expression d’une absolue et incontestable vérité.
4 avril. — Le nouveau gaz fait merveille avec les derniers perfectionnements apportés à la gutta-percha. Quelle sûreté, quelle commodité, quel facile maniement, quels avantages de toutes sortes offrent nos ballons modernes ! En voilà un immense qui s’approche de nous avec une vitesse d’au moins 150 milles à l’heure. Il semble bondé de monde — il y a peut-être bien trois ou quatre cents passagers — et cependant il plane à une hauteur de près d’un mille, nous regardant ; nous pauvres diables, au dessous de lui, avec un souverain mépris. Mais cent ou même deux cents milles à l’heure, c’est là, après tout, une médiocre vitesse. Vous rappelez-vous comme nous volions sur le chemin de fer qui traverse le continent du Canada ? — Trois cents milles pleins à l’heure. Voila qui s’appelait voyager. Il est vrai qu’on ne pouvait rien voir — il ne restait qu’à folâtrer, à festoyer et à danser dans les magnifiques salons. Vous souvenez-vous de la singulière sensation que l’on éprouvait, quand, par hasard, on saisissait une lueur des objets extérieurs, pendant que les voitures poursuivaient leur vol effréné ? Tous les objets semblaient n’en faire qu’un — une seule masse. Pour moi, j’avouerai que je préférais voyager dans un de ces trains lents qui ne faisaient que cent milles à l’heure. Là on pouvait avoir des portières vitrées, — même les tenir ouvertes — et arriver à quelque chose qui ressemblait à une vue distincte du pays…. Pundit assure que la route du grand chemin de fer du Canada doit avoir été en partie tracée il y a neuf cents ans ! Il va jusqu’à dire qu’on distingue encore les traces d’une route — traces qui remontent certainement à une époque aussi reculée. Il paraît qu’il n’y avait que deux voies ; la nôtre, vous le savez, en a douze, et trois ou quatre autres sont en préparation. Les anciens rails étaient très minces ; et si rapprochés les uns des autres qu’à en juger d’après nos idées modernes, il ne se pouvait rien de plus frivole, pour ne pas dire de plus dangereux. La largeur actuelle de la voie — cinquante pieds — est même considérée comme offrant à peine une sécurité suffisante. Quant à moi, je ne fais aucun doute qu’il a dû exister quelque espèce de voie à une époque fort ancienne, comme l’affirme Pundit ; car rien n’est plus clair pour moi que ce fait : qu’à une certaine période — pas moins de sept siècles avant nous, certainement, — les continents du Canada nord et sud n’en faisaient qu’un, et que dès lors les Canadiens durent nécessairement construire un grand chemin de fer qui traversât le continent.
5 avril. — Je suis presque dévoré d’ennui. Pundit est la seule personne avec qui l’on puisse causer à bord, et lui, la pauvre âme ! il ne saurait parler d’autre chose que d’antiquités. Il a passé toute la journée à essayer de me convaincre que les anciens Amriccans se gouvernaient eux-mêmes ! — A-t-on jamais entendu une pareille absurdité ? — qu’ils vivaient dans une espèce de confédération chacun pour soi, à la façon des « chiens de prairie » dont il est parlé dans la fable. Il dit qu’ils partaient de cette idée, la plus drôle qu’on puisse imaginer — que tous les hommes naissent libres et égaux, et cela au nez même des lois de gradation si visiblement imprimées sur tous les êtres de l’univers physique et moral.
Chaque individu votait — ainsi disait-on — c’est-à-dire participait aux affaires publiques — et cela dura jusqu’au jour où enfin on s’aperçut que ce qui était l’affaire de chacun n’était l’affaire de personne, et que la République (ainsi s’appelait cette chose absurde) manquait totalement de gouvernement. On raconte, cependant, que la première circonstance qui vint troubler, d’une façon toute spéciale, la satisfaction des philosophes qui avaient construit cette république, ce fut la foudroyante découverte que le suffrage universel n’était que l’occasion de pratiques frauduleuses, au moyen desquelles un nombre désiré de votes pouvait à un moment donné être introduit dans l’urne, sans qu’il y eût moyen de le prévenir ou de le découvrir, par un parti assez déhonté pour ne pas rougir de la fraude. Une légère réflexion sur cette découverte suffit pour en tirer cette conséquence évidente — que la coquinerie doit régner en république — en un mot, qu’un gouvernement républicain ne saurait être qu’un gouvernement de coquins. Pendant que les philosophes étaient occupés à rougir de leur stupidité de n’avoir pas prévu ces inconvénients inévitables, et à inventer de nouvelles théories, le dénouement fut brusque par l’intervention d’un gaillard du nom de Mob, qui prit tout en mains, et établit un despotisme, en comparaison duquel ceux des Zéros fabuleux et des Hellofagabales étaient dignes de respect, un véritable paradis. Ce Mob (un étranger, soit dit en passant) était, dit-on, le plus odieux de tous les hommes qui aient jamais encombré la terre. Il avait la stature d’un géant ; il était insolent, rapace, corrompu ; il avait le fiel d’un taureau avec le cœur d’une hyène, et la cervelle d’un paon. Il finit par mourir d’un accès de sa propre fureur, qui l’épuisa. Toutefois, il eut son utilité, comme toutes choses, même les plus viles ; il donna à l’humanité une leçon que jusqu’ici elle n’a pas oubliée — qu’il ne faut jamais aller en sens inverse des analogies naturelles. Quant au républicanisme, on ne pouvait trouver sur la surface de la terre aucune analogie pour le justifier — excepté le cas des « chiens de prairie », — exception qui, si elle prouve quelque chose, ne semble démontrer que ceci, que la démocratie est la plus admirable forme de gouvernement — pour les chiens.
6 avril. — La nuit dernière nous avons eu une vue admirable d’Alpha Lyra, dont le disque, dans la lunette de notre capitaine, sous-tend un angle d’un demi-degré, offrant tout à fait l’apparence de notre soleil à l’œil nu par un jour brumeux. Alpha Lyra, quoique beaucoup plus grand que notre soleil, lui ressemble tout à fait quant à ses taches, son atmosphère, et beaucoup d’autres particularités. Ce n’est que dans le siècle dernier, me dit Pundit, que l’on commença à soupçonner la relation binaire qui existe entre ces deux globes. Chose étrange, on rapportait le mouvement apparent de notre système céleste à un orbite autour d’une prodigieuse étoile située au centre de la voie lactée. Autour de cette étoile, affirmait-on, ou tout au moins, autour d’un centre de gravité commun à tous les globes de la voie lactée, que l’on supposait près des Alcyons dans les Pléïades, chacun de ces globes faisait sa révolution, le nôtre achevant son circuit dans une période de 117,000,000 années ! Aujourd’hui, avec nos lumières actuelles, les grands perfectionnements de nos télescopes, et le reste, nous éprouvons naturellement quelque difficulté à saisir sur quel fondement repose une pareille idée. Le premier qui la propagea fut un certain Mudler. Il fut amené, sans doute, à cette singulière hypothèse par une pure analogie qui se présenta à lui dans le premier cas observé ; mais au moins aurait-il dû poursuivre cette analogie dans ses développements. Elle lui suggérait, de fait, un grand orbe central ; jusque-là Mudler était logique. Cet orbe central, toutefois, devait être dynamiquement plus grand que tous les orbes qui l’environnaient pris ensemble. Mudler pouvait alors se poser cette question : — « Pourquoi ne le voyons-nous pas ? » nous, en particulier, qui occupons la région moyenne du groupe, l’endroit même le plus rapproché de cet inconcevable soleil central. Peut-être, à ce point de son argumentation, l’astronome s’est-il réfugié dans la supposition que cet orbe pourrait bien n’être pas lumineux ; et ici l’analogie lui faisait soudainement défaut. Mais même en admettant un orbe central non lumineux, comment s’y serait-il pris pour expliquer cette invisibilité rendue visible par une incalculable multitude de glorieux soleils rayonnant dans toutes les directions autour de lui ? Sans doute il s’en tenait finalement à admettre un centre de gravité commun à tous les globes évolutionnants. — Mais ici encore l’analogie devait lui faire défaut.
Notre système, il est vrai, opère sa révolution autour d’un centre commun de gravité, mais cette révolution n’est que la conséquence de sa relation avec un soleil matériel dont la masse contrebalance et au delà le reste du système. Le cercle mathématique est une courbe composée d’une infinité de lignes droites ; mais cette idée du cercle — idée que, par rapport à la géométrie terrestre, nous ne considérons que comme une pure idée mathématique en contradiction avec l’idée pratique — est en réalité la seule conception pratique que nous soyons en droit de nous faire par rapport à ces cercles gigantesques auxquels nous avons affaire, au moins en imagination, quand nous supposons notre système avec ses annexes évoluant autour d’un point situé au centre de la voie lactée. Que les plus vigoureuses des imaginations humaines essaient seulement de se faire la moindre idée d’un circuit ainsi inexprimable ! Ce serait à peine un paradoxe de dire qu’une lueur d’éclair elle-même, parcourant éternellement la circonférence de cet inconcevable cercle, la parcourrait éternellement en ligne droite. Que le trajet de notre soleil le long de cette circonférence — que la direction de notre système dans un tel orbite puisse, pour une perception humaine, dévier dans la moindre mesure de la ligne droite, même dans l’espace d’un million d’années, c’est là une proposition insoutenable : et cependant ces anciens astronomes semblent avoir été absolument induits à croire qu’une courbe visible s’était manifestée durant la courte période de leur histoire astronomique — dans la durée de ce point imperceptible, dans un pur néant de deux ou trois mille ans ! Il est vraiment incompréhensible que des considérations telles que celles-ci ne les aient jamais éclairés sur le véritable état des choses — celui d’une révolution binaire de notre soleil et d’Alpha Lyra autour d’un centre commun de gravité !
7 avril. — Nous avons continué la nuit dernière nos amusements astronomiques. Nous avons eu une vue magnifique des 5 astéroïdes Nepturiens, et nous avons assisté avec le plus grand intérêt à la pose d’une énorme imposte sur deux linteaux dans le nouveau temple situé à Daphnis dans la lune. Rien de plus amusant que de voir des créatures aussi minuscules que celles de la lune, et ressemblant si peu à la race humaine, déployer une habileté mécanique si supérieure à la nôtre. Il nous est difficile aussi de concevoir que les énormes masses qu’elles manient si aisément soient en réalité aussi légères que notre raison nous dit qu’elles sont.
8 avril. — Eurêka ! Pundit triomphe ! Un ballon venant du Canada nous a parlé aujourd’hui, et nous a jeté quelques anciens papiers ; ils contiennent des informations excessivement curieuses touchant les antiquités Canadiennes ou plutôt Amriccanes. Vous savez, je présume, que des terrassiers ont passé plusieurs mois à préparer l’emplacement pour l’érection d’une nouvelle fontaine à Paradis, le principal jardin de plaisance de l’empereur. Paradis, paraît-il, était à une époque immémoriale, une île — c’est-à-dire, qu’il était borné au nord par un petit ruisseau, ou plutôt par un bras de mer fort étroit. Ce bras s’élargit graduellement jusqu’à ce qu’il eût atteint sa largeur actuelle — un mille. La longueur totale de l’île est de neuf milles ; sa largeur varie d’une façon sensible. L’étendue entière de l’île (selon Pundit,) était, il y a quelque huit cents ans, encombrée de maisons, dont quelques-unes avaient vingt étages de haut : la terre (pour quelque raison fort inexplicable) étant considérée comme très précieuse dans ces parages. Le désastreux tremblement de terre de l’an 2050 engloutit si totalement la ville (elle était trop étendue pour l’appeler un village) que jusqu’ici les plus infatigables de nos antiquaires n’avaient pu recueillir sur les lieux des données suffisantes (en fait de monnaies, de médailles ou d’inscriptions) pour construire l’ombre même d’une théorie touchant les mœurs, les coutumes, etc. etc. etc. des premiers habitants. Tout ce que nous savions d’eux à peu près, c’est qu’ils faisaient partie des Knickerbockers, tribu de sauvages qui infestaient le continent lors de sa première découverte par Recorder Riker, chevalier de la Toison d’or. Cependant ils ne manquaient pas d’une certaine civilisation ; ils cultivaient différents arts et même différentes sciences à leur manière. On raconte qu’ils étaient sous beaucoup de rapports fort ingénieux, mais affligés de la singulière monomanie de bâtir ce que, dans l’ancien amriccan, on appelait des églises — des espèces de pagodes instituées pour le culte de deux idoles connues sous le nom de Richesse et de Mode. Si bien qu’à la fin, dit-on, les quatre-vingt dixièmes de l’île n’étaient plus qu’églises. Les femmes aussi, paraît-il, étaient singulièrement déformées par une protubérance naturelle de la région située juste au dessous du dos — et, chose inexplicable, cette difformité passait pour une merveilleuse beauté. Une ou deux peintures de ces singulières femmes ont été miraculeusement conservées. C’est quelque chose de vraiment drôle — quelque chose entre le dindon et le dromadaire.
Voila donc presque tout ce qui nous était parvenu touchant les anciens Knickerbockers. Or, il paraît qu’en creusant au centre du jardin de l’empereur (qui, comme vous le savez, couvre toute l’étendue de l’île) quelques-uns des ouvriers déterrèrent un bloc de granit cubique et visiblement sculpté, pesant plusieurs centaines de livres. Il était parfaitement conservé, et semblait avoir peu souffert de la convulsion qui l’avait enseveli. Sur une de ses surfaces était une plaque de marbre, revêtue (et c’est ici la merveille des merveilles) d’une inscription — d’une inscription lisible. Pundit est dans l’extase. Quand on eut détaché la plaque, on découvrit une cavité, renfermant une boîte de plomb remplie de différentes monnaies, une longue liste de noms, quelques documents qui ressemblent à des journaux, et d’autres objets du plus haut intérêt pour les antiquaires ! Il ne peut y avoir aucun doute sur leur origine ; ce sont des reliques amriccanes authentiques appartenant à la tribu des Knickerbockers. Les papiers jetés à bord de notre ballon sont couverts des fac-simile des monnaies, manuscrits, topographie, etc., etc. Je vous envoie pour votre amusement une copie de l’inscription en knickerbocker qui se trouve sur la plaque de marbre :
Cette pierre angulaire d’un monument à la
Mémoire de
GEORGES WASHINGTON
a été posée avec les cérémonies appropriées
le 19e jour d’octobre 1847,
l’anniversaire de la reddition de
Lord Cornwallis
au Général Washington à Yorktown,
A.D. 1781,
sous les auspices de l’
Association pour le monument de Washington
de la cité de New-York.
C’est une traduction littérale de l’inscription, faite par Pundit lui-même, de telle sorte que vous pouvez être sûr de sa fidélité. Du petit nombre de mots qui nous sont ainsi conservés, nous pouvons tirer plus d’un renseignement important ; et l’un des plus intéressants est assurément ce fait, qu’il y a mille ans, les monuments réels étaient déjà tombés en désuétude : on se contentait, comme nous aujourd’hui, d’indiquer simplement l’intention d’élever un monument — quelque jour à venir ; une pierre angulaire était posée « solitaire et seule » (vous m’excuserez de vous citer le grand poète amriccan Benton !) comme garantie de cette magnanime intention. Cette admirable inscription nous apprend en outre d’une façon très précise le comment, le lieu et le sujet de la grande reddition en question. Pour le lieu, ce fut Yorktown (qui se trouvait quelque part 😉 quant au sujet, ce fut le Général Cornwallis (sans doute quelque riche négociant en blé). C’est lui qui se rendit. L’inscription mentionne celui à qui se rendit — qui ? Lord Cornwallis. Resterait à savoir pourquoi les sauvages pouvaient désirer qu’il se rendît. Mais quand nous nous souvenons que ces sauvages étaient sans aucun doute des cannibales, nous arrivons naturellement à cette conclusion : qu’ils voulaient en faire un saucisson. Quant au comment, rien ne saurait être plus explicite que cette inscription. Lord Cornwallis se rendit (pour devenir un saucisson) « sous les auspices de l’association du monument de Washington », — sans doute une institution de charité pour le dépôt des pierres angulaires.
Mais grands Dieux ! qu’arrive-t-il ? Ah ! je vois ce que c’est : le ballon vient d’en rencontrer un autre ; il y a eu collision, et nous allons piquer une tête dans la mer.
Je n’ai donc plus que le temps d’ajouter ceci : que d’après une hâtive inspection des fac-simile des journaux, etc., etc. je découvre que les grands hommes de cette époque parmi les Amriccans furent un certain John, forgeron, et un certain Zacharie, tailleur.
Adieu, jusqu’au revoir. Recevrez-vous oui ou non cette lettre ? c’est là un point de peu d’importance, puisque je l’écris uniquement pour mon propre amusement. Je vais mettre le manuscrit dans une bouteille bien bouchée et la jeter à la mer.
Éternellement vôtre,
PUNDITA
Source de l’image : Falling stars as seen from the balloon. P. 262. In: « Travels in the Air », 1871, by James Glaisher.
Un commentaire sur “Edgar Allan Poe, Mellonta Tauta (1849)”