Pendant une dizaine de siècles, tout ira de mieux en mieux. L’industrie surtout marchera à pas de géant. On commencera d’abord par épuiser tous les gisements de houille ; puis toutes les sources de pétrole ; puis on abattra toutes les forêts ; puis on brûlera directement l’oxygène de l’air et l’hydrogène de l’eau. A ce moment-là il y aura sur la surface du globe environ un milliard de machines à vapeur de mille chevaux en moyenne, soit mille milliard de chevaux-vapeur fonctionnant nuit et jour.
Tout travail physique est fait par des machines ou par des animaux : l’homme ne le connaît plus que sous la forme d’une gymnastique savante, pratiquée uniquement comme hygiène.
Mais tandis que ses machines lui vomissent incessamment des torrents de produits manufacturés, de ses usines agricoles sort à flots pressés une foule de plus en plus compacte de moutons, de poulets, de bœufs, de dindons, de porcs, de canards, de veaux et d’oies, tout cela crevant de graisse, bêlant, gloussant, mugissant, glouglottant, grognant, nasillant, beuglant, sifflant, et demandant à grands cris des consommateurs !
Or, sous l’influence d’une alimentation de plus en plus abondante, de plus en plus succulente, la fécondité des races humaines et des races animales va de jour en jour en s’accroissant.
Les maisons s’élèvent étage par étage ; on supprime d’abord les jardins, puis les cours. Les villes, puis les villages, commencent à projeter peu à peu des lignes de faubourgs dans toutes les directions ; bientôt des lignes transversales réunissent ces rayons.
Le mouvement progresse ; les villes voisines viennent à se toucher. Paris annexe Saint-Germain, Versailles, puis Beauvais, puis Châlons, puis Orléans, puis Tours ; Marseille annexe Toulon, Draguignan, Nice, Carpentras, Nîmes, Montpellier ; Bordeaux, Lyon et Lille se partagent le reste, et Paris finit par annexer Marseille, Lyon, Lille et Bordeaux.
Et de même dans toute l’Europe, de même dans les quatre autres parties du monde.
Mais en même temps s’accroît la population animale. Toutes les espèces inutiles ont disparu : il ne reste plus que des boeufs, des moutons, des chevaux et de la volaille. Or, pour nourrir tout cela il faut des espaces libres à cultiver, et la place commence à manquer.
On réserve alors quelques terrains pour la culture, on y entasse des engrais, et là, couchées au milieu d’herbages de six pieds de hauteur, on voit se rouler des race inouïes de moutons et de bœufs sans cornes, sans poil, sans queue, sans pattes, sans os, et réduits par l’art des éleveur à n’être plus qu’un monstrueux beefsteak alimenté par quatre estomacs insatiables !
Pendant ce temps, dans l’hémisphère austral, une révolution formidable va s’accomplir. Que dis-je ? À peine cinquante mille ans se sont écoulés, et la voilà faite.
Les polypiers ont réuni ensemble tous les continents et toutes les îles de l’Océan Pacifique et des mers du Sud : l’Amérique, l’Europe, l’Afrique, ont disparu sous les eaux de l’océan ; il n’en reste plus que quelques îles formées des derniers sommets des Alpes, des Pyrénées, des buttes Montmartre, des Carpathes, de l’Atlas, des Cordillères ; l’humanité, reculant peu à peu devant la mer, s’est répandue sur les plaines incommensurables que l’océan a abandonnées. Elle y a apporté sa civilisation foudroyante ; déjà, comme sur les anciens continents, l’espace commence à lui manquer.
La voilà dans ses derniers retranchements : c’est là qu’elle va lutter contre l’envahissement de la vie animale.
C’est là qu’elle va périr !
Elle est sur un terrain calcaire ; elle fait passer incessamment à l’état de chaux une masse énorme de matières animalisées ; cette masse, exposée aux rayons d’un soleil torride, emmagasine incessamment de nouvelles unités de chaleur, pendant que le fonctionnement des machines, la combustion des foyers et le développement de la chaleur animale, élèvent incessamment la température ambiante.
Et pendant ce temps la production animale continue à s’accroître ; et il arrive un moment où l’équilibre étant rompu, il devient manifeste que la production va déborder la consommation.
Alors commence à se former, sur l’écorce du globe, d’abord presque une pellicule, puis une couche appréciable de détritus irréductibles : la Terre est saturée de vie.
La fermentation commence.
Le thermomètre monte, la baromètre descend, l’hygromètre marche vers zéro. Les fleurs se fanent, les feuilles jaunissent, les parchemins se recroquevillent : tout sèche et devient cassant.
Les animaux diminuent par l’effet de la chaleur et de l’évaporation. L’homme à son tour maigrit et se dessèche ; tous les tempéraments se fondent en un seul, le bilieux ; et le dernier des lymphatiques offre avec larmes sa fille et cent millions de dot au dernier des scrofuleux, qui n’a pas un sou de fortune, et qui refuse par orgueil !
La chaleur augmente et les sources tarissent. Les porteurs d’eau s’élèvent par degrés au rang de capitalistes, puis de millionnaires, si bien que la charge de Grand Porteur d’Eau du prince finit par devenir une des premières dignités de l’Etat. Toutes les bassesses, toutes les infamies qu’on voit faire aujourd’hui pour un pièce d’or, on les fait pour un verre d’eau, et l’Amour lui-même, abandonnant son carquois et ses flèches, les remplace par une carafe frappée.
Dans cette atmosphère torride, un morceau de glace se paye par vingt fois son poids de diamants ! L’empereur d’Australie, dans un accès d’aliénation mentale, se fait faire un tutti frutti qui lui coûte une année de sa liste civile ! ! ! Un savant fait une fortune colossale en obtenant un hectolitre d’eau fraîche à 45 degrés ! ! ! !
Les ruisseaux se dessèchent ; les écrevisses, se bousculant tumultueusement pour courir après ces filets d’eau tiède qui les abandonnent, changent, chemin faisant, de couleur, et tournent à l’écarlate. Les poissons, le coeur affadi et la vessie natatoire distendue, se laissent aller vers les fleuves, le ventre en l’air et la nageoire inerte.
Et l’espèce humaine commence à s’affoler visiblement. Des passions étranges, des colères inouïes, des amours foudroyantes, des plaisirs insensés, font de la vie une série de détonations furieuses, ou plutôt une explosion continue, qui commence à la naissance et qui ne finit qu’à la mort. Dans ce monde torréfié par une combustion implacable, tout est roussi, craquelé, grillé, rôti, et après l’eau, qui s’évapore, on sent diminuer l’air, qui se raréfie.
Effroyable calamité ! les rivières à leur tour et les fleuves ont disparu : les mers commencent à tiédir, puis à s’échauffer : les voilà qui déjà mijotent comme sur un feux doux.
D’abord les petits poissons, asphyxiés, montrent leur ventre à la surface ; viennent ensuite les algues, que la chaleur a détachées du fond ; enfin s’élèvent, cuits au bleu et rendant leur graisse par larges taches, les Requins, les Baleines, et la Pieuvre énorme, et le Kraken cru fabuleux, et le Serpent de mer trop contesté ; et de ces graisses, de ces herbes et de ces poissons cuits ensemble, l’océan qui fume fait une incommensurable bouillabaisse.
Une écoeurante odeur de cuisine se répand sur toute la terre habitée ; elle y règne un siècle à peine : l’océan s’évapore et ne laisse plus de son existence d’autre trace que des arêtes de poissons éparses sur des plaines désert…
La fin commence.
Sous la triple influence de la chaleur, de l’asphyxie et de la dessiccation, l’espèce humaine s’anéantit peu à peu : l’homme s’effrite, s’écaille, et au moindre choc tombe par morceaux. Il ne lui reste plus, pour remplacer les légumes, que quelques plantes métalliques qu’il parvient à faire pousser à force de les arroser de vitriol ! Pour étancher la soif qui le dévore, pour ranimer son système nerveux calciné, pour liquéfier son albumine qui se coagule, il n’a plus d’autres liquides que l’acide sulfurique ou l’eau forte.
Vains efforts.
À chaque souffle de vent qui vient agiter cette atmosphère anhydre, des milliers de créatures humaines sont desséchées instantanément ; et le cavalier sur son cheval, l’avocat à la barre, le juge sur son siège, l’acrobate sur sa corde, l’ouvrière à sa fenêtre, le roi sur son trône, s’arrêtent momifiés !
Et alors vient le dernier jour.
Ils ne sont plus que trente-sept, errants comme des spectres d’amadou au milieu d’une population effroyable de momies qui les regardent avec des yeux semblables à des raisins de Corinthe.
Et ils se prennent les mains, et ils commencent une ronde furieuse, et à chaque tour un des danseurs trébuche et tombe mort avec un bruit sec. Et le trente-sixième tour fini, le survivant demeure seul en face de ce monceau misérable où sont rassemblés les derniers débris de la race humaine !
Il jette un dernier regard sur la Terre ; il lui dit adieu au nom de nous tous, et de ses pauvres yeux brûlés tombe une larme, la dernière larme de l’humanité. Il la recueille dans sa main, il la boit, et il meurt en regardant le ciel.
Pouff ! ! ! !
Une petite flamme bleuâtre s’élève en tremblotant ; puis deux, puis trois, puis mille. Le globe entier s’embrase, brûle un instant, s’éteint.
Tout est fini : la Terre est morte..
Morne et glacée, elle roule tristement dans les déserts silencieux de l’infini ; et de tant de beauté, de tant de gloire, de tant de joies, de tant de larmes, de tant d’amours, il ne reste plus qu’une petite pierre calcinée, errant misérable à travers les sphères lumineuses des mondes nouveaux.
Adieu, Terre ! Adieu, souvenirs touchants de nos histoires, de notre génie, de nos douleurs et de nos amours ! Adieu, Nature, toi dont la majesté douce et sereine nous consolait si bien de nos souffrances ! Adieu, bois frais et sombres, où pendant les belles nuits d’été, à la lumière argentée de la lune, on entendait chanter le rossignol ! Adieu, créatures terribles et charmantes qui meniez le monde avec une larme ou un sourire, et que nous appelions de noms si doux ! Ah ! puisqu’il ne reste plus rien de vous, tout est bien fini : LA TERRE EST MORTE.
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Mérinos (pseudonyme d’Eugène Mouton), « La fin du monde », in Nouvelles et fantaisies humoristiques, Librairie générale, 1872