Les plus ignares habitants de la planète surent enfin, vers l’an 2150 après Barrabas, comment il fallait s’y prendre pour parvenir. Ce n’était pas bien compliqué. Pour parvenir, il suffisait de faire parler de soi.
À ceux dont on parle vont honneurs, gloire et fortune.
On s’aperçut aisément, au vingt-deuxième siècle — et même auparavant — qu’il n’était pas très difficile de faire parler de soi : il n’y avait qu’à être vainqueur dans l’un des mille concours, matches, records et acrobaties diverses dont les journaux donnent quotidiennement le programme. Être le plus grand n’importe quoi dans le monde : boxeur ou poète, footballiste ou savant, mangeur de nouilles ou philosophe, voilà le but vers lequel doivent se précipiter tous ceux qui aspirent aux suprêmes hauteurs.
M. Jean-Pierre-Paul comprit cela dès son jeune âge. Aussi résolut-il d’être le plus grand quelque chose in the world.
Il songea d’abord à triompher dans les concours littéraires et artistiques ; mais il s’aperçut qu’il y fallait user beaucoup de chaussures, certains membres du jury ayant l’incongruité d’habiter Pontoise ou Romorantin.
Il y avait bien un concours de mangeurs de tripes à la mode de Caen, pour lequel il se sentait plus de dispositions ; mais pour celui-là comme pour tant d’autres, il fallait de l’estomac, et il en avait peu.
Heureusement, le hasard le servit.
Un opulent mécène donna des fonds pour un Prix international de coureurs à quatre pattes — on n’y avait pas songé encore — et pour ceci Jean-Pierre-Paul se crut doué. Il se mit sur les rangs et triompha. Il alla de Paris à Saint-Germain à quatre pattes, performance remarquable, car ses plus forts concurrents ne purent pas dépasser Chatou.
Aussitôt, sur Jean-Pierre-Paul, la gloire éclata, retentissante. Le plus grand coureur à quatre pattes in the world vit sa tête dans les journaux et les cinémas. Il y vit ses pattes surtout. On parla de lui plus que de Hugo et de Pasteur, et un banquet monstre lui fut offert, dont l’organisateur — un homme de génie — annonça que les discours seraient prononcés à quatre pattes.
L’univers retentit de cet exploit. Et naturellement à dater de ce jour Jean-Pierre-Paul se vit offrir les plus hauts emplois dans l’administration nationale. Il aurait pu devenir conservateur de musée, directeur des poudres et salpêtres, ou gardien-chef du square Montholon.
Mais c’était un ambitieux. Les lauriers qui avaient honoré ses pattes ne lui suffisaient pas. Il se jugeait digne d’en porter ailleurs.
Il prit donc part à d’autres concours aussi importants, mais nous devons confesser qu’il y échoua. Il ne put être ni le prince des ramasseurs de bouts de cigares, ni l’as du saute-mouton, ni le champion des écosseurs de petits pois.
Mais un autre concours, non moins utile au perfectionnement de la race, fut ouvert peu après: celui des encaisseurs de coups de pied au derrière, institué par une société académique de Toulouse (Clémence Isaure y était oubliée depuis longtemps). Jean-Pierre-Paul entra dans la lice et remporta la victoire.
Il encaissa 379 coups de pied successifs, sans se retourner. Et il n’est pas besoin de dire si on parla de lui.
En son honneur,on donna un banquet de cinq cents couverts, et chaque convive — encore un trait génial de l’organisateur — eut la permission de lui envoyer un coup de pied au derrière à l’heure des toasts.
Il reçut ces hommages avec le sourire, car il était homme du monde.
Un Américain de fort tonnage qui se trouvait là — comme il chaussait du 44 un peu large, son hommage avait été particulièrement senti — fut émerveillé par ce record. Il voulut absolument exhiber un tel héros dans son pays ; et Jean-Pierre-Paul partit pour le Nouveau Monde. Il y fut reçu royalement. Les théâtres, les cirques et les instituts se l’arrachèrent. Comme dans ces tournées, il devait montrer ses mérites et permettre qu’on les vérifiât, il revint en France, matelassé de bank-notes et blindé, sur une de ses faces, comme une coque de torpilleur. La fonction crée l’organe. Une étoile de beuglant, au XIXe siècle, s’était immortalisée en chantant ceci :
Moi, je tasse des noisettes en m’asseyant dessus.
Ce ne sont pas des noisettes que Jean-Pierre-Paul aurait cassées, mais des noix de coco.
Lorsque les trompettes de la Renommée eurent annoncé aux foules cette performance non pareille, l’encens fuma si copieusement autour de lui qu’on n’eut rien à lui refuser nulle part, et que l’on craignit, dans les sphères politiques, un coup d’État, une dictature. N’y avait-il pas eu, jadis, le roi Croupion ?
Mais comme on se trompait ! Modestement, tel le plus obscur des hommes, Jean-Pierre-Paul ne songeait qu’à se plonger dans les joies familiales. L’univers sut qu’il désirait se marier. Naturellement, toutes les femmes l’adoraient, du pôle Nord au pôle Sud, et il put choisir entre cent mille. Il prit la plus belle, certes — pour être le plus heureux des maris in the world.
Mais il s’aperçut, après quelques mois de délices, que sa femme avait, elle aussi, un cœur innombrable.
Avec quel entrain elle se mettait à le tromper !
Il s’en affligea d’abord, puis il se consola, et même se félicita : Le plus grand Sganarelle in the world, était-ce un titre à dédaigner ?
C’est pour le coup qu’on parla de lui. Ce triomphe, après tant d’autres, lui conféra un tel prestige, l’illumina d’une telle auréole, qu’il ne douta plus d’entrer un jour au Panthéon. La porte en était assez haute.
Alors, pendant vingt ans, il vécut dans toutes les félicités. Sérénades, fanfares, feux d’artifice, couronnes, ovations. Il ne pouvait paraître sans être assourdi de vivats, écartelé par des amateurs d’autographes. Il avait l’impression d’être enfermé dans un tambour énorme : la grosse caisse de la Gloire, sur quoi l’univers tapait.
Cependant, vers la cinquantaine, il trouva ce régime fatigant. Et il aspira au repos, à la paix, à l’oubli.
Il se souvint d’un conseil de fabuliste : Pour vivre heureux, vivons cachés. (Quel imbécile avait dit cela ?). Mais que faire, grands dieux, pour se cacher, pour empêcher les gens de parler de lui ? Ce devait être difficile.
Personne, dans son entourage, ne put lui en indiquer les moyens.
Mais il apprit l’existence d’un sage (il en restait un) qui se tournait les pouces, depuis quatre-vingts ans, sur un plateau de l’Inde, au pied du Gaurisankar neigeux. Il alla le trouver et lui exposa son cas :
— Que dois-je faire, ô prince des philosophes, as de la solitude, recordman de la méditation, ô toi le plus grand des sages in the world, que dois-je faire pour qu’on ne parle plus de moi ?
Le sage répondit, les yeux fixés sur son nombril auguste :
— Pour qu’on ne parle plus de toi, mon fils ?… Fais quelque chose de bien.
Jean-Pierre-Paul se courba dans une révérence profonde et repartit, songeur.
Quelque chose de bien. Qu’est-ce que ça signifiait ?
Il interrogea beaucoup de monde en revenant vers sa patrie : des Perses et des Turcs, des Grecs et des Latins, des Provençaux et des Montmartrois : on ne sut le lui expliquer.
Faire quelque chose d’extravagant, de fou, de ridicule, d’idiot : oui, ça, c’était clair.
Mais faire quelque chose de bien, personne, nulle part, ne savait plus ce que c’était.
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Jean Rameau, « In the world », Les Contes du « Journal », in Le Journal n°13941, 18 décembre 1930