Inoculation du parfait bonheur — Albert Robida

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Inoculation du parfait bonheur — Albert Robida

Historique de la découverte

Oui, certes, auprès de la grande découverte de Éloi Modeste Aventurin Guilledaine, naguère simple entomologiste amateur à Noyon, en Picardie, toutes les autres découvertes dont le XIXème siècle avait le droit de s’enorgueillir ne sont que de la Saint-Jean, de pures vétilles ! Les chemins de fer, le télégraphe électrique, le naturalisme sont des inventions enfantines dont on ne parle plus du tout ; nous vous le demandons un peu, qu’est-ce que l’électricité ou le naturalisme peut ajouter au bonheur des peuples ? Rien du tout ! On s’en passait autrefois, on s’en serait parfaitement privé jusqu’au jour du Grand Jugement.

Mais la grande, l’énorme, la sublime invention de Modeste Guilledaine !

Si toutes les académies, tous les instituts, tous les corps savants de France, d’Allemagne, d’Angleterre, d’Amérique, d’Océanie et d’autres lieux se sont entendus pour bombarder Eloi Guilledaine membre actif ou correspondant, ou même président d’honneur, c’est que toutes les sommités des sciences, des lettres ou de la politique ont reconnu la splendeur de la découverte et l’immensité de ses résultats pratiques !

Aventurin Guilledaine, l’entomologiste amateur de Noyon (Oise) (Picardie) est donc devenu la grande personnalité scientifique du siècle, et cela bien soudainement, comme nous allons avoir l’honneur de vous l’exposer, nous son confident et un peu son collaborateur.

C’était il y a six mois, à l’époque du Grand Congrès Général des Sociétés Savantes de France. Naturellement, la Société des Entomologistes Noyonnais n’avait pas manqué de se faire représenter à cette assemblée solennelle, à ces États Généraux de la science. Il y avait eu réunion des entomologistes chez Guilledaine, et la société, composée uniquement de Guilledaine, président, et de M. Timoléon Timodin, vice-président, avait délégué ses deux chefs au grand congrès de Paris.

Guilledaine et Timodin n’avaient pas manqué une seule séance du congrès à la Sorbonne ni un seul des banquets qui signalèrent la fin de la session.

Le banquet des Sociétés Historiques, le banquet des archivistes et paléographes, le banquet des sciences morales et politiques, le banquet des astronomes, le banquet des géologues et paléontologistes, le banquet des chimistes et même le banquet des médecins et chirurgiens eurent l’honneur de les posséder, toastant, fourchettant, discourant comme pas un.

M. Guilledaine, président des entomologistes noyonnais, avait toujours une motion à faire ou une santé à porter, la santé d’un savant ou d’une science, et M. Timodin, nature rêveuse et concentrée, se contentait d’approuver, levant le verre ou battant des bans dans son assiette avec son couteau et sa fourchette, ainsi qu’il sied à un simple vice-président des entomologistes.

On séchait pas mal de champagne dans ces agapes scientifiques.

Guilledaine, au commencement, marquait une certaine méfiance, ces produits des usines vinicoles étant trop souvent frelatés ; mais au banquet des chimistes, au vu de l’entrain des alambiqueurs à décoiffer les flacons à tête blanche, il cessa de redouter les sophistications et fit comme les autres. Timodin, nature rêveuse, nous l’avons dit, mangeait peu et buvait moins.

Les banquets se succédaient. Le crédit mis à la disposition des entomologistes était épuisé depuis longtemps, mais Guilledaine, en sa qualité de président, se votait des subsides au fur et à mesure des nécessités. Bénissons cette sainte prodigalité ! Guilledaine plus avaricieux n’eut probablement jamais fait sa découverte.

Tout autant que les voûtes augustes de la Sorbonne, les lambris des salles de banquet entendaient de doctes paroles et voyaient les éminents banqueteurs soulever entre deux plats les plus graves problèmes. Le banquet des chimistes surtout se distingua par des discussions ardentes et des propositions peut-être un peu téméraires.

Les chimistes ont toutes les audaces ; à ce qu’il semble, ce n’est pas du sang qui coule dans leurs veines, mais un liquide fortement imprégné de nitroglycérine.

Un illustre savant, vers la fin du repas, déroula le projet d’une série d’expériences qu’il se proposait de tenter.

— Donnez-moi, dit-il, du virus de M. de Bismarck… Non, de Napoléon, virus encore plus violent, je l’inocule à M. de Bismarck et j’obtiens un redoublement de véhémence ! Brrr !… De M. de Bismarck, je l’inocule à M. de Moltke, puis je transporte ce virus ainsi cultivé à un simple général, puis à un gros major en retraite, et je constate déjà une atténuation considérable dans sa virulence ; je le passe ensuite à un sous-officier vulgaire et de là je saute à un conscrit ; avec le produit, j’inocule un notaire, puis un employé de l’enregistrement, et ensuite un simple lapin ! Qu’arrive-t-il ? Le lapin meurt dans un accès rabique foudroyant ! Je reprends le virus à son cadavre, je l’inocule à M. de Bismarck, qui devient, après un accès de fièvre légère, aussi doux et aussi peu offensif que l’innocent animal sacrifié. Résultat merveilleux, j’ose le dire, messieurs !…

Un ouragan d’applaudissements accueillit le discours de l’illustre savant, qui d’un geste réclama le silence.

— Voulez-vous que je fasse l’expérience contraire ? Je prends un lapin, non préparé, je lui ravis avec ma lancette une gouttelette de liquide, j’inocule avec cette gouttelette un employé des contributions, de là je transporte le produit à un huissier, puis à un conseiller municipal, puis à un journaliste bien choisi, puis à un officier de cavalerie, puis à un feld-maréchal, puis à Don Carlos ; je reviens avec le liquide, parvenu déjà à une intensité de virulence remarquable, à M. de Moltke, je porte M. de Bismarck ce virus d’inoffensif lapin, cultivé avec tant de soin, et j’obtiens…

— Non merci ! Pas de ces plaisanteries-là ! fut bien sûr le cri général.

— Soit, restons-en à la première expérience, dit le savant, que l’on m’amène M. de Bismarck, avec toutes les garanties et précautions possibles, naturellement, et je me charge de le rendre aussi tendre et aussi bucolique que le plus doux des mangeurs de serpolet !

Éblouis par cette séduisante perspective, les convives se levèrent tous, portèrent la santé de l’illustre savant et burent au succès de son expérience.

Ô rêve ! M. de Bismarck transformé, ses instincts, mettons Napoléoniens, modifiés par une sage culture ? C’est l’Europe calmée, respirant à l’aise après le cauchemar des vingt dernières années, c’est l’avenir féroce et presque anthropophagique, promis par les majors prussiens, évité… C’est la tranquillité des parents et c’est surtout la santé des enfants nés ou à naître.

Aventurin Guilledaine se disait tout cela en vidant sa coupe en l’honneur de la vaccine politique. Seul, Timodin, nature rêveuse, restait mélancolique.

— Allons donc, allons donc ! disait Guilledaine en le forçant à lever son verre, du champagne, morbleu ! cela en vaut la peine ! Songez donc, la vaccine… la politique… les grands carnassiers…

Il s’embrouillait déjà, à peine au vingt-sixième toast. Manque d’habitude !

— Certainement, c’est la tranquillité, répondait Timodin, mais ce n’est pas encore le bonheur !

— Le bonheur ! Le bonheur ! Attendez… oui… nous en recauserons…

Éloi Guilledaine s’exaltait de plus en plus.

— Vous avez raison ! cria-t-il à l’oreille de son ami ; il ne s’agit pas seulement d’empêcher le mal, le bonheur de l’humanité, voilà le véritable But de la SCIENCE ! C’est l’aspiration suprême, la raison, le but et le bout de la science ! Nous tous, les savants, chimistes, médecins, inventeurs ou même entomologistes, nous travaillons à réunir les éléments de ce bonheur !…

— Ce n’est pas commode, gémit Timodin.

— Lentement mais sûrement nous marchons au but, monsieur, cria Guilledaine ; chaque jour nous faisons un pas en avant !

— Un petit pas !

— Un saut parfois ! Une enjambée formidable de temps en temps ! Et savez-vous si tout à l’heure, demain peut-être, une découverte ou une invention ne va pas surgir qui… que… un pas de géant, monsieur, et nous y sommes ! Et le bonheur universel, complet, resplendit pour tous les humains… et tralala ! et tralala !

Ce soir-là, Guilledaine rentra chez lui très exalté. Timodin continuait à le contredire, à nier la possibilité d’atteindre le but suprême, le bonheur universel, mais Guilledaine, qui se fut irrité en d’autres temps de ses contradictions obstinées, garda pendant tout le trajet du restaurant à l’hôtel la plus complète sérénité et le plus ineffable des sourires sur ses nobles traits.

Sa grande découverte naquit en cette nuit glorieuse, que les nations futures béniront à jamais et dont elles feront le commencement d’une ère glorieuse et lumineuse !

Éclair de génie

À peine dans sa chambre, Guilledaine, de plus en plus exalté, se jeta dans les bras de son ami et le serra sur son cœur, conjointement avec le garçon qui les éclairait.

— Le vrai bonheur ! balbutia-t-il, je le connais maintenant ! Que dis-je, je le tiens !… C’est-à-dire je sais où il est, je tiens le moyen de le faire jaillir…

— Bon ! bon ! dit Timodin toujours un peu froid, nous avons bu un peu trop de champagne…

— C’est cela, ô mon ami, c’est le champagne, vous l’avez dit ! Tu l’as dit ! Timodin, permettez que je te tutoie… Je suis si heureux ! D’ailleurs, je suis ton président, j’en ai le droit ! C’est le champagne ou à défaut un vin quelconque, mais généreux… La qualité est indispensable… Écoutez- moi ! J’entrevois la solution du bonheur parfait accessible à tous, à l’humanité tout entière… embrasse-moi, Timodin, embrassez-moi, garçon, je vous le permets, toi aussi tu es mon frère !…

— Guilledaine, vous avez un peu bu, se permit de dire Timodin.

— Juste ce qu’il faut, mon ami, pour connaître le bonheur pur, complet, absolu, pour le savourer dans toute son intensité, je ne suis plus un homme, je suis presque un dieu ! J’ai la dose exacte, un peu plus eut été trop, un peu moins pas assez ! Avec trop, mon bonheur se changerait en malaise, en amertume, en noir chagrin… avec moins, je ne jouirais que d’un petit bonheur bien imparfait… Ce ne serait guère qu’une simple satisfaction… tandis qu’avec la dose exacte, scientifique, si j’ose dire, je suis parvenu à la félicité intense, absolue… Tous les hommes sont mes frères, même celui dont nous parlions tout à l’heure, même les animaux, même… je les aime tous, car mon cœur déborde de tendresse, je considère avec un œil bienveillant la nature entière, les hommes, les animaux, et même les objets inanimés… Tiens, ce bec de gaz qui flambe dans la rue sous nos fenêtres, je l’aime comme un frère… Je sens qui si on cherchait à lui faire du mal, eh bien, ça me ferait pleurer ! L’autre jour, tu sais, au banquet des sciences morales, il y avait un monsieur qui parlait du concept du bonheur… Tu sais bien, il disait des choses tristes, ce monsieur… Eh bien, je l’ai, le concept du bonheur ! Il est là, je le tiens… c’est la dose, la dose, la dose !

Guilledaine chantonnait sur l’air : c’est l’amour, c’est l’amour

— Ça ne dure pas, malheureusement, dit Timodin, demain ce sera évaporé…

— Évaporé ! Je ne veux pas ! s’écria Guilledaine, je ne veux pas que ce bonheur soit éphémère ! Malheureux, tu doutes de la science, je ne doute pas, moi, et je tiens le moyen de le fixer ! Tu as entendu tout à l’heure les considérations sur la culture des virus, eh bien, ce que d’autres font pour les virus, je veux le faire pour le bonheur… Suis-moi bien… Je le tiens, n’est-ce pas ! Je l’analyse, je le cultive, je le perfectionne même au besoin et quand il est à point je l’inocule aux hommes…

— Tu es fou ! Je vais me coucher, dit Timodin ; d’ailleurs, moi, je me sens tout triste.

— Je t’inoculerai le bonheur malgré toi, et tu ne douteras plus ! Va te coucher, Saint-Thomas !

Études et travaux préparatoires

Guilledaine ne se coucha pas, lui. Il passa la nuit à réfléchir et à jeter des notes sur le papier. Au petit jour, il boucla sa valise et courut au chemin de fer, oubliant son ami à l’hôtel, dans la joie de sa grande idée et dans sa hâte de commencer les expériences qui devaient lui apporter le triomphe.

Son premier soin en débarquant chez lui, rue des Trois-Canards, à Noyon en Noyonnais, fut d’opérer le déménagement de son cabinet de travail et du muséum y attenant. Toutes ses collections furent transportées au grenier.

— J’abandonne l’entomologie, dit-il à sa femme stupéfaite, pour me consacrer à une autre science plus grande, que j’appellerai, si tu veux, la féliciologie, je vais étudier le bonheur, en réunir les éléments, les condenser, les cultiver, les amener à complète maturité et chercher le moyen d’inoculer le produit aux masses !

— Il est fou ! se dit Mme Guilledaine effarée.

— Naturellement ! répondit Guilledaine sans se fâcher, tous les grands découvreurs, tous les bienfaiteurs de l’humanité ont passé pour fous avant le triomphe ! N’importe, cela n’arrêtera pas mes travaux !

Madame Guilledaine et la société de la ville eurent bien d’autres étonnements. Indignées toutes deux, elles virent les collections d’insectes de l’ex-entomologiste remplacées par des collections bien différentes de tonneaux, tonnes, tonnelets, barriques, fûts, fioles, flacons, fiasques, bouteilles, carafons de toutes formes, de toutes couleurs et de toutes provenances ! Il y en eut bientôt depuis la cave jusqu’au grenier. Et Guilledaine, enfermé dans sa maison, se mit courageusement au travail, étudiant, expérimentant, comparant, réduisant, mélangeant, triturant. Les étiquettes en toutes langues se couvraient de notes. L’ancien cabinet de travail se trouvant trop étroit pour les expériences, M. Guilledaine se fit construire un laboratoire long de cinquante mètres dans son jardin et monta peu à peu des alambics et des fourneaux qui transformèrent le paisible immeuble en une vaste usine.

Mme Guilledaine était depuis longtemps retournée chez sa mère. Ces deux respectables dames n’abandonnèrent pas la place sans essayer d’énergiques remontrances que M. Guilledaine écouta impassible. Sa grande idée le soutenait, et ce bonheur parfait qu’il voulait faire goûter aux masses, il le savourait déjà complètement et délicieusement.

— Oh ! Rester toujours ainsi, toujours au même point, ne pas le dépasser, mais ne pas le perdre non plus, ne pas retomber à l’état d’esprit mélancolique et plat dans lequel la nature humaine semblait condamnée pour toujours à végéter… Pour toute consolation, de temps en temps un petit coup d’aide… qui ne dure pas et qui ne laisse que des regrets… Le vrai bonheur, c’est de rester toujours au point délicieux que j’ai atteint l’autre soir au banquet… toujours ! toujours ! J’y suis, moi, et j’y resterai, mais je veux que tous mes frères, que l’univers entier y soit comme moi… Je touche au but, j’entrevois le succès, encore quelques essais et la joyeuse humanité me bénit !

La Découverte

Un beau matin, M. Guilledaine, qui avait passé la nuit à surveiller quelques mystérieuses triturations de cornues et d’alambics, se précipita échevelé, haletant et comme transfiguré par le triomphe, hors de son laboratoire.

Des voisins aux fenêtres le virent danser dans son jardin et le crurent tout à fait fou. Au bout d’une minute, il s’arrêta et se dirigea vers la maison en brandissant dans la main gauche une toute petite bouteille aux deux tiers remplie d’un liquide noir, et dans la main droite un instrument pointu et brillant qui semblait une lancette.

Son domestique, le voyant accourir ainsi armé, se mit en garde avec son balai.

— Donne-moi ton bras, imbécile, cria M. Guilledaine, je veux faire ton bonheur… Dépêche-toi, c’est ma grande expérience, je suis certain du succès… Tu vas connaître le parfait bonheur… Tu l’as déjà savouré, car je t’ai surpris plus d’une fois en train de traire mes flacons… Mais ça ne durait pas, ça s’envolait tout de suite, tandis que la félicité que je veux te procurer ne te quittera qu’avec la vie !… Donne ton bras, mon petit Narcisse, une simple piqûre et c’est fait ! Complètement et pour toujours heureux ! Pour que tu dégrises il faudra te tuer !

— Je suis déjà vacciné, hurla le domestique effrayé.

— Gredin ! Vas-tu m’empêcher ma première expérience ! Songe à l’honneur que je te fais ! Narcisse, tu es mon premier sujet… Je triple tes appointements ! Tiens, v’lan, de gré ou de force, ça y est !

M. Guilledaine avait mis sa fiole dans sa poche et saisi le balai. D’un geste rapide, il allongea sa lancette et piqua le sujet récalcitrant au bout du nez. Narcisse poussa un cri étrange, commencé comme un hurlement de douleur et modulé en éclat de rire à la fin.

— Oh ! monsieur ! fit-il, oh ! oh ! oh ! que je me sens donc bien ! ah ! ah ! ah ! ce n’était pas la peine de tripler mes appointements…

— Tu es content maintenant ? Tu te sens tout transformé, tout électrisé…

— Faut que je t’embrasse, papa Guilledaine, je t’aime trop ! s’écria Narcisse en jetant son balai et en tombant dans les bras de son maître.

— Embrasse-moi, mon ami !

Un coup de sonnette interrompit les effusions. Narcisse ne fit qu’un bond jusqu’à la porte ; il semblait voler ; il escalada le perron du jardin, entra par une fenêtre, sauta par-dessus les meubles pendant que Guilledaine, au comble de la joie, admirait son allure.

Le visiteur était M. Timodin, l’ancien vice-président des entomologistes, devenu président et membre unique depuis que M. Guilledaine avait abandonné ses anciennes études. Les deux amis étaient presque brouillés et ne se voyaient plus. M. Timodin venait tenter une dernière démarche auprès de M. Guilledaine, pour essayer de le tirer de ce qu’il appelait ses débauches.

— Encore un sujet, se dit M. Guilledaine, mais comment le décider à tenter l’expérience ?…

— Mon pauvre ami, fit tristement le survenant, je vois avec douleur que vous n’êtes pas guéri de votre vice… Voyons, vous un homme jadis sérieux, une notabilité de la science, un homme du monde, l’honneur de la cité, vous ne rougissez pas de…

— Mon ami, j’ai trouvé, je tiens le grand secret, s’écria Guilledaine : écoutez-moi, c’est de la science…

— C’est de la pochardise ! dit sévèrement M. Timodin.

— C’est de la science ! J’ai atteint le but de mes longues recherches : eureka, vous savez, comme Archimède, j’ai trouvé ! Je puis inoculer le parfait bonheur… Voulez-vous en essayer… Non, il ne voudra jamais, il ne se rendra qu’à l’évidence… Narcisse, saute dessus et tiens-le bien !

— C’est ça, vaccine-le aussi, cria Narcisse en serrant les bras de M. Timodin épouvanté.

Guilledaine piqua légèrement le poignet de M. Timodin, et se recula pour jouir de l’effet. Comme Narcisse, M. Timodin esquissa un commencement de cri de frayeur, puis son visage se détendit et de sa bouche grande ouverte sortit un éclat de rire.

Premières inoculations

La ville de Noyon fut en proie pendant quelques semaines aux émotions les plus diverses.

Dans l’après-midi de ce jour mémorable, on ne fut pas peu surpris de voir M. Guilledaine sortir bras dessus bras dessous avec M. Timodin d’un côté et Narcisse de l’autre. Ce groupe étrange scandalisa les promenades par ses allures ; M. Guilledaine et ses compagnons sautaient par-dessus les bancs, couraient, dansaient, frappaient sur le ventre de leurs concitoyens et riaient à se tordre de l’effarement général. Quel événement ! M. Timodin, connu pour une âme mélancolique, démentant la réserve de toute sa vie passée et scandalisant la voie publique !

Sous les arbres de la promenade, le groupe se heurta tout à coup à Mme Guilledaine qui rentrait en ville avec sa respectable mère sans se douter de rien. Mme Guilledaine sembla pétrifiée par l’horreur, sa mère foudroya le groupe d’un regard écrasant de mépris, mais son gendre ne connaissait plus la peur ! Laissant ses deux amis barrer la route, il se jeta dans les bras de sa femme et la piqua brusquement de sa lancette. La belle- maman terrifiée criait déjà à l’assassin ! Guilledaine se retourna vers elle et, de sa lancette irrespectueuse, il lui toucha le bout du nez.

— Deux de plus ! Quelle réussite ! dit Timodin en battant un entrechat ; Guilledaine, tu es un grand homme ! ! !

Mme Guilledaine et sa maman, devenues soudainement guillerettes et transportées par une félicité qu’elles n’avaient jamais connue, se mirent au milieu du groupe. La société n’en pouvait croire ses yeux : ces dames sautaient par-dessus les bancs, comme les autres, sans aucun souci de la dignité ! Puis M. Guilledaine, marchant en tête de la bande, s’en fut donner des poignées de main à toutes les personnes rangées ébaubies sur le passage. Chacune de ces personnes poussait un petit cri et soudain, laissant de côté tout respect humain, se joignait à la bande en jetant de joyeux vivats dans les airs.

Deux notaires, trois conseillers municipaux, un vénérable juge, un chanoine, quatre balayeurs, trois gendarmes, deux croque-morts, quatorze dames, un pensionnat de trente-huit demoiselles, les élèves du grand séminaire, en moins de cinq minutes, connurent le parfait bonheur et rejoignirent le groupe des premiers inoculés.

Le succès était complet, immense ! M. Guilledaine ne rentra chez lui qu’à neuf heures du soir, après avoir inoculé le fluide du parfait bonheur à quatre mille personnes. Il passa la nuit à rédiger un rapport à l’Académie des Sciences et à convier par télégramme tous les savants de l’Europe à venir vérifier ses expériences.

Enquête de l’Académie des Sciences

Une commission de douze membres délégués par l’Académie des Sciences arriva le lendemain à Noyon. Elle était composée de chimistes, de médecins et de philosophes, tous plus ou moins sceptiques à l’endroit de la grande nouvelle et décidés à pousser sérieusement leur enquête sur une découverte dont ils devinaient à peine les immenses conséquences matérielles et morales.

Guilledaine les attendait à la gare avec ses amis Timodin et Narcisse.

M. Guilledaine leur fit rapidement l’historique de sa découverte, expliquant ses recherches et ses expériences, racontant ses jours et ses nuits passés dans le laboratoire à la poursuite du but entrevu.

— Que de difficultés pour trouver les éléments et la dose exacte, dit-il, pour arriver à mélanger dans de justes proportions le généreux tokay avec notre impétueux champagne ! Ces deux glorieux liquides mariés forment le fond ; j’ajoute quelques gouttes de crus non moins glorieux, un peu de zucco, du xérès, du constance et même du chypre ; j’assaisonne d’un soupçon de kummel et j’étends sur le tout une légère nappe de bourgogne et bordeaux. Ce mélange obtenu, il s’agissait d’en extraire le sublimé : je vous expliquerai tout à l’heure le détail des opérations qui me demandèrent six semaines de manipulations et de triturations. Ce n’était pas le plus difficile : le point important était de tirer de ce sublimé convenablement cultivé dans un système d’alambics particuliers, un produit à la fois véhément et doux, susceptible de communiquer, par une inoculation analogue à la vaccine, ses propriétés à l’organisme humain…

— Impossibilité absolue ! grogna un vieux médecin ; passe pour un virus quelconque, mais ce produit végétal…

— Veuillez considérer mon ami Timodin, le savant entomologiste dont vous connaissez peut-être les travaux…

— Il a peut-être trop bien déjeuné ce matin, dit le médecin, voilà tout… Vous avez fêté votre prétendue découverte…

— Erreur ! Vous prétendez qu’il est gris, moi je vous dis qu’il est inoculé ! Il n’a rien bu, je lui ai inoculé le parfait bonheur hier et vous voyez le résultat ! Notez que M. Timodin est, ou plutôt était, une nature essentiellement mélancolique, un vrai saule pleureur ! Demandez-lui de quel œil il envisage la vie maintenant, cet ex-saule pleureur ?

— Tra la la la la la, tra la la la, la la la ! chanta M. Timodin en esquissant un entrechat avec une légèreté aérienne.

— Allons à mon laboratoire, reprit Guilledaine, et en route examinez un peu la population ; les trois quarts des habitants sont inoculés depuis hier…

Le scepticisme de la commission d’enquête fut un peu entamé pendant le trajet de la gare à la maison de Guilledaine par l’aspect étrange de la population. La ville semblait sens dessus dessous, la gaieté la plus exubérante régnait par les rues, un bruit continu, un concert vague de rires poussés par des milliers de poitrines en gaieté s’échappait de partout et paraissait flotter dans l’air au-dessus des maisons. Seuls, quelques individus qui n’avaient pas subi l’inoculation, se faisaient remarquer au milieu des groupes joyeux par leur attitude ahurie, et encore ceux-là se dirigeaient tous vers le domicile de M. Guilledaine pour solliciter de lui la vaccination qui devait les mettre à l’unisson des autres.

Nous n’entrerons pas dans le détail des travaux de la scrupuleuse enquête de la commission. Ils durèrent quinze jours, pendant lesquels les délégués de l’Académie étudièrent jour et nuit l’invention Guilledaine et les nombreux sujets inoculés.

La France attendrie et bientôt haletante lisait les procès-verbaux de l’enquête envoyés jour après jour à l’Académie, et en attendait les conclusions avec impatience. Tous les doutes s’envolaient peu à peu ; Guilledaine, conspué d’abord et ridiculisé, devenait un grand homme. Les résultats étaient là, palpables, évidents ! Déjà, bien avant la fin de l’enquête officielle, tout le département de l’Oise s’était fait inoculer le parfait bonheur. De tous les coins de la France, on amenait au grand Guilledaine les individus atteints des plus graves maladies morales, des misanthropes, des mélancoliques, des hypocondriaques, des poètes macabres et, sur une simple piqûre de lancette, ces individus s’en allaient hilares et guéris.

Le seizième jour, la commission d’enquête, absolument convaincue, se fit solennellement inoculer le bienfaisant fluide et partit pour Paris, en grande liesse, chacun chantant les refrains de son ancienne jeunesse, retrouvée et reconquise.

L’inoculation obligatoire

Huit jours après, la Chambre des Députés, convoquée en session extraordinaire, nommait à son tour une commission d’enquête et, sur les conclusions de cette commission, votait l’inoculation obligatoire à plus de l’unanimité des voix — les huissiers de la chambre ayant été admis à voter, par cette raison que puisqu’ils partagent les travaux parlementaires, ils doivent jouir de tous les droits des députés, lesquels ne possèdent pas toujours leur vieille expérience !

En raison de ce vote, dans toutes les mairies de France, les populations affluèrent, apportant leurs bras aux lancettes des opérateurs.

Conséquences sociales

L’immense portée politique et sociale de la découverte de M. Guilledaine ne tarda pas à paraître aux yeux les moins clairvoyants.

Occupons-nous d’abord des conséquences sociales de l’inoculation du Bonheur universel. Nous voyons la gaieté, la plus sereine gaieté régner partout, à tous les étages de la société, non pas seulement cette gaieté toute superficielle dont nous étions jadis obligés de nous contenter et qui ne venait pas toujours très facilement nous visiter. Non ! La gaieté actuelle, c’est bien la gaieté quasi-divine, mais, hélas ! trop éphémère que l’on pouvait obtenir autrefois par des libations prudemment mesurées, mais qui s’envolait bien vite pour laisser retomber l’âme dans le plus profond océan de mélancolies. Aujourd’hui, cette gaieté divine est plus complète, plus intense, et on la conserve ! Elle dure, et tout indique qu’en prenant la précaution de se faire inoculer tous les dix ans, on pourra la conserver jusqu’au dernier jour !

Les enfants, dès les premières heures de la vie, reçoivent le bienfaisant vaccin et, double résultat, on peut déjà remarquer une moins grande fréquence des redoutables maladies de la première enfance.

La mortalité causée par les accidents à tous les âges est tout à fait supprimée. Il n’arrive plus d’accidents ! On connaît le vieux proverbe : Il y a un Dieu pour les… on dit maintenant pour les inoculés. Plus de chutes, plus de dégringolades ! On voit des inoculés sauter du cinquième étage et rebondir joyeux sur le pavé, on en voit s’accrocher aux chevaux emportés ou sauter par-dessus les omnibus qu’ils ne peuvent éviter.

Tout a changé. Les villes de province les plus gourmées sont devenues gaies comme des petites folles ; l’ennui s’est envolé des salons des faubourgs aristocratiques ; plus d’étiquette glaciale, on rit toujours et partout. Il faut voir quelles sauteries pleines d’entrain ont remplacé les solennels quadrilles d’autrefois. Ô vidâmes d’antan, ô douairières des jours passés, levez vos bras au ciel !

Plus de poètes tristes ! Plus de romanciers lugubres ! Du jour au lendemain, la littérature a été transformée. On cite des auteurs qui ont voulu, après l’inoculation du parfait bonheur, recommencer tous leurs ouvrages et les traduire en langue gaie. Tous les épisodes tristes, tous les événements lamentables sont supprimés ou radicalement changés. Le naturalisme noir est devenu le naturalisme rose. À ce travail, quelques auteurs sont devenus fous, mais d’une folie très gaie : on les a enfermés dans le théâtre du Palais-Royal, où des artistes dévoués leur jouent du Labiche toute la journée.

Bien des vices ont été tués par la découverte Guilledaine. Nous ne citerons que l’ivrognerie. Il n’y a plus de pochards et la raison en est simple : puisque, par l’inoculation, on obtient le résultat recherché autrefois dans les liquides sophistiqués, puisqu’on a la petite et joyeuse ivresse perpétuelle, pourquoi boirait-on ? Les ivrognes les plus endurcis ont été guéris immédiatement.

Plus de fainéants non plus. Plus de lundis passés devant le comptoir de zinc. La gaieté donnée par le procédé Guilledaine est une gaieté saine et moralisatrice. Tout le monde travaille sans effort, sans souci, le plus joyeusement du monde : c’est le Paradis retrouvé.

Immensité des conséquences politiques

Les résultats politiques de la découverte Guilledaine sont non moins immenses. Dès que l’Europe entière eut subi l’inoculation, les gouvernements changèrent tout à coup, leurs systèmes politiques plus ou moins agressifs et toujours désagréables aux gouvernés se transformèrent ; les gouvernements, d’eux-mêmes, se firent agréables, doux, bénins ! Les grands pays, subitement, furent tout aussi heureux que les petits ; les États trouvèrent le moyen de payer leurs dettes en supprimant la moitié des contributions ; on oublia d’appeler dans les casernes la contribution en chair humaine, jadis si rigoureusement imposée aux familles !

Quelques hommes d’État de l’ancienne école firent obstacle un instant au progrès. Le prince de Bismarck essaya d’empêcher l’inoculation de pénétrer en Allemagne, mais le régime du fer et du feu, des obus et des boîtes à mitrailles avait fait son temps. Des conspirateurs, des hommes qui seront l’éternel honneur de l’humanité, avaient juré de briser ces dernières résistances des féroces partisans du passé. D’héroïques jeunes gens cachés sous de sombres manteaux envahirent une nuit le château de l’homme aux rêves sanglants et, malgré la mousqueterie d’un bataillon poméranien, parvinrent au lit du prince, qu’ils vaccinèrent de force. Le prince et le bataillon poméranien, ayant subi l’inoculation, tombèrent dans les bras des conspirateurs et les portèrent en triomphe à Berlin. Le même jour, M. de Bismarck proposa de diminuer l’armée allemande de 100.000 hommes.

Pendant deux semaines, il reparut tous les matins à la tribune du Reichstag avec une nouvelle diminution de 100.000 hommes. On fut obligé de lui apprendre qu’il ne restait plus en Allemagne d’autre soldat que M. de Moltke. Il licencia aussitôt ce dernier, mais pour calmer son chagrin, il le mit à l’hôtel des invalides berlinois. La vue des jambes de bois et des nez d’argent adoucit les regrets de M. de Moltke ; avec un peu de bonne volonté, le doux vieillard put se croire encore au lendemain d’une bataille et se donner l’illusion d’une ambulance.

L’Europe nageait dans la joie. Seul M. Krupp ne dissimulait pas une forte contrariété. Son usine était fermée, ses canons vendus au vieux fer.

Quand on vint pour l’inoculer, il se suicida avec son dernier obus.

Il n’y a plus de soldat nulle part. On parle cependant d’organiser des expéditions en Afrique et en Asie, mais les volontaires ne seront pas armés des vilains instruments de civilisation se chargeant par la culasse d’autrefois ; ils n’auront que des bâtons avec des lancettes au bout, pour inoculer le bonheur parfait aux peuples sauvages !

Salut, aurore des temps nouveaux ! Un avenir de joie est ouvert devant le monde inoculé et régénéré. Partout, des statues et des monuments de gratitude s’élèvent en l’honneur d’Éloi-Modeste-Aventurin Guilledaine. Le vieux stock de poudre à canon sera employé en feu d’artifice. Patara pan pan ! Pan pan ! Pijjjjj ! ! !

Chute amère dans la réalité

Soudain M. Guilledaine eut un soubresaut : il fit un bond énorme comme si toutes les fusées d’un feu d’artifice venaient de lui entrer dans la tête. Il ouvrit les yeux, les referma, les rouvrit, se souleva effaré et porta les mains à son front avec un gémissement…

Il était dans son lit, à l’hôtel, et les fumées du champagne bu la veille au banquet des chimistes lui avaient, en s’évaporant, laissé une très notable migraine.

Ô tristesse, ô amertume ! l’inoculation du parfait bonheur, l’Europe tranquille, les humains régénérés savourant les joies d’une douce ébriété inévaporable, éternelle, tout cela, tout cela n’était qu’un rêve…

Et de ce beau rêve, hélas ! il ne restait plus rien ! Science, progrès, vains mots !

 

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

2 commenaires sur “Inoculation du parfait bonheur — Albert Robida

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