La République qui vient de disparaître dans une catastrophe qui coûta la vie au Capitaine Marchal, au lieutenant Chauré et aux adjudants Vincenot et Réau, était du type des dirigeables militaires construits par MM. Lebaudy dans leurs ateliers de Moisson.
Frère jumeau de la Patrie qui naguère fût, aux environs de Verdun, emportée par un coup de vent, la République était en service depuis le 14 juillet dernier. On se rappelle combien, à la revue de Longchamp, furent admirées ce jour-là l’aisance et la majesté de ses évolutions.
Le 4 août, le dirigeable, dans une superbe sortie, accomplissait un circuit de 200 kilomètres et gagnait le prix Deutsch. Dans le courant du même mois, il faisait sept autres sorties sans le moindre accident. Et le ministère de la Guerre décidait qu’il prendrait part aux grandes manœuvres.
Parti de Chalais le 4 septembre, le ballon dut être dégonflé en cours de route par suite d’une panne, mais complètement réparée par les aérostiers de Chalais-Meudon, il reprenait sa route neuf jours plus tard, et, pendant toutes les manœuvres, mis successivement à la disposition des deux corps d’armée, il remplissait admirablement son rôle d’éclaireur.
C’est au retour, et comme le dirigeable avait déjà accompli le voyage de Lapalisse à Moulins, que tout à coup une palette de l’hélice, s’étant brisée, creva l’enveloppe et causa l’épouvantable accident.
On vit le ballon tanguer de gauche à droite, et tomber soudain avec une vitesse vertigineuse au bord de la route de Paris à Antibes, sur le territoire de la commune de Trévol.
Les deux officiers et les deux sous-officiers qui le montaient furent tués sur le coup.
On sait avec quelle émotion profonde fut accueillie la nouvelle de la catastrophe. Devant les restes des quatre soldats, le pays tout entier s’inclina dans une même pensée de tristesse et d’admiration pour leur tragique héroïsme.
Et c’est ce sentiment, unanimement éprouvé par tous les Français, que nous avons voulu symboliser dans notre gravure représentant la figure allégorique de la France rendant hommage aux héros mots pour la science et pour la patrie.
LES DIRIGEABLES
Un ballon cylindrique au XVIIIe siècle — Premiers essais de direction — Une machine à vapeur sous un aérostat — La France évolue au-dessus de Paris — Un grand Français qui fut un grand savant : le colonel Renard — Les progrès et le martyrologe de l’aérostation dirigeable — Des hommes qui honorent leur pays.
À l’époque où les frères Montgolfier, Blanchard et les physiciens Charles et Robert lancèrent les premiers ballons, le gouvernement crut devoir publier un « avertissement au peuple » afin de rassurer les gens que pouvait effrayer l’apparition de ces astres d’un nouveau genre. Et l’on reconnaît que cet avertissement n’était pas superflu, si l’on se rappelle que les habitants de Gonesse, voyant tomber dans leurs champs la première montgolfière, étaient accourus armés de fourches et de faux pour mettre en pièces ce monstre qui leur arrivait du ciel.
Or, ce document officiel date du 3 septembre 1783, et voici, entre autres choses ce qu’il dit :
« Chacun de ceux qui découvriront dans le ciel de pareils globes, qui présentent l’aspect de la Lune obscurcie, doit dont être prévenu que loin d’être un phénomène effrayant, ce n’est qu’une machine toujours composée de taffetas ou de toile légère recouverte de papier, qui ne peut causer aucun mal, et dont il est à présumer qu’on fera quelque jour des applications utiles aux besoins de la société. »
«… Et dont il est à présumer qu’on fera quelque jour des applications utiles aux besoins de la société… » Le pronostic était judicieux, et voici la preuve que, dès le principe de l’invention des ballons, les pouvoirs publics ne doutaient pas de leur utilisation future.
De fait, tous les efforts des inventeurs se tournèrent dès lors vers ce but.
La première tentative de dirigeable fut faite au mois de septembre 1784 par les frères Robert. Ils partirent des Tuileries dans un ballon de forme cylindrique terminé par deux calottes sphériques de vingt-six pieds de diamètre, et auquel ils avaient adapté un appareil de direction constitué par une combinaison de rames et de gouvernail qui devait, disait-on, faire merveille.
Cet appareil, comme bien on pense, ne les empêcha pas d’être entraîné par le vent ; cependant, si l’on en croit le procès-verbal de l’ascension, il leur fut de quelque utilité au moment de la descente.
Après un voyage d’un peu plus de six heures, les aéronautes se trouvèrent en vue du château de Beuvry-en-Artois. C’était fête dans le commune, et le châtelain, prince de Ghistelles-Richebourg, venait tout justement de lancer une petite montgolfière pour amuser ses vassaux. On juge de l’effet produit sur cette foule par l’apparition du grand ballon cylindrique des frères Robert. On cria aux aéronautes de descendre, ce qu’ils firent très doucement, mais, dit le procès-verbal de la descente, rédigé par deux notaires, « l’approche d’un moulin qui se trouvait près le grand chemin allant de Béthune à Lille, ayant paru les gêner, ils ont fait agir des machines en forme de rames, et ont décrit un quart de cercle pour se conduire au milieu de la plaine.
Voilà donc le premier essai effectif de dirigeabilité. Vous voyez qu’il ne date pas d’hier.
D’autres essais moins heureux furent tentés à la même époque. Blanchard s’imagina qu’avec un appareil composé de cinq ballons il arriverait à se diriger dans l’air. Il fit l’expérience à Valenciennes, le 27 mars 1787, et ne réussit qu’à démolir quelques cheminées qu’il accrocha au passage. Après quoi, sans avoir pu résister au vent, il alla descendre, fort piteux, à quelques kilomètres de son point de départ.
Le problème de la direction des ballons restait, pour longtemps encore, à résoudre.
***
Il en faut ainsi jusque vers le milieu de XIXe siècle, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où les progrès de la mécanique commencèrent à faire entrevoir la possibilité de joindre aux aérostats des moteurs assez légers pour être enlevés dans l’air et assez puissants pour combattre la force du vent.
En 1852 Henry Giffard fit la première expérience sérieuse d’aérostation dirigeable. Le premier, il eut l’audace de s’élancer dans les airs, emportant sous son ballon une véritable machine à vapeur chauffée au charbon. Giffard parvint à se maintenir et à se diriger contre le vent. Mais le danger qui résultait du voisinage de son moteur à vapeur sous le ballon, n’encouragea pas les imitateurs. Seul, je crois bien, l’aéronaute Yon renouvela avec succès quelques années plus tard la tentative de Giffard et réussit à se diriger grâce à deux hélices propulsives actionnées par un moteur dont la chaudière était chauffée au pétrole.
C’étaient là des expériences d’une audace folle et dans lesquelles l’aéronaute risquait constamment sa vie.
Pour obvier aux dangers d’explosion, on songea alors à employer l’électricité comme force motrice. Les frères Tissandier construisirent en 1883 un ballon actionné par une dynamo électrique avec lequel ils purent tenir tête à un vent de trois mètres à la seconde.
Mais c’est de l’année suivante que date vraiment le premier triomphe de l’aérostation dirigeable.
Le 9 août 1884, les Parisiens qui déambulaient par les Champs-Élysées eurent une surprise : au-dessus de leur tête, dans la claire atmosphère de ce jour d’été, un ballon d’aspect pisciforme évoluait.
Ce ballon venait de l’Ouest : il plana un instant au-dessus de la place de la Concorde, puis ayant, à l’ébahissement des spectateurs, décrit un cercle complet, il reprit la même route et qu’en alla comme il était venu.
Ce ballon portait un nom glorieux. Il s’appelait La France. Son inventeur, le capitaine Renard le montait, ce jour-là, en compagnie de son meilleur auxiliaire, le capitaine Krebs ; et les deux officiers venaient d’accomplir la première expérience d’aérostation dirigeable.
Charles Renard, mort en 1905, colonel et directeur du parc aéronautique militaire de Chalais-Meudon, consacra à la grande œuvre scientifique de l’aérostation dirigeable et de l’aviation toutes ses forces, tout son savoir et toute sa vie.
Après 1870, après la guerre durant laquelle il s’était conduit en héros, Charles Renard, lieutenant du génie à Arras, construisait et lançait son premier aéroplane.
Le plus lourd que l’air le passionnait en ce temps-là ; et avec un éclectisme que plus d’un savant pourrait prendre pour modèle, même après les triomphantes expériences de son aérostat dirigeable, il ne renonça jamais à l’étude du vol plané. Au moment où la mort l’enleva, il se disposait à expérimenter un hélicoptère et un hélico-aéroplane dont la construction avait été l’objet de tous ses soins.
Quand il arriva, en 1877, dans ce parc de Chalais-Meudon, qui avait été le berceau des aérostiers de l’an II, il le trouva dans un pitoyable état d’abandon. Aidé de son frère, de quelques collaborateurs actifs et d’une poignée de sapeurs du génie, il éleva des bâtiments, créa une usine, des laboratoires dont il construisait lui-même les instruments, et il ne tarda pas à transformer Chalais en un établissement modèle qui fait aujourd’hui l’admiration de tous.
C’est de Chalais que sont datés tous ses travaux, que toutes ses inventions prirent l’essor. C’est de Chalais que partit La France pour porter vers Paris les premiers échos de sa renommée ; c’est là qu’en 1893 il résolut le problème des moteurs à vapeur légers et construisit sa première chaudière de 80 chevaux, qui ne pesait que 128 kilos, c’est-à-dire 1 kilo 600 par cheval, alors que les chaudières les plus légères connues et employées dans la marine pesaient de 8 à 10 kilos par cheval.
C’est à Chalais encore qu’il créa le train automobile à traction continue, avec toutes ses voitures motrices, qui passe par tous les tournants, gravit toutes les pentes, dans lequel chaque roue, guidée par une loi mystérieuse, vient passer dans la voie tracée par celle qui les précède, ce train Renard qui fit l’étonnement de Paris et qui promet de révolutionner l’industrie des transports sur terre.
C’est à Chalais, en un mot, qu’il inventa ou qu’il perfectionna tout ce qui touche aux ballons dirigeables et à l’aérostation militaire : moyen nouveau de produire de l’hydrogène, forme des aérostats, méthodes de construction, et tant d’appareils et tant de procédés qui, désormais, portent son nom.
Le colonel Renard fut le véritable créateur de l’aérostation militaire. À l’heure où la France entière, émue par un malheur sans précédent met en œuvre toutes ses ressources pour assurer l’avenir de cette science, il nous a semblé équitable de rappeler le nom et les travaux de ce grand savant, qui fut un grand Français.
***
Le reste est l’histoire d’hier.
L’industrie automobile est née : elle va fournir à l’aérostation dirigeable les ressources nécessaires pour lui permettre d’entrer définitivement dans la voie pratique. Les constructeurs automobiles sont parvenues, à force de recherches, à établir ces merveilleux moteurs à pétrole qui fournissent une puissance considérable sous un poids de plus en plus réduit. La direction des ballons va profiter largement de ces progrès.
M. Santos-Dumont qui, depuis, a abandonné le plus léger pour le plus lourd que l’air, fut cependant l’un des premiers qui effectuèrent à bord d’un ballon dirigeable des sorties avec itinéraire fixé d’avance. On se rappelle la belle expérience au cours de laquelle il conquit le prix Deutsch en venant doubler la Tour Eiffel et en retournant à son point de départ.
Après le dirigeable Santos-Dumont apparut le dirigeable Lebaudy, surnommé le Jaune, à cause de la nuance de son enveloppe. Ce fut dans Paris une grosse émotion le jour — c’était en novembre 1903 —où on le vit planer sur la ville après avoir accompli sans accident son voyage aérien de Moisson à Paris — 60 kilomètres environ.
Malheureusement, au retour, comme le ballon faisait escale au parc militaire de Chalais, un coup de vent le jeta contre un arbre. L’enveloppe, déchirée par les branches, laissa échapper le gaz qui la gonflait. Et c’en fut fait du Lebaudy I.
Mais immédiatement un nouvel aéronat fut construit. Ce but le Lebaudy II, qui devint dirigeable militaire et s’appela la Patrie.
On sait comment, après de belles campagnes aériennes, après de longs voyages jusqu’aux frontières de l’Est, le ballon fut, un soir, emporté par une rafale et disparut sans qu’on en eût jamais retrouvé la moindre trace.
La République succéda à la Patrie. Un troisième dirigeable sorti comme les deux précédents des ateliers Lebaudy, accomplit en ce moment ses essais de réception. Ce dirigeable s’appelle la Liberté. Enfin MM. Lebaudy, dans un beau mouvement de générosité patriotique dont le pays tout entier leur saura gré, viennent d’informer le gouvernement qu’ils offraient à la France un aéronat pour remplacer la République.
Dans un type différent, on compte encore la Ville-de-Paris, offerte par M. Deutsch à l’État qui l’a acceptée.
Le Bayard-Clément, que nous vîmes à maintes reprises planer sur Paris, a été vendu à la Russie.
Enfin, la Ville-de-Nancy qui, de concert avec la République, évolua à la dernière revue de Longchamp. Et, pour fini, le Colonel-Renard, qui accomplit ses essais et se trouve en ce moment au hangar de Beauval, près de Meaux.
Telle est la liste des dirigeables construits en France depuis que la science de la navigation aérienne par le plus léger que l’air est entrée dans le domaine pratique.
***
À l’étranger, il faut signaler le dirigeable anglais Nullius-Secundus, qui périt à terre dans une bourrasque ; le ballon militaire belge la Belgique ; l’aéronat l’Italia ; et en Allemagne, le Parseval, le Gross et les trois Zeppelin.
Lors de la perte de la Patrie, on se souvient peut-être que cet accident détermina, de l’autre côté du Rhin, d’assez vives critiques sur nos ballons dirigeables. À ce moment-là, le comte Zeppelin procédait aux essais de son premier dirigeable. Ces essais semblaient heureux. L’enthousiasme allemand s’enflammait. Hélas ! la roche tarpéienne est près du Capitole. Nos voisins l’avaient trop oublié. Un jour d’août 1908, il arriva au Zeppelin un accident à peu près semblable à celui de la Patrie. Un coup de vent rompit l’amarre du ballon qui, enlevé comme un fétu de paille, creva en l’air et fut anéanti.
D’autres ballons dirigeables disparurent encore sans entraîner de graves accidents de personnes : tel le Parseval, qui fut déchiré dans les mêmes conditions que la République.
Cependant, les officiers de la République ne sont pas les premières victimes de l’aérostation dirigeable. Le martyrologe avait commencé il y a sept ans déjà par les accident du Pax et du Bradsky.
Le 12 mai 1902, l’aéronaute brésilien Severo et son mécanicien Saché quittaient le hangar de Vaugirard à bord du dirigeable le Pax. Ils étaient à six cents mètres en l’air quand soudain une terrible explosion se produisit. Ce fut la chute épouvante, vertigineuse. Et les deux malheureux vinrent s’abattre dans l’avenue du Maine, à l’ange de la rue de la Gaîté.
Cinq mois plus tard, c’était l’accident du Bradsky, qui coûta la vie à l’aéronaute de ce nom et à l’ingénieur Paul Morin.
Parti également de Vaugirard, le Bradsky se trouvait au-dessus du territoire de Saint-Denis quand l’un des fils d’acier qui reliaient la nacelle à l’aérostat se brisa. L’équilibre rompu fit pencher la nacelle. En vain les deux hommes essayèrent-ils de grimper dans les agrès. Sous leurs efforts, les autres câbles cédèrent et la nacelle soudain détachée, tomba sur le sol d’une hauteur de cent mètres, tandis que le ballon, subitement délesté, disparaissait dans les nuages.
La catastrophe de la République vient de doubler d’un coup le nombre des victimes inscrites au martyrologe de l’aérostation dirigeable. Presque tous les progrès des sciences humaines s’achètent par de telles rançons. Il en fut de même pour l’automobilisme ; il en est de même pour l’aviation qui, en quelques jours, vient de faire deux victimes.
Pourtant, malgré ces dangers, la race est inépuisable chez nous, de ces hommes d’initiative et d’audace qui sont prêts à affronter tous les périls pour la science et pour la patrie. D’autres viendront, avec la même abnégation, prendre la place des disparus, poursuivre leur œuvre, sans souci des dangers.
Et c’est la gloire d’un pays que de posséder de tels hommes.
Ernest Laut
Le Petit Journal, supplément du dimanche, dimanche 10 octobre 1910
Merci pour cet article.