La dernière bécasse du bois de Darel — G. de Chasseloup (1880)

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Les hommes, qui ont fait pour rien tant de révolutions, sont encore divisés en deux partis contraires : ceux qui chassent, ont des chiens, font du tapage, se lèvent tôt, rentrent crottés et racontent beaucoup d’histoires ; ceux qui ne chassant pas, s’ennuient à les entendre et se fâchent, ce qui prouve qu’ils ont tort.

Cette guerre civile, qui désole tant de ménages, n’est pas aussi vieille que le monde. Il fut des temps — temps heureux, d’avant le déluge —, où tout le monde était d’accord parce que tout le monde chassait, se chauffait au soleil du bon Dieu, mangeait de bon appétit, digérait sans fiel et prenait plaisir aux histoires. Les poètes ont appelé ce temps l’âge d’or, ce qui fait l’éloge des chasseurs. Un procédé si délicat n’étonnera personne. Chasseurs et poètes sont frères ; ils rendent le même culte pieux à la lune qui se couche et au soleil qui se lève, ils foulent la même rosée, se reposent à l’ombre des mêmes bois, boivent aux mêmes fontaines quand le vin leur manque, et mentent à qui mieux mieux comme des marchands de mulets, qu’ils ne sont pas.

Malgré l’appui instinctif qu’ils se prêtent, poètes et chasseurs doivent disparaitre, laissant l’humanité vivre méthodiquement et mélancoliquement les minutes que lui compteront une à une ses horloges brevetées. Entre les deux partis dont j’ai parlé, le combat cessera faute de combattants. Plus de gibier, plus de chasseurs. La paix sera donc faite, mais qu’elle coûtera cher ! Adieu le culte des bois et du soleil. La gaieté, cette fidèle compagne du chasseur, cet oiseau bleu des champs, qu’il n’a jamais effarouché ni blessé, la gaieté va partir à tire d’ailes.

Hélas oui, la petite chasse se meurt, la grande vénerie est plus qu’à demi-morte ! L’office de Saint-Hubert tourne au De profundis, les derniers des Nemrods récitent Jérémie. Bientôt les cors de chasse ne sonneront qu’à la foire. Les chiens même, ces nobles chiens que nous avons vus si alertes, le nez au vent, bondir, ivres de bataille, iront à petits pas, l’oreille et la queue basses, conquérir honteusement des os de côtelettes. Pas d’autre ambition. La mort d’un rat sera l’unique triomphe du fils dégénéré du grand Médor, dont les petits-fils indignes vivront sans gloire et s’endormiront dans leur graisse. Ô décadence des hommes et des bêtes !

Le fonds de l’abime m’est apparu dans une vision. C’était par un jour triste de l’année 1979, au milieu des brumes de novembre. J’assistais à une chasse étrange, dans un pays qui me rappelait bien des souvenirs. Les acteurs étaient des personnages inconnus que je suivais, que je voyais, que j’entendais ; toutefois j’étais au milieu d’eux comme une ombre. En vain je tentais de leur serrer la main, ils ne sentaient pas mon étreinte. En vain je les interrogeais sur des choses surprenantes, bien nouvelles pour moi, mes questions restaient sans réponse et pas un regard de ces compagnons fantastiques ne s’est tourné vers le vieux chasseur.

Ce qui me consolait un peu, c’était une faculté singulière de voir plus loin que ces hommes et de pénétrer leur vie. Tous les secrets de cette époque si différente de la nôtre ne m’étaient pas connus, mais le peu que j’entrevoyais était bien fait pour exciter ma surprise.

Les vagues souvenirs que m’a laissés cette journée, je vais les fixer en vous les contant. Vous direz que c’est une fable libre : à vous de ne pas me croire. Ceux que l’odeur de la poudre n’a jamais grisés, ceux qui ont le mauvais goût de ne pas préférer les balivernes aux choses sérieuses peuvent tourner la page.

Donc, ils étaient six — ils auraient dû être sept, je dirai comment et pourquoi — à gravir la côte qui mène au bois de Darel.

Vous connaissez ce joli petit bois, vierge de défrichement, deux hectares de chênes qui verdissent sur la croupe des coteaux jetés comme un barrage entre Agen et Pont-du-Casse. Les hautes futaies et les taillis se partagent librement l’espace, sans toutefois lutter avec la vigne, cette coquette civilisée si laide avec ses provins symétriques, ses pampres mutilés, pincés, courbés, liés étroitement. Grâce malgré tout pour la mignonne, si cruellement éprouvée, si malade, presque agonisante ! Elle est si jolie en bouteilles !

Revenons à notre bois. Je l’ai reconnu, c’est vrai mais combien il était changé ! Des vignes avec leurs béquilles, des béquilles, des vignes partout, puis deux hectares seulement de maigres baliveaux, c’était Darel.

— Jean, avait dit et répété le propriétaire de cette oasis, à son brave domestique, un vieux soldat médaillé, regarde bien à l’horizon, avant le lever et après le coucher du soleil. C’est le temps du passage. Si tu peux t’assurer de la remise d’une bécasse, j’avertirai mes amis et nous ferons une chasse de prince. Ne suis-je pas le seul propriétaire à dix lieues la ronde qui puisse compter sur pareille aubaine ? Tous les bois d’Agen sont réduits en cendres et en fumée, raison de plus pour que ma forêt, qui est unique, fixe les oiseaux voyageurs.

Or, Jean, qui avait consciencieusement monté la garde à l’aube et au crépuscule, avait vu voler une bécasse. Il avait fait, tout joyeux, un rapport véridique sur cette découverte, et c’est pourquoi, le lendemain, six chasseurs étaient en marche.

Autant de types, ces disciples de Saint-Hubert, nos arrière petits-neveux. Permettez-moi de vous les présenter les uns et les autres.

Paul Robert n’a pas de préjugés. Il aime les violettes en salade et les rossignols à la broche. Les seuls oiseaux que les chasseurs épargnent d’un commun accord, les hirondelles, ne sont pour lui qu’une cible. Il se flatte de bien tirer au vol et réclame, sans façon, le meilleur poste, — cela, dit-il, pour que la confrérie ne soit pas bredouille.

Le lieutenant Dubois proteste contre la prétention. Il a tué beaucoup de canards sur les lacs d’Afrique et soutient qu’il ne manquerait pas une bécasse, mais il ne tient pas aux postes. Il préfère diriger la battue. La stratégie cynégétique, cet art difficile, n’a pas de secrets pour lui. S’il peut assurer le succès de la chasse, son bonheur sera complet. Brave soldat et bon caractère.

Ce grave personnage, qui l’écoute à demi distrait, c’est le professeur d’histoire naturelle, Cherchefleurs. Sous une double paire de lunettes, son petit œil pétille. Il se berce d’une douce espérance. Qu’importe le tireur ? À quoi bon être le roi de la chasse ? Mais si on lui donnait l’oiseau à empailler, si la science pouvait l’emporter sur la gourmandise, quelle bonne fortune ! Il cause peu, prépare sa plaidoirie, gagnera sa cause. Il voit l’oiseau monté sur quatre fils de fer, long bec et beau plumage, pièce rare et modelée de main de maître sous le tissu des plumes légères. L’étiquette est en place ! Rustica Gallina. — Sylva Darelensis prope Agennum — 1979 — Occisa par M…….. Remarquez bien cette dernière petite ligne.

L’exploit du chasseur sera consigné pour l’éternité. Or, qui méprise les douceurs de la gloire ? Les chasseurs moins que personne.

C’est pourquoi la découverte de cet argument fait sourire Cherchefleurs. Il aura la bécasse ; c’est pour lui qu’on est en campagne.

Jean Lepech est aussi naturaliste, mais de plus avocat et bavard, surtout mauvais tireur.

La belle occasion que cette chasse pour exposer une théorie ! Ses compagnons vont apprendre l’histoire des migrations de la bécasse, ils sauront quels points sont controversés, et combien s’est trompé gravement le gros docteur Berlinois, Von Gronmayer, en son Gretzcaschts brovonz brodten. Ne défend-il point à la page 2894, l’opinion surannée d’après laquelle la bécasse viendrait d’Amérique en Europe ? Traverser l’Atlantique ! Le docteur a t-il compté les étapes ? Où sont les îles pour les repos ? La conformation de cet oiseau qui s’adapte si bien à la broche, est-elle aussi bien appropriée aux longs voyages ? Absurdité sur absurdité ! Le docteur berlinois fut battu ce jour-là par autant de bonnes raisons que la route d’Agen à Darel compte de kilomètres. Cherchefleurs écoutait, pesait les raisons pour ou contre l’opinion du professeur allemand. Il songeait ensuite à la mise en peau : pourvu que la pièce ne soit pas trop mutilée ? Le plomb cruel peut causer des dégâts irréparables. Faudra-t-il reposer l’oiseau sur une ou deux pattes, c’est-à-dire le représenter en marche ou au repos ? — Arraché sa rêverie par un éclat de voix, Cherchefleurs écoutait encore, puis haussait les épaules, car Jean Lepech parlait trop pour ne pas se tromper quelquefois. Enfin il convenait à part lui que la bécasse serait montée sur les deux pattes.

Le jeune et brillant de Vitrac était célèbre, dans tout le Lot-et-Garonne, par ses chasses fabuleuses en cette année 1979. Il avait tué deux perdrix, et de quelle façon ? Ceci vaut la peine d’être raconté, non deux fois, comme il fit, mais une, comme on va faire.

Le Télégraphe du Lot-et-Garonne, journal quotidien, avait signalé la présence d’une vieille perdrix rouge entre Castillonnès et Villeréal. D’ailleurs les renseignements étaient vagues. Vitrac saisit son fusil électrique à six coups avec cartouches graduées pour tirer de 20 à 150 mètres, et prend le premier train pour Villeréal. (Je ne vous expliquerai pas comment on avait des fusils électriques et pourquoi Villeréal était une station. Tout a changé depuis nos temps primitifs jusqu’au dernier quart du XXe siècle.) La première journée fut employée à prendre des informations. On avait bien vu la perdrix, mais tantôt sur un point, tantôt sur l’autre. Assuré du moins que le fait-divers du Télégraphe n’était pas un canard, notre vaillant chasseur va se reposer de ses fatigues, se reposer autant qu’on peut le faire dans une nuit fiévreuse, partagé entre l’espérance d’un succès et la crainte d’une déception. Le lendemain, dès l’aube, il était en quête. Je passe un long récit sur la vaillance du chien, les battues émouvantes dans les couverts, la suite remarquable de la piste, les lacets sans nombre décrits à travers vallées et coteaux les départs à trop longues portées, les remises difficiles, etc. Quoi qu’il en soit, je puis vous affirmer que le troisième jour Vitrac avait vu la pièce et que le cinquième jour il l’avait tuée.

La seconde perdrix s’était rencontrée tout simplement et par le plus grand des hasards près d’Agen. Quelques mauvais plaisants, des confrères jaloux, avaient insinué qu’elle aurait bien pu s’être échappée d’une cage, mais le triomphateur leur avait démontré par les meilleurs arguments qu’il avait eu affaire à une perdrix sauvage.

Traqueplan est un gentleman égaré sur les bords de la Garonne. Il ne connaît que les principes en équitation comme à la chasse. Le mot che-e-e-val lui emplit souvent la bouche. Il se pique de dresser les chiens selon la méthode anglaise et de faire preuve sur le terrain, du plus beau sang-froid. H régente a plaisir et ponctue de bons conseils toutes ses histoires de chasses bien ordonnées. C’est le moniteur qui rappelle l’ordre. — Du calme, Messieurs ! Fi donc, courir comme son chien ! Pas tant de tapage et moins vite ! etc. — Et cependant d’aucuns prétendent que Traqueplan, comme les justes, s’oublie sept fois par jour. N’y a-t-il pas deux hommes en lui, le méridional naturel : — Va ! Cours ! Tire ! Crie ! Et le faux anglais : No ! Stop ! Pause !

Berné, le septième invité, n’est pas dans les rangs de la bande joyeuse. Il dort, et le soleil va se lever sur l’horizon des bois de Darel. Plus souvent que la fortune, la malchance vient en dormant.

D’ailleurs tous les accidents lui arrivent. La veille il rencontre son ami, le docteur Pierre :

— Bonjour, docteur, je souffre d’un rhume de cerveau.

— Dites donc coryza, c’est technique. Eh bien ! Mouchez-vous beaucoup.

— Puis-je sans imprudence aller à la chasse demain ?

— Ah ! ceci est grave. Un rhume de cerveau peut devenir une bronchite, la bronchite une pneumonie.

— Je n’irai pas, je n’irai pas !

À quelques pas de là, il rencontre son ami, le docteur Jacques :

— Bonjour, docteur, je souffre d’un coryza.

— Dites donc comme tout le monde, un rhume de cerveau. C’est plus simple. Eh bien ! mouchez-vous le moins possible.

— Puis-je aller à la chasse demain, même par le brouillard ?

— Sans doute. Un rhume de cerveau n’est pas une maladie.

Et Berné décida qu’il irait à la chasse, qu’il se moucherait ni trop ni trop peu, qu’il dirait désormais enchifrènement et non pas coryza et rhume de cerveau. — Monsieur Berné, c’est mal. Craignez la Faculté.

L’excellent homme ! Il a médité les plus innocentes malices et ne s’est même pas défié de sa femme, qui vote avec le docteur Pierre. L’aiguille de son réveil-matin a marché tout doucement quatre pas en arrière. Qui lui dira comment cela s’est fait ? Quand le timbre aura sonné au plein jour de neuf heures, il va croire aux sorciers. Non. Ces horlogers ne vendent plus que de la pacotille ! Pas cela encore. C’est peut-être une distraction, mais qu’elle est grosse, et quel dommage s’il arrive trop tard ! II avait justement rêvé que c’était lui qui tuait la bécasse. Vite sa flanelle, ses bas de laine, ses bottes de marais, son triple pardessus. Il déjeune pourtant de bon appétit, ma foi, et saisit enfin son fusil. Alors, bien rassurée contre les effets du brouillard et les accidents de la chasse, son excellente petite femme lui décoche, à travers un baiser, le trait du Parthe : Surtout, mon ami, sois bien prudent.

J’ai laissé nos chasseurs à leurs postes. Paul Robert et Cherchefleurs sont placés aux angles du bois, au nord. Le centre de la même ligne est occupé par Traqueplan, dont le cœur bat fort sans qu’il y paraisse. Vitrac s’est dévoué avec le seigneur de Darel et le lieutenant Dubois pour faire la battue. Ils pénètrent de front dans le taillis par le côté sud. Jean Lepech les accompagne, un peu distrait depuis qu’il ne conte plus. Il a fait à ses camarades une dernière recommandation. Il s’agit d’étudier un fait extraordinaire. Comment la bécasse passe-t-elle du vol perpendiculaire au vol horizontal ? Quel mouvement d’ailes peut lui permettre d’exécuter brusquement un angle droit ? Résoudre le problème, c’est peut-être trouver la solution de l’une des graves difficultés que présente la navigation aérienne.

Mais Dubois, qui voudrait bien arrêter la bécasse au beau milieu de son vol perpendiculaire, traite de blague le conseil désintéressé de notre savant. Celui-ci n’a pas entendu cette expression militaire. Il a saisi furtivement l’in-quarto qui remplit sa gibecière et laisse son chien, un brave caniche, mangeur de sucre, gambader à l’aventure. Le lieutenant, sérieux, tout à son œuvre, ne néglige pas une touffe de bruyères.

Brr… Brr… Br… Vitrac contient son pointer, affolé par le souvenir des deux perdrix de septembre. Par moment s’échangent les cris de rappel. — Où êtes-vous ? — À la page 2987 répond, de plus en plus distrait, Jean Lepech qui pioche le docteur berlinois Von Gronmayer. — Sa théorie du vol de la bécasse est fausse. Je vous l’assure. Observez bien. Aïe ! Je me suis cogné la tête contre une branche.

— Observer quoi ! C’est bien l’occasion, s’écrie Dubois, furieux de la perspective d’une bredouille. Pas de bécasse et nous touchons à l’extrémité du…

Il n’acheva pas. Des coups de fusil sonores avaient retenti, la double détonation d’une arme anglaise. — Elle y est ! crie Traqueplan, le méridional, qui, d’instinct, fait cinq bonds en avant. Puis, Traqueplan, l’anglais, s’arrête net par réflexion. — A-â-â-ppôorte, dit-il avec calme à son épagneul. Le chien agissant suivant les principes anglais que le fouet a gravés dans sa mémoire, va droit à la pièce, la flaire et revient aux pieds de son maitre. Qu’est-ce à dire ! Cherche ! Le chien reste immobile, et le chasseur se résigne à chercher lui-même, ce qui est bien un peu shocking. Il ne lui reste plus que trois pas à faire. Il va toujours lentement ; triomphant, mais calme, il s’apprête a saisir la bécasse par son long bec. Ses compagnons de chasse se sont rapprochés. Mais pourquoi Vitrac, qui les devance, a-t-il poussé un éclat de rire ? Il vient de saisir l’oiseau, non par le bec trop court, mais par la queue très longue triste butin qu’il n’est pas d’usage de compter pour une pièce et qui ne connut jamais les honneurs de la broche. Déjà Traquepian s’excusait sur le brouillard d’avoir pris une pie pour une bécasse, lorsque les cris répétés de Jean Lepech firent diversion. On accourut.

Le hasard avait voulu, qu’en poursuivant sa lecture, le naturaliste tombât, sans danger fort heureusement, dans une mare aux grenouilles, six pas de long, trois de large, cinquante centimètres de profondeur. Et ce bain de pieds l’avait mis en extase. Elle était bien là, disait-il en montrant l’un des bords. Voyez donc. Il y en a trois. Quelle découverte ! Ces c… de bécasse sont absolument inédites.

— Inédites n’est pas un terme de vénerie, répond Vitrac. Ceci prouve tout simplement que la bécasse a passé par là, malheureusement elle n’y est plus.

— Mais vous ne voyez donc pas que ce ne sont pas des f… comme les autres. Vous ignorez donc tous les principes de l’histoire naturelle. Sachez que voilà des débris du Mustrurus africanus, qui ne se trouve qu’en Algérie. Donc, les bécasses nous viennent d’Algérie, ce que n’ont point soupçonné nos plus savants naturalistes. Je devrais dire plutôt par l’Algérie, car le point de départ doit être le centre de l’Afrique. C’est une grande découverte sur la loi des migrations.

Cherchefleurs, moins enthousiaste et plus méthodique, demanda la permission de partager les échantillons pour les étudier à loisir. Dubois proposa de recommencer la battue. La bécasse qui avait hanté Darel — c’était démontré — aurait bien pu échapper aux recherches, particulièrement dans la zone où Jean Lepech s’était promené sans façon. La proposition fut agréée. Chacun se mit sur les rangs. Le dernier brin d’herbe fut sondé sans autre résultat que d’exciter l’appétit des chasseurs.

Une table servie avec opulence les attendait. Les vins du crû de toutes les dates furent versés à flots par le propriétaire de Darel. En dépit de la mauvaise chance, on fut gai. C’était si bien l’habitude de rentrer bredouille ! On félicita Jean de sa perspicacité, tout en convenant qu’il vaut mieux voir remiser une bécasse au bois le matin que le soir. Cette proposition ne trouva pas de contradicteurs, mais une confidence de l’amphitryon jeta un froid. Il parlait d’abattre son bois, car, décidément, ces deux hectares rapporteraient plus en vin qu’en bécasses. Ils valaient 50.000 francs.

Un tel chiffre pour deux hectares de mauvais terrain. C’était assez pour me faire comprendre que je rêvais. Toutefois je continuai à prêter l’oreille à la conversation qui devenait très sérieuse et j’entendis prononcer beaucoup d’autres chiffres qui me déroutèrent de plus en plus. En 1979, les hommes comme les choses étaient estimés a prix d’argent, et ces appréciations commodes et précises avaient complètement discrédité la profession de moraliste. On disait c’est un parti de 500.000 fr., c’est un homme d’un million. Toujours de gros chiffres d’ailleurs. Je pensais que l’homme était singulièrement perfectionné ou l’argent bien avili. Un calcul comparé sur le prix des choses communes me démontra que cette dernière hypothèse était seule vraisemblable.

On en était au cigare quand apparut Berné, essoufflé pour rien, arrivant trop tard pour tout. Mais je vous ai dit qu’il avait déjeuné.

Lepech griffonnait sur le coin de la table le fait divers suivant, qui parut dans le Télégraphe :

« Bécasse de passage à Darel, poursuivie par huit chasseurs. Résultat négatif. Mort d’une pie. Grande découverte scientifique. »

Vous trouverez que c’est bien sommaire. Je dois vous faire remarquer que le premier journal du département, le Télégraphe, doit justifier son titre. Et puis, j’ai compris qu’en ce temps-là, les rédacteurs de journaux économisaient le temps d’écrire, ce qui économisait au public le temps de lire. Tout le monde était si pressé que j’ai même entendu citer des avocats, les meilleurs, qui ne plaidaient jamais plus de cinq minutes. Mais pour croire pareille chose, je voudrais les entendre.

À midi, les huit poursuivants de la bécasse invisible étaient de retour. Cherchefleurs publia sans retard un savant mémoire pour démontrer que l’insecte reconnu dans les f… de la bécasse était, non point le Musturus africanus, mais bien le Musturus sylvaticus, commun dans les Landes ; dès lors, pas de découverte scientifique.

Jean Lepech ne répliqua point, et l’on sait que le mutisme d’un savant prouve qu’il abandonne sa théorie.

Le docte professeur devait avoir tous les profits de la chasse. On peut voir dans sa collection la pie empaillée avec une étiquette à la gloire de Dominus Traqueplanis.

G. de Chasseloup, « La dernière bécasse du bois de Darel » publié dans Revue de l’Agenais et des anciennes provinces du sud-ouest, IIe livraison, mars-avril 1880, 29 février 1880.

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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