— Ingénieur ?
— Monsieur ?
— Combien d’atmosphères ?
— Vingt-mille cinquante-trois…
— Ce n’est pas suffisant ! Forcez !
— Bien ! Monsieur !
Ces paroles étaient échangées le lundi 4 mai de l’an 2364 entre le propriétaire de l’hydroaéronef France et l’ingénieur principal de ce splendide « bâtiment » — justement surnommé « le Roi de l’Air » — qui disputait, pour la seconde fois la grande Coupe Présidentielle « Pôle Nord-Pôle. Sud ».
Lors de la formation des États-Unis d’Europe en 2211 il avait été décidé, on le sait, que le président de la Confédération et le siège de la capitale seraient désignés par le sort. On choisit tout d’abord parmi les hommes les plus considérés par leur science, leurs vertus ou leurs multiples capacités, mais cette façon d’opérer engendra de multiples abus et fut la cause de graves froissements d’amour-propre — l’esprit national était encore fort vivant à cette époque. On essaya ensuite du suffrage universel et majoritaire dont on n’avait point fait usage depuis 1999 où il dut céder le pas à la Représentation Proportionnelle… Oncques ne vit semblables marchandages. L’histoire des élections dans les États-Unis d’Amérique ne relate point pareils scandales… Les généraux vainqueurs faisaient défaut — puisqu’il n’y avait plus de guerre. Aussi le grand conseil résolut-il de faire « courir » tous les cinq ans la « Coupe Présidentielle ». L’itinéraire choisi était « Pôle Nord-Pôle Sud » par voie de l’air. Chacune des nations confédérées avait droit à un représentant. La première épreuve fut gagnée en 2359 par l’Honorable W.-A. Steward, de Londres, sur son rapide England. M. Georges Charbonnier, propriétaire du France — qu’un accident d’hélice immobilisa durant trois heures — était second à 13 minutes 20 secondes et 4/5 du vainqueur, qui entra en fonctions le lendemain matin… Les cinq années de présidence étant écoulées jour pour jour, il fallait procéder à une nouvelle élection et le départ avait été donné aux concurrents, le matin même, à Peary-City…
Après un mauvais départ, le France prit bientôt le meilleur sur cinq concurrents et non des moindres : Belgique, Neederland, Espana, Italia et Monaco…
Passant à une vitesse de 240 kilomètres à l’heure à une hauteur de douze cents mètres treize centimètres, il avait pu voir England, le vainqueur précédent, en panne au-dessus d’Alger… Puis c’étaient l’Hellas, l’Œsterreich et d’autres encore irrémédiablement battus — à moins d’accidents ou d’incidents improbables, car M. Charbonnier prétendait avoir prévu l’impossible !
Lorsque le cap de Bonne-Espérance fut signalé au France par un téléphotophone des commissaires de la course, un seul hydroaéronef, le Deutschland, se trouvait encore à deux cents kilomètres devant lui !… Deux cents kilomètres, parbleu, ce n’était rien !… Cette distance pouvait être facilement comblée sans aucun risque pour la machinerie !… M. Charbonnier était bien tranquille… Il se le disait, mais, à force de se le répéter, il se sentait tout de même un peu inquiet. C’est pour cela que par son scriptacoustique il avait enjoint à son ingénieur de forcer les feux.
Une sonnerie retentit tout à coup. Automatiquement, le casque du téléphotophone vint se placer sur la tête de M. Charbonnier qui, depuis le départ, n’avait pas abandonné sa place de pilote…
Les mots suivants furent échangés et reproduits par la photographie :
— Allô ! Contrôleur du Cap Charcot au France… Votre vitesse ?
— 320.
— C’est exact.
— Devant nous ?
— Deutschland à 96 kilomètres 13 mètres…
— Merci.
— Au revoir.
Le casque reprit sa place, et aussitôt M. Charbonnier appuya de son pied gauche sur la pédale du scriptacoustique qui se dressa instantanément à portée de sa bouche et de ses oreilles.
— Ingénieur ?
— Monsieur.
— Combien d’atmosphères ?
— Trente-sept mille…
— Ce n’est pas encore assez ! Forcez !
— Bien ! Monsieur !…
— Ingénieur ?
— Monsieur.
— Que se passe-t-il ?… Sur la plaque de reproduction je constate que votre voix dénote une inquiétude imperceptible à l’ouïe ?…
— Mais !… Monsieur !…
— Répondez ! Je vous l’ordonne.
— Hé bien ! Monsieur !… Nous n’avons plus que trois pelletées de radio-carbone !…
— Vous vous trompez ! J’ai prévu une provision suffisante, supérieure même à la consommation certaine.
— C’est vrai, monsieur ! Mais nous ne devions marcher qu’à une moyenne de 255 kilomètres à l’heure, et, depuis dix heures au moins nous « faisons » du 320 !…
— Vous êtes un imbécile ! Forcez !
— Bien monsieur !
C’était vrai ! M. Charbonnier qui prévoyait l’impossible — les Français seront toujours les mêmes — avait négligé de supposer qu’il pourrait rencontrer un adversaire digne de lui !
L’aventure qui lui arrivait rappelant — en moins grave — celle dont ses compatriotes furent les tristes héros en 1913 : persuadés, en effet, de leur suprématie en matière d’aviation, ils avaient crié une fois de plus à la trahison lorsqu’une flottille de « Zeppelins » vint planer sur Paris le jour même de la déclaration de la guerre entre la France et l’Allemagne ! …
M. Charbonnier sentit que tout était perdu : son ambition démesurée, servie par une valeur incontestable, ne serait donc jamais satisfaite !… Paris, qui était resté le centre intellectuel du monde entier, ne deviendrait pas capitale des États-Unis d’Europe et le magnifique château élevé pour le président possible sur l’emplacement des anciennes Tuileries ne recevrait pas encore le premier magistrat du Vieux-Continent !…
Un instant il eut l’idée d’abandonner son clavier de direction et de broyer l’appareil et son équipage contre les glaces des steppes antarctiques !… Échouer au but !… Mais, vite il se ressaisit.
D’un sec coup de doigt il frappa sur la touche d’alarme. Deux secondes plus tard, les onze mécaniciens étaient debout devant lui.
— Ingénieur, que vous reste-t-il comme combustible ?
— Une pelletée, monsieur.
— Bien.
— Le Deutschland n’est plus qu’à dix kilomètres : regardez ! Sur l’écran Branlyphote l’adversaire apparut, subitement…
— Il me semble qu’il tangue un peu, monsieur ? fit un mécanicien.
— C’est juste !… Raison de plus ! Trois hommes aux machines !… Les huit autres, à la coque et aux fils de sûreté ! Enlevez-moi les plaques de platine, les vis et écrous -d’or, la vaisselle, les bijoux !… Tout au foyer !… Si ce n’est assez : les appareils ! Tout ! Vous entendez ! Tout !…
M. Charbonnier fut obéi.
Vingt-neuf minutes plus tard, le Deulschland, était dépassé, et après une heure encore de vol — un peu ralenti, il est vrai — l’hydroaéronef France vint atterrir doucement au milieu de l’enceinte réservée aux représentants des nations européennes.
C’est ainsi que, pour la première fois, un Français fut président de la puissante confédération.
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Robert Oudot, « La grande épreuve », série « Contes possibles », in L’Auto, n°4327, 20 août 1912.
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