Tous les Français ont vécu des jours de poignante angoisse en attendant des nouvelles, rares autant que contradictoires, du grand dirigeable emporté par la tempête à travers les infinis du ciel africain. Tous ont également ressenti les anxiétés de l’équipage luttant jusqu’au bout, jusqu’à la mort.
Pendant les quelques jours qui précédèrent la douloureuse nouvelle de la perte du Dixmude, une angoisse secrète plana sur tout le pays. Le sort du grand croiseur aérien préoccupait tous les esprits. On n’avait plus guère d’illusions, mais on s’efforçait d’espérer encore. C’est dans de telles circonstances que l’âme d’un peuple se montre sous son véritable aspect.
Un Américain, qui se trouve à Paris depuis quelque temps, nous disait qu’il avait saisi là l’occasion d’observer le tempérament français. Un fait l’a frappé, c’est le sentiment de confiance qui, jusqu’à l’heure où fut connue la triste vérité, se manifestait dans tous les propos qu’il entendit tenir autour de lui.
— Quoi qu’on en puisse croire, nous disait-il, nous sommes à New-York beaucoup plus nerveux que vous ne l’êtes à Paris.
Et il comparait ce calme, cette confiance apparente, ce souci de dissimuler l’angoisse secrète qui, dans le fond, étreignait tous les cœurs, à la nervosité qui agita New-York et une bonne partie de l’Amérique, il y a quelques années, quand l’Américain Wellmann échoua dans sa tentative de traversée de l’Atlantique en dirigeable.
— J’ai pu constater, concluait-il, que l’âme française est d’une bonne trempe, et que vous valez infiniment mieux que la réputation de peuple frivole qu’on vous fit de tout temps à l’étranger.
Durant quelques jours, on put croire le Dixmude sauvé. Des télégrammes signalaient son passage au-dessus du Sahara. Le 26 décembre, il était aperçu dérivant vers le Hoggar, et se trouvait à 200 kilomètres d’In-Salah.
L’espoir renaquit dans tous les cœurs. Un télégramme officiel d’In-Salah rassurait tous les Français, anxieux du sort du grand dirigeable.
Le Poste de Martinpré communiquait même des renseignements complétementaires. D’après l’angle dans lequel le Dixmude avait été vu, il allait dans la direction de Tamanrasset. Une patrouille, commandée par un Français, partit sur la piste du Hoggar. Une autre patrouille s’engagea dans la direction de Hamgain.
Auparavant, deux fausses nouvelles avaient déjà donné un peu d’espérance au pays. Le Dixmude, feux allumés, avait été vu dans la région de Midenne et de Tatahouine. Et puis, le lendemain, la nouvelle fatale nous parvint. Le corps du lieutenant de vaisseau du Plessis de Grenédan, qui commandait le dirigeable, a été retrouvé par des pêcheurs à six mille de terre de Sciacca, sur la côte sicilienne.
Le Dixmude a bien été détruit en mer. Les chaoufs qui prétendaient l’avoir aperçu, avaient été suggestionnés. Ce n’était là qu’une de ces hallucinations, fréquentes dans le désert, et dont le guetteur d’In-Salah, un Targul, avait été l’objet.
Il ne faut pas confondre hallucination et mirage. Le mirage est un phénomène d’optique spécial aux pays chauds. Les objets éloignés (et l’on peut supposer qu’ils se trouvent parfois à des distances considérables), produisent une image renversée. « Ce phénomène d’optique est dû à la réfraction inégale des rayons de soleil. Les couches d’air immédiatement en contact avec le sol se trouvent à une température plus élevée que les autres. On y aperçoit alors les images droites et renversées placées à l’horizon. »
Les mirages sont fréquents dans le désert. L’histoire nous en a transmis un certain nombre de particulièrement étranges. Ce phénomène donne lieu, le plus souvent, à de tragiques illusions. Les caravanes égarées sont trompées par le brusque surgissement à l’horizon d’une oasis. Tous les membres de la caravane voient distinctement, à la ligne d’horizon, des palmiers, se détachant sur le ciel. On se met en route et l’on reprend espoir. Les cavaliers poussent leurs chevaux, qui parfois s’emballent, et les malheureux voyageurs ne voient plus, soudain, à perte de vue, que le sable des dunes sans fin.
Au mois d’août 1888, à Wasarden, en Hongrie, un phénomène météorologique plus étonnant fut observé. « Les journaux de l’époque », — écrivit M. Charles Le Goffic en relatant le fait — « ont décrit cette étrange apparition, au-dessus des larges plaines qui entourent la ville, d’une armée de plusieurs milliers d’hommes, évoluant en plein ciel, comme à la manœuvre. »
Le phénomène dura pendant trois jours consécutifs puis s’évanouit. Les populations environnantes étaient accourues et observaient, avec effroi, ces soldats fantômes. Or, c’est en vain qu’on essaya d’expliquer l’étrange apparition par le mirage des manœuvres d’infanterie opérées à distance, car ni la publicité donnée à ce phénomène, ni les émissaires envoyés de tous les côtés n’amenèrent de solution dans ce sens.
Le mirage de Wasarden ne fut d’ailleurs pas le seul du genre. On en cite d’analogues en Écosse et en Allemagne. En France, dans le cours de l’année 1570, à Blaincourt, aux environs de Beauvais, « des cavaliers armés d’épées et de javelots furent vus, remplissant brusquement le ciel et s’y livrer à des assauts furieux. »
La science parviendra-t-elle un jour à expliquer ces curieux phénomènes ? Les physiciens ont tendu à démontrer que ce n’était point là illusions collectives, mais bien réalisations, par la nature, des éléments qui permettent aujourd’hui la téléphotographie.
La théorie d’autres savants qui prétendent être, au contraire, en présence d’hallucinations en commun, sortes de suggestions contagieuses qui se communiquent aux foules prédisposées, paraît cependant plus vraisemblable.
Remarquez, disent ces savants, que les apparitions armées se produisent à certaines époques. Elles ont lieu quand le système nerveux des populations se trouve ébranlé, à la suite d’une grande catastrophe, d’une guerre ou d’une persécution. C’est ainsi que les Albigeois, au milieu des horreurs de la persécution déchaînée contre eux, eurent des visions de bataille, entendirent des voix, des cris et des chants dans les airs. En Bretagne aussi, où le mysticisme est très développé, où les habitants jouissent d’une imagination particulièrement vive, on voit, toutes les fois qu’une guerre se prépare, l’armée d’Arthur défiler à l’aube du jour, au sommet des Roches Noires.
On sait assez exactement jusqu’où peut aller la suggestion collective. Les fakirs des Indes paraissent faire, chaque jour, sur la place publique de Bénarès et de Calcutta, des miracles. Les témoins oculaires jurent avoir vu le fakir se couper la tête, la prendre dans ses mains et la remettre en place : suggestion collective, exercée par un individu, réputé sorcier, influençant une foule.
Les marins ne sont pas exempts de ces hallucinations de la vue. Quel officier, pendant les longues heures de quart, n’a pas cru, au moins une fois, distinguer dans la nuit les feux d’un navire ?
Au début du siècle, un bateau se rendant au Japon à New-York venait de traverser l’Équateur quand l’enseigne de vaisseau de quart vit, au-dessus de la ligne d’horizon, un voilier qui se profilait avec netteté sur le ciel. Il suivit, à l’œil nu, ses évolutions et les manœuvres de l’équipage. Un matelot qui carguait des voiles ayant perdu pied, l’officier vit la baleinière se détacher du bord et faire force de rames vers le noyé.
L’apparition eut pour témoins la plupart des hommes du bord, accourus à l’appel de l’enseigne. Au bout de quelques minutes, elle se dégrada et s’effaça.
Une terreur superstitieuse envahit l’équipage. Or, deux jours après, le navire fit la rencontre d’un bateau anglais, semblable à l’apparition, mais venant en sens inverse. On avait eu affaire à un phénomène de mirage.
Jusqu’à quelle distance un mirage peut-il se produire ? On ne sait pas. Mais, certes, le miracle Wasarden ne laisse pas d’être assez troublant. S’il ne s’agit pas d’une hallucination, il aurait reproduit un exercice militaire se déroulant à des centaines de kilomètres !
Le guetteur d’In-Salah ne fut pas victime d’un mirage, mais d’une hallucination.
Il n’en est pas moins vrai que ces phénomènes d’optique sont souvent étranges, enveloppés de détails troublants, et que la science n’est pas toujours parvenue à en donner de plausibles explications.
Jacques Chabannes, Le Petit Journal illustré, 6 janvier 1924