POISONS et EMPOISONNEMENTS D’AUTREFOIS
Fréquence des empoisonnements féminins — Pourquoi la femme a recours au poison — Le principal motif des empoisonnements dans l’antiquité et à Rome — Comment on pratiquait l’empoisonnement — Légende et vérité — La fable du livre empoisonné et la mort de Charles IX — Les invraisemblances du procédé — Les vêtements empoisonnés — La tragique histoire de M. de Poulaillon — Comment agissait la chemise empoisonnée — Les gants parfumés — Comment agissaient-ils ? — Invraisemblance de la légende — Ce qui devait se passer — Le roi des poisons aux seizième et dix-septième siècles — L’arsenic — La méthode Borgia : poison minéral et maris — Les acides — L’opium — Tisane pour maris — Les empoisonneuses sont-elles responsables ? — Existe-t-il quelqu’un de véritablement responsable ?
De tous temps il y a eu des empoisonneuses. Il est vrai que le nom de la première ne nous a point été conservé : la doyenne des empoisonneuses n’a pas la notoriété dont jouit le fondateur de l’assassinat. Mais elle a laissé une nombreuse postérité.
La plupart des empoisonnements sont œuvre féminine en effet : sept sur dix. Cela est assez naturel d’ailleurs. La femme ne peut guère avoir recours à la force brutale : elle procède donc par ruse.
L’empoisonnement, dit Gayot de Pitaval, « est plutôt le crime des femmes que des hommes, parce que n’ayant pas le courage de se venger ouvertement et par la voye des armes, elles embrassent ce parti qui favorise leur timidité et qui cache leur malice ».
Peut-être serait-il plus juste d’expliquer la multiplicité des empoisonnements non par la lâcheté, mais par la faiblesse. On attaque, on se défend comme on peut. Nul ne fera reproche au lièvre de ne pas foncer sur son ennemi à coups de cornes : il n’a que ses jambes comme moyen de salut. La femme, elle, est obligée de recourir aux moyens dissimulés. Elle n’y manque pas d’ailleurs, et ni dans son étude psychologique et médico-légale sur les Empoisonneuses (G. Steinheil), M. René Charpentier ne peut prétendre faire un historique complet, — et en cette matière plus qu’en beaucoup d’autres il est impossible d’être complet tant il y a de crimes qui restent ignorés, — du mois il fait voir que les criminels les plus célèbres, dans ce domaine, sont toujours les femmes. C’est sans doute qu’ayant moins de passions que l’homme, elles sont plus fortes, plus tyranniques. M. Charpentier ajoute : « C’est qu’elles sont malades aussi. » Nous reviendrons plus loin sur ce point.
Mais il y a des siècles déjà, le principal motif d’empoisonnement par la femme était reconnu. Strabon et Diodore de Sicile racontent que chez un peuple voisin de l’Hydaspe, les hommes, pour se défendre, durent édicter une loi d’après laquelle toute femme veuve devait être brûlée vive sur le bûcher de son mari. Il en fut de même à Rome, d’après Tite-Live, et l’adage adultera, ergo venefica, qui explique la loi dont il vient d’être parlé, continue à expliquer une quantité de drames dont l’histoire nous conserve le souvenir, et explique aussi beaucoup d’autres drames qui ont été, ou seront insoupçonnés.
Certains, il est vrai, sont inspirés par le besoin d’argent ; d’autres, par le simple plaisir de tuer, semble-t-il. Mais l’amour ou la jalousie reste le principal motif, depuis Lucrèce Borgia — pour ne pas remonter à Médée — jusqu’à Hélène Danilof, en passant par la Brinvilliers, la Voisin et tout ce qu’il y a eu de « grandes dames » du dix-septième siècle qui ont eu recours à leurs services, la Montespan, la Lafarge, Marie Jeanneret et tant d’autres.
Il serait infiniment intéressant de faire l’historique des moyens, des agents employés autrefois dans les empoisonnements. Mais pour les temps anciens, c’est chose à peu près impossible. C’est surtout de sucs végétaux qu’on a dû se servir d’abord, et il serait souvent difficile d’identifier les plantes employées. Observons en passant qu’on était alors dans une excellente voie : le règne végétal fourmille de poisons, et à l’heure qu’il est, on en trouverait beaucoup que le chimiste et le légiste ignorent encore. Nous sommes bien mieux renseignés sur les temps récents, bien qu’assurément il subsiste des incertitudes.
Car, à n’en pas douter, il y a de la légende dans certains des faits qui nous sont relatés au sujet des empoisonnements aux seizième et dix-septième siècles. C’est une légende, sans doute, qu’Alexandre Dumas a ramassée dans quelque factum ou pamphlet, que l’empoisonnement de Charle IX par Catherine, tel qu’il est narré dans la Reine Margot. Ce livre dont chaque page est empoisonnée, et qu’Henri de Navarre devrait lire, mais dont Charles IX s’empare auparavant, peut être une invention paraissant ingénieuse, mais la vraisemblance est médiocre. On connaît le thème : chaque page est empoisonnée, et comme les grands d’alors ne sont guère plus accoutumés aux livres que nos petits d’aujourd’hui, le prince lit, ou parcourt, en mouillant chaque fois l’index. C’est-à-dire que chaque fois que le doigt parvient à la bouche, il apporte un peu de poison. La chose ne serait pas impossible, mais il faudrait un poison n’ayant point de saveur prononcée. Et il faudrait que le livre eût beaucoup de pages. Et aussi que le poison fût très soluble. Ce moyen est plus romanesque que pratique.
Moins légendaire et pouvant dans certaines conditions rendre des services, le procédé des vêtements empoisonnés a joué un certain rôle au dix-septième siècle. Il était indiqué pour les personnes qui ayant de la méfiance, surveillaient leurs aliments et boissons : M. de Poulaillon, par exemple, maître des eaux et forêts de Champagne, n’eut pas à l’esprit de comprendre que son affaire en ce monde, c’étaient les eaux et les forêts, et que Mme de Poulaillon n’était pas de sa circonscription administrative. Celle-ci voulut le punir de son indiscrétion. Mais vingt tentatives selon le mode usuel échouèrent. M. de Poulaillon traversa toutes les épreuves sain et sauf. Mais enfin il trouva son maître : une chemise. Une chemise comme nous en portons tous les jours, sans doute, mais savamment cuisinée par la Bosse, une des bonnes empoisonneuses du temps. Le procédé était bien simple : on trempa les pans dans une solution arsénicale très concentrée et on laissa sécher. Quelques jours plus tard, M. de Poulaillon, sans méfiance, mettait la chemise. Mais peu après, il l’ôtait et se mettait au lit.
Les prévisions de la Bosse se vérifiaient : elle avait annoncé une grande inflammation à la partie du corps en contact avec la chemise. Elle avait ajouté que quand les médecins viendraient le voir, ils n’y connaîtraient rien. En effet, quand le malheureux mari, brûlé, ulcéré par l’arsenic, fit venir un médecin, celui-ci lui déclara avec autant de promptitude que d’assurance qu’il était avarié. M. de Poulaillon en resta surpris et peiné, mais il s’inclina. Le médecin institua un traitement mercurial, et Mme de Poulaillon put continuer son œuvre, donnait elle aussi du mercure à son mari, l’achevant en toute sécurité, puisqu’aux yeux du monde, il mourait d’une maladie honteuse. Les choses tournèrent ainsi grâce au médecin ; autrement elles auraient duré moins longtemps pour la pauvre victime : Mme de Poulaillon avait décidé d’achever son époux au moyen d’un lavement, calmant en théorie, mais en pratique bourré d’arsenic.
Le règne du vêtement empoisonné fut de courte durée. Et nos médecins d’aujourd’hui ne se laisseraient pas prendre. Tandis que les maris prudents enfermaient avec soin leurs chemises et les examinaient bien avant de les mettre, les épouses affolées faisaient main-basse sur d’autres parties du vêtement. L’une d’elles fit empoisonner des chaussons ; mais il n’y a pas de contact direct avec la peau, l’action ne peut être que faible. Mme de Dreux fit de même pour un habit ; mais ici encore, on ne pouvait raisonnablement attendre grand effet ; aussi M. de Dreux persista-t-il.
On a souvent parlé de gants empoisonnés, ou plutôt de gants parfumés, car ces gants étaient réputés tuer le parfum très agréable qu’ils exhalaient. Jeanne d’Albret serait morte ainsi, au dire de quelques-uns ; mais il n’est pas établi qu’elle soit morte empoisonnée, d’après MM. Cabanis et Nass (Poisons et sortilèges, t. II, Plon). Les gants parfumés ont été en vogue au seizième siècle.
On admettait qu’au parfum quelque poison subtil était ajouté, qui tuait non par contact avec la peau, mais par pénétration dans les poumons et le sang. Quel pouvait bien être ce poison ? Il n’y a pas beaucoup de substances capables de tuer ainsi ; et il y en a bien peu que l’on consente à respirer assez longtemps pour en éprouver les effets. Évidemment l’acide cyanhydrique est un de ces poisons d’une violence exceptionnelle. Il suffit d’en respirer une bien petite quantité pour périr, et très vite. Mais ce produit se dissipe ; il tuerait le marchand de gants avant de tuer la personne qui les mettrait ; le poison se volatiliserait en route aussi. Peut-être connaissait-on l’acide cyanhydrique au seizième siècle, mais il ne pouvait pas servir à empoisonner des vêtements. Aujourd’hui on connaît bien l’aniline, qui est capable d’empoisonner par contact sans léser la peau ; mais il n’y a aucune preuve qu’on la connût au seizième siècle. Les probabilités sont que le poison des gants parfumés était à tel point subtil qu’il n’existait pas. Ce qui était très subtil aussi, c’était la psychologie du marchand de gants parfumés. Il vendait cher un poison imaginaire : c’était tout profit. L’acheteur se plaignait-il de l’inefficacité de ce poison ? Le marchand lui en proposait un autre, plus cher encore et efficace : un poison éprouvé, une solution ou de la poudre d’arsenic notamment.
Car c’est l’arsenic qui au seizième et au dix-septième siècle était le roi des toxiques. C’est Marsh qui l’a détrôné au dix-neuvième siècle en indiquant le procédé de révélation depuis perfectionné par A. Gautier et G. Bertrand. La Brinvilliers, la Voisin et toute la bande faisaient usage d’arsenic. C’était, disait la première, « un coup de pistolet dans un bouillon ». Mais de l’arsenic pur, naturel, c’était un peu trop simple. Aussi lui préférait-on le « secret du crapaud », renouvelé des Borgia d’ailleurs. On tuait une bête, un crapaud, un porc, etc., par l’arsenic ; on laissait pourrir, on recueillait les liquides de la putréfaction qui, outre le poison arsénical, renfermaient — on le sait maintenant — des amines, des combinaisons très toxiques de celui-ci avec les corps organiques, des alcaloïdes aussi, des ptomaïnes. Les Borgia opéraient avec le porc ; la Voisin usait du crapaud, la Brinvilliers aussi. C’est avec du jus de crapaud tué par l’arsenic que cette dernière, dit Mme de Sévigné, a « empoisonné dix fois de suite son père (elle ne pouvait en venir à bout), ses frères et plusieurs autres ».
Le réalgar et l’orpiment, deux sulfures d’arsenic, étaient très usités aussi. L’orpiment est le « père des poisons », dit la Voisin.
Le mercure, sous formes diverses, servait quelquefois ; une fois qu’on avait, comme dans le cas de l’infortuné Poulaillon, déterminé par l’arsenic des ulcérations de la peau que les médecins considéraient comme signes de l’avarie, on était tout à son aise pour administrer du mercure, en forçant la dose prescrite par la Faculté.
Les acides, le vitriol n’étaient guère employés que dans le peuple, en lavements. Méthode facile en un temps où un chanoine de Troyes a pu prendre jusqu’à 2,190 clystères en deux ans : trois par jour exactement. Très sûre aussi, car si méfiant qu’on pût être, jamais on ne s’avisait de goûter son lavement pour s’assurer de son orthodoxie. Le liquide caustique attaquait la muqueuse de l’intestin, et la victime succombait ou bien à une péritonite aiguë, suite d’ulcérations et de perforations, ou bien à une obstruction intestinale par rétrécissement cicatriciel. Rien ne semblait plus naturel, et les médecins n’y vouaient absolument rien.
L’opium était fort apprécié, lui aussi. La Voisin, qui avait une dextérité spéciale pour l’infanticide — elle a brûlé dans son four ou enterré dans son jardin plus de 2,500 enfants de « grandes et honnêtes dames » de la cour — la Voisin se servait surtout d’opium pour le premier âge : opium et eau de pavot. Elle l’utilisait aussi pour les adultes ; avant de passer M. de Poulaillon à l’arsenic, puis au mercure, elle lui avait donné de l’eau de pavot et de l’opium, mais sans succès. Elle avait aussi imaginé une tisane qui certainement a conduit beaucoup de maris en un monde qui ne saurait être pire : une tisane d’ivraie, de mandragore et de pavot.
On employait encore les cantharides, mais pas toujours avec l’intention de nuire ; seulement comme le dit Mme de Sévigné, c’est un produit qui « donne plus qu’on ne lui demande ». Et s’il faut en croire Brantôme, il y a eu de bien étranges manières de donner le poison.
Aujourd’hui, les beaux jours de l’arsenic sont passés et ce n’est guère que parmi les poisons végétaux et les toxines microbiennes qu’on trouverait des substances que le chimiste serait incapable de mettre en évidence à l’autopsie.
On empoisonne encore, cela est certain. Mais le chiffre des empoisonnements reste incertain. Le motif varie. Autrefois on empoisonnait, surtout par amour ou jalousie, et pour hériter. Actuellement, il n’y a pas plus de dix empoisonnements amoureux sur cent de connus. Il est vrai qu’il y a les inconnus qui pourraient grossir la proportion. La plus grosse proportion des empoisonnements revient non plus aux épouses infidèles, mais aux mères. Sur cent empoisonnements connus, il y en a vingt-quatre d’enfants en bas âge dont leur mère a voulu se débarrasser. Ce qui frappe toutefois — et par là nous sommes ramenés à la thèse de M. René Charpentier — c’est la forte proportion des empoisonnements dus en quelque sorte à la monomanie, des empoisonnements qui ne s’expliquent ni par la logique ni par la passion, mais seulement par une sorte d’instinct de la destructivité, parallèle à l’instinct du vol, ou kleptomanie. Faut-il conclure avec M. Charpentier que les empoisonneuses, notamment, sont des irresponsables ?
Sans doute tout ce monde est plein de tares : la Brinvilliers était une dégénérée hystérique (voir sa confession) ; la Jeanneret était une anormale aussi, et les autres tout autant. L’une d’elles, Nanette Schœnleben, déclarait au moment de l’exécution que sa mort devait être regardée comme un événement heureux pour l’humanité, « car, disait-elle, jamais je n’aurais pu résister à la tentation d’empoisonner encore ». Il faut croire que ce sport est passionnant.
S’il en est ainsi, la situation est bien claire. Une hystérique, une dégénérée ne peut être tenue pour responsable. Il faut l’interner et la soigner ; il faut la mettre hors d’état de nuire, par défense sociale mais on ne peut ni la punir ni la tuer, sous peine d’inhumanité. Ainsi conclut M. Charpentier. La doctrine est très humaine à coup sûr, très défendable aussi. Mais d’autres vont beaucoup plus loin. Pour eux, entre le sujet parfaitement responsable — qui est peut-être un mythe, une forme de langage — et le sujet parfaitement irresponsable, il n’y a pas de ligne de démarcation. L’un passe à l’autre par des nuances et de faibles différences de degré. L’individu parfaitement normal, sain et responsable est un être imaginaire. Nous sommes tous — il faut bien dire tous — exposés plus ou moins à des moments divers, pour un temps qui varie, à des aberrations qui relèvent de la pathologie ; tous nous sommes, plus ou moins, des anormaux, des irresponsables. Mais tandis que dans la vie d’une Jeanneret la durée des périodes pathologiques l’emporte de beaucoup sur celles des périodes normales, chez le sujet moyen, non criminel, l’état de santé est plus fréquent que l’état de maladie. Mais il sera souverainement injuste que pour un acte qui est un accident dans sa vie, l’individu habituellement normal pût être condamné, alors que pour le même acte, parce que habituel et répété, l’individu, par cela même réputé anormal, serait avec empressement logé et nourri par la communauté, comme un bienfaiteur de la patrie. Autrement dit, tous anormaux. Plus de prisons, de juges ou d’échafauds : rien que des médecins, des infirmeries et des asiles. Voilà à quoi on tend. C’est chose humaine, d’ailleurs, bien que peut-être peu sociale. Mais est-on bien préparé à aller aussi loin dans cette voie ?
Henry de Varigny
Le Temps, 10 juillet 1906
Illustration : Le Petit Journal, 9 janvier 1910