Une ville souterraine par Charles Carpentier (1887) — Épisode #12
Categories Les feuilletons d’ArchéoSFChapitre XII
Les confidences de l’intendant
En rentrant dans l’atrium, je m’affaissai sur un banc, en proie à la plus vive émotion. Je ne doutais plus que la femme qui venait de m’éblouir par son faste, sa générosité et sa supériorité intellectuelle, ne fût Métella. J’entrevoyais que ce qui venait de m’arriver était la réponse à la lettre que je lui avais fait parvenir, du fond de ma prison, par l’esclave Mœvius. Je sentais que l’aventure que j’avais eue avec elle sur le plateau du Châtellier, et qui avait commencé par une simple galanterie, finirait, sans doute, entre nous, par une passion sérieuse et profonde. Mais mon esprit se heurtait encore à bien d’autres énigmes, lorsqu’un bruit de pas, qui semblaient traîner lourdement sur la mosaïque, se fit entendre à quelque distance de moi. Je relevai la tête, que j’avais appuyée sur ma main, et j’aperçus un vieillard coiffé d’une perruque poudrée d’or, et qui s’inclina devant moi pour me saluer.
C’était l’intendant de Métella.
― Vous venez, me dit-il, d’échapper à une mort certaine.
— Que s’est-il donc passé ?
― Informée que vous aviez déjeuné au restaurant de la rue de Mercure, avec le médecin Rufillus, et qu’il vous avait suivi, au palais, avec les officiers de Calpurnius, Métella a soupçonné que cette entrevue avait pour but d’organiser quelque machination contre vous. Sa sollicitude ne l’avait pas trompée. Elle a fait prendre des renseignements par des esclaves qui lui sont dévoués, et elle n’a pas tardé d’apprendre que, dans un souper auquel vous deviez assister, le soir même, chez OEnobarbus, vous deviez être empoisonné par des fleurs que vous auriez jetées vous-même dans votre coupe. Le poison était foudroyant. On aurait attribué votre mort à une cause naturelle, qui aurait détourné tous les soupçons.
Je me souvins aussitôt de l’allusion que Métella avait faite, chez elle, lorsque, parlant d’Antoine et de Cléopâtre, elle avait dit que, même pour conserver son trône, la reine d’Égypte ne devait pas empoisonner son hôte, et l’embarras visible qu’OEnobarbus avait éprouvé, en entendant ces paroles, me revint à l’esprit.
― Et pourquoi donc, lui demandai-je, les officiers du palais voulaient-ils me faire périr ?
― Parce que vous êtes un étranger, me répondit-il ; parce qu’ils veulent conserver pour eux seuls la faveur dont vous commencez à jouir ; parce qu’enfin ils redoutent les changements que vos connaissances et vos conseils peuvent amener dans la direction des affaires publiques. Il ne faut pas chercher ailleurs le secret de la conduite des ambitieux. Dès que les intérêts des hommes sont nés, la justice n’est plus rien pour eux, et il faut toujours s’attendre à leurs persécutions et à leurs haines : c’est une vieille histoire, et ce sera l’histoire éternelle.
― Hélas ! lui répondis-je, j’en ai vu de bien tristes exemples dans mon pays. Mais comment Métella est-elle parvenue à déjouer leurs projets, sans les exposer aux châtiments du gouverneur ?
— De la manière la plus simple. Elle est accourue au palais, et, comme une poursuite aurait pu provoquer une insurrection militaire, elle s’est bien gardée de dire au gouverneur le projet qui avait été arrêté. Elle lui a demandé l’autorisation de vous emmener chez elle, afin de juger, sans retard, de votre capacité et de votre mérite, et de décider, avec lui, du sort qui devait vous être réservé. En prétextant une invitation à souper, avec les officiers qui étaient préposés à votre garde, elle a sauvé toutes les apparences, et, sans faire aucun éclat, elle a trouvé le moyen de vous mettre en sûreté.
— Oh ! ma digne bienfaitrice, m’écriai-je, me sera-t-il possible de lui témoigner ma reconnaissance ?
— Les femmes ! répondit l’intendant, parlez-moi des femmes ! Il n’y a qu’elles pour mener une intrigue, et faire réussir les choses impossibles… Tandis que, nous autres hommes, nous nous empêtrons dans des toiles d’araignée, elles glissent au milieu des difficultés de la vie comme des poissons au milieu des écueils !
— Les femmes sont donc habiles et puissantes dans votre ville ? lui dis-je.
— Elles le sont partout. Mais Métella est plus puissante et plus habile qu’aucune autre.
— Pourrais-je savoir où elle demeure ? lui demandai-je.
— Tout près d’ici, dans un palais qui lui appartient, à l’autre extrémité de la voie Appia, et où elle loge tout le personnel des esclaves qui sont indispensables aux riches matrones : les femmes de chambre qui l’habillent, celles qui sont chargées de tenir son éventail, ses donneuses de sandales, ses porteuses de coffret, ses coureurs pour les messages, ses coureurs pour les réponses, son conservateur de bijoux, ses cochers et ses cuisiniers, etc., etc. Métella est veuve, mais, tout en vivant avec une austérité relative, elle est obligée de garder son rang.
― Je vais sans doute être, pour elle, un grand embarras dans cette maison, dis-je à l’intendant. J’aurai besoin de fondeurs, de forgerons, de charpentiers, de mécaniciens, et d’un grand nombre d’ouvriers, pour exécuter divers travaux qu’elle m’a demandés, et je serai obligé de transformer son palais en un véritable atelier de construction.
― Vous aurez, me répondit-il, tout ce qui vous sera nécessaire, et des ordres seront donnés pour mettre à votre disposition tous les outils et tous les hommes dont vous aurez besoin. Vous pouvez vous vanter d’avoir eu une inspiration bien heureuse, en descendant dans notre ville. Métella veille sur vous. Désormais vous n’avez plus rien à craindre, et, peut-être, un jour, n’aurez plus rien à désirer.
Je congédiai l’intendant, en le remerciant de tout ce qu’il venait de m’apprendre, et je ne songeai plus qu’à me préparer à mes travaux.
Je voulais, d’abord, populariser, par des descriptions et par des appareils, les principales découvertes du siècle, en matière d’électricité. J’aurais décrit l’expérience fondamentale de Davy, les phénomènes d’induction par Faraday, les machines de Clarke, de Nollet, de Siemens, de Wild, de Ladd et de Gramme, la bobine de Ruhmkorff, les bougies de Jablochkoff. Je me proposais de faire connaître les inventions de François-Nicéphore Niepce et de Daguerre, en matière de photographie, ainsi que les perfectionnements introduits par M. Fizeau. J’aurais exposé les progrès récents de la mécanique pour la transmission de la force motrice à des distances considérables, à l’aide des chutes d’eau, de l’air comprimé, ou des presses hydrauliques.
J’aurais construit des téléphones, suivant la méthode de Graham Bell, le célèbre professeur de Boston, et des phonographes, d’après les procédés d’Édison. J’aurais établi, par toute la ville souterraine, des télégraphes électriques, suivant les systèmes de Morse et de Hugues, de Weatstone et de Bréguet, de Baudot et de Mimault. J’aurais expliqué les télégraphes harmoniques d’Elisha Gray (de Chicago), les appareils autographiques de d’Arlincourt, le siphon-recorder de Thompson, à l’aide des câbles sous-marins, et les miracles de la transmission simultanée, appelée généralement le système Duplex.
J’aurais sillonné les rues de tramways, et construit des machines Marinoni, mues par la vapeur, pour multiplier les bons livres, et pour mettre toutes les connaissances utiles à la portée du peuple. La dignité de chacun, et le salut de tout le monde, c’est l’instruction ! Enfin, j’aurais rédigé un mémoire dans lequel j’aurais démontré la nécessité d’établir un système général de législation, fondé sur les principes nouveaux qui sont maintenant admis dans les sociétés modernes les plus avancées.
Un avenir de bonheur et de gloire semblait, enfin, s’ouvrir pour moi, après les romanesques et terribles aventures dont j’avais été le héros et la victime.