Une ville souterraine par Charles Carpentier (1887) — Épisode #16
Categories Les feuilletons d’ArchéoSFChapitre XVI
Épilogue
Il est nécessaire, pour terminer ce livre, de donner quelques renseignements sur le Châtellier, qui occupe une place assez importante dans l’histoire de la Gaule, et d’ajouter quelques détails nouveaux sur l’ameublement, sur les repas, et sur les toilettes des anciens Romains. Il est plus nécessaire encore de comparer la civilisation antique, avant le christianisme, avec la civilisation moderne, et de tirer, en quelques mots, la conclusion qui ressort de cette comparaison.
Le Châtellier est situé à environ 9 kilomètres d’Avranches, au sud d’une voie romaine qui passait à Tirepied. Il se trouve dans la commune du Petit-Celland. Rien n’est plus exact et plus intéressant que la description qui en a été faite par M. Le Héricher, un des savants les plus justement renommés de cette contrée : les lecteurs seront certainement heureux de la trouver ici.
« Sur le territoire de cette commune, a-t-il dit, est une montagne isolée,― île terrestre aux contours arrondis, ― baignée des deux côtés par un affluent de la Sée, et le ruisseau d’Orceil, d’où le regard, embrassant un demi-horizon, se repose sur les prairies, les bois, les villages, les églises, du bassin de la rivière. La nature en a fait une forteresse, et la main de l’homme y a tracé un camp. Une enceinte, généralement double, d’un développement de 600 mètres, circule autour du sommet de la montagne. Ces terres, amoncelées depuis tant de siècles, déchirées par les vents, ont encore, dans plusieurs endroits, de 7 à 8 mètres d’élévation. La largeur, moins appréciable, ― parce que les remparts élevés sur les bords du plateau, ou sur les flancs, se nivellent, généralement, avec le terrain, ― est beaucoup plus considérable. Du côté de l’est, où un isthme incliné rend l’attaque plus facile, on voit des ouvrages avancés, ou plutôt, le prolongement de la gorge de deux grandes portes, dont les lignes révèlent une tactique avancée. Ce sont de véritables portes bastionnées, dans lesquelles l’ennemi pouvait être battu par trois faces. Ces portes gigantesques contrastent avec d’autres ouvertures, ou primitives, ou tracées par l’agriculture, pour l’accession du plateau. Le nom de Châtellier, la nature de l’enceinte, les noms latins de quelques localités voisines, les gués pavés de la Sée, autorisent à donner une origine romaine à cette enceinte castramétique. Les Romains ne pouvaient mieux placer leur observatoire. »
Le dernier auteur de l’histoire de Jules César a consacré par une page, accompagnée d’une carte, le souvenir de ce lieu célèbre. Il est impossible de ne pas en détacher les quelques lignes qui suivent :
« Sabinus, parti des environs d’Angers, avec ses trois légions, arriva dans le pays des Unelles, et y choisit, pour camper, une position avantageuse sous tous les rapports. Il s’établit sur une colline appartenant à la ligne des hauteurs qui séparent le bassin de la Sée de celui de la Sélune, là où se voient aujourd’hui les vestiges d’un camp dit du Châtellier. Viridovix vint prendre position en face du camp romain, à deux milles de distance, sur les hauteurs de la rive droite du cours d’eau, etc., etc… »
La grandeur des souvenirs qui se rattachent à cette montagne, l’immensité du paysage qu’on découvre de ses hauteurs, la proximité des deux routes départementales qui peuvent en faciliter l’accès, du côté du sud comme du côté du nord, en font un des sites les plus dignes de curiosité de l’Avranchin. Si, pour entretenir l’esprit de patriotisme dans les campagnes, on avait, quelque jour, la pensée d’élever sur ce plateau un monument à la mémoire de Viridovix et des Gaulois, qui ont combattu pour la défense de leurs foyers, le Châtellier deviendrait bientôt un but de pèlerinage pour les populations normandes, et pour les voyageurs étrangers. On ne pourrait trouver, nulle part, une vue plus émouvante, et un emplacement plus merveilleusement approprié à quelque grande fête nationale.
Tous les autres faits qui ont été rapportés, sur la vie intime des Romains, ne sont pas moins exacts que cette géographie. Il est certain que si ceux qui vivaient à la fin de la république, ou au commencement de l’empire, revenaient visiter nos demeures, et assistaient à nos repas et à nos fêtes, ils trouveraient que, sous certains rapports, nous sommes encore restés, vis-à-vis d’eux, dans des conditions d’infériorité très marquée.
Dès le temps de Plaute, c’est-à-dire longtemps avant Jules César, ils avaient des tentures de pourpre à ramages, des tapis ras, des tapis à peluches, et des étoffes brodées d’Alexandrie ou de Babylone. C’était à Babylone qu’on voyait les manufactures les plus actives et les plus perfectionnées, d’étoffes brodées en plusieurs couleurs. Un demi-siècle après Plaute, des tentures de salles à manger se vendaient 800,000 sesterces. Ils faisaient aussi venir des étoffes de Perse pour orner leurs habitations. Leurs appartements étaient remplis de vases élégants, de coupes, d’urnes de toute espèce, en terre cuite, en cristal de roche, en onyx, en agathe, etc., et qui étaient enrichis de pierreries. L’orateur Crassus achetait 100,000 sesterces deux coupes ciselées par Mentor. Dans son discours pour Sextus Roscius d’Amérie, Cicéron raconte que la maison de Chrysogon, affranchi de Sylla, était pleine de vases de Corinthe et de Délos : on y voyait, notamment, un réchaud, qui avait été acheté à un prix si élevé que des paysans, en entendant la voix du crieur, avaient cru qu’il s’agissait d’un fonds de terre. Pline, qui est mort 79 ans après l’ère chrétienne, demandait, en plaisantant, quel était celui qui n’avait pas, dans sa salle à manger, des tapis de lit de pourpre tyrienne.
À côté de leurs splendides candélabres, de leurs statues, de leurs tableaux, de leurs tables de cèdre, d’érable et de citronnier, de leurs lits d’ivoire, incrustés d’argent et d’or, de leurs lustres suspendus, de leurs plats d’argent et de vermeil rangés dans leurs buffets, ils avaient des miroirs d’argent poli, derrière lesquels ils appliquaient des feuilles d’or, pour leur donner plus de netteté. Quelques-uns de ces miroirs étaient de la grandeur du corps, en or ou en argent ciselé, et ornés de pierres précieuses. Le prix dont une femme achetait ces ustensiles excédait, parfois, la dot que le public accordait, anciennement, aux filles des généraux indigents. Ce que la République avait donné pour Scipion ne payait plus un seul de ces miroirs à l’usage des familles des affranchis. Leur linge de table était d’une finesse merveilleuse. On peut s’en faire une idée quand on saura qu’ils avaient des filets composés avec des filaments si ténus, qu’ils pouvaient passer, avec leurs cordes, par l’anneau qu’on met au doigt. Un homme portait, seul, assez de toiles, pour enceindre une forêt, comme l’avait fait Julius Lupus, qui était mort préfet de l’Égypte. Ils avaient, dans leurs cuisines, des casseroles d’argent. Ils se servaient de vases d’argent, pour des usages indignes ; et c’était le triumvir Marc-Antoine, qui, selon l’expression de Pline, avait donné le premier l’exemple de cet outrage à la raison. Ils étamaient d’argent les harnais et les ornements de leurs chevaux. Quand ils se faisaient porter en litière, ils étaient assis sur des coussins d’étoffes transparentes, brodés de soie de Malte, un sachet à la main, et respirant des parfums de roses : c’est ainsi, du moins, que Cicéron nous montre Verrès.
On croirait, en lisant ces détails, que tout cela se passait hier.
Leurs repas n’étaient pas moins fastueux que leurs demeures.
Ils couvraient leurs tables avec tous les gibiers, tous les poissons, tous les coquillages, tous les fruits, tous les assaisonnements, et tous les vins, non seulement de l’Italie, mais de toutes les parties du monde qui étaient soumises à leur pouvoir. Les mets qui leur paraissaient les plus délicieux étaient ceux qui étaient les plus rares, ou qui leur arrivaient des contrées les plus lointaines. Ils mangeaient des paons de Samos, des francolins de Phrygie, des grues de Mélos, des chevraux d’Arnbrocie, des thons de Chalcédoine, de la morue de Pessinonte, des pétoncles de Chio, des esturgeons de Rhodes, des surgets de Cilicie, des noix de Thasos, des dattes d’Égypte, des glands d’Espagne, et des truffes de Lampsaque, de Tiare, ou d’Alopéconnèse, quand ils ne les faisaient pas venir d’Élis. Pour manger leurs poissons plus frais, ils les mettaient tout vivants dans l’eau, sous les lits de table de leurs convives. On les exposait à leur vue dans des vases de verre, comme dans des espèces d‘aquarium. On observait les différentes couleurs par lesquelles ils passaient, durant leur agonie, avant de les servir. On les tuait dans la sauce, et on les faisait confire tout vivants. Un de leurs plus grands plaisirs consistait à les voir nager, bondir, palpiter et mourir. Ils achetaient certains poissons plus cher que des pêcheurs, et quelques-uns les payaient d’un prix que d’autres mettaient à acheter des terres et des domaines. Leurs marchés étaient couverts de champignons et de morilles, qu’ils mêlaient, comme nous, à leurs poissons et à leurs viandes. L’usage était aussi de les engloutir tout fumants, après les avoir plongés rapidement dans la sauce brûlante. On les refroidissait ensuite dans l’estomac, en buvant des boissons mélangées de glace ou de neige. Ils avaient des parcs d’escargots, comme nous avons des parcs d’huîtres. Fulvius Hispinus avait établi un de ces parcs sur le territoire de Tarquinie. Il mettait à part les escargots blancs de Réate, les gros escargots d’Illyrie, ceux d’Afrique, et ceux qu’il appelait les Solitaires. Il les engraissait avec du vin cuit et de la farine. L’art de les élever avait obtenu un tel succès que la coquille d’un seul atteignait la capacité de 240 cyathes (environ 10 litres). Le prix des vins les plus recherchés et des cuisiniers était énorme. La cruche de vin de Falerne valait 100 deniers. Une jatte de saumure de la mer du Pont se vendait 400 deniers. Un bon cuisinier coûtait 4 talents (12,000 livres). Les enfants servant à table, quand ils étaient beaux et bien faits, montaient à des chiffres inouïs, et il n’était pas rare de voir manger des patrimoines dans une séance.
L’histoire nous a conservé une chose bien curieuse : c’est le menu d’un repas qui fut donné, à Rome, par Lentulus, Flamine de Mars, le neuvième jour avant les kalendes de septembre, et le nom des convives qui assistaient à ce festin. Parmi les hommes, il y avait Catulus, Emilius Lépidus, Silanus, César (roi des sacrifices), Sextus Scévola, Cornélius, Volumnius, Julius Cæsar (augure), et Albino-vanus. Au nombre des femmes, il y avait Popilia, Perpenna, Licinia, Aruncia (vierges vestales), Publicia, femme de Lentulus, et Sempronia, sa belle-sœur. En tout, quinze convives.
Voici, maintenant, le menu :
1. Hérissons de mer.
2. Huîtres crues.
3. Pelourdes.
4. Spondyles.
5. Grives.
6. Asperges.
7. Poules grasses, sur des pâtés d’huîtres.
8. Glands de mer, noirs et blancs.
9. Glycomarides.
10. Orties de mer.
11. Becfigues.
12. Rognons de chevreuil.
13. Rognons de sanglier.
14. Volailles grasses enfarinées.
15. Murex.
16. Pourpres.
On servit ensuite :
14. Des tettines de truie.
15. Des hures de sanglier.
16. Des pâtés de poissons.
17. Des pâtés de tettines de truie.
18. Et des pains du Picenum.
Après de pareils festins, il est superflu d’appeler l’attention sur certains plats composés de foies de carrelets, de cervelles de faisans, de langues de phénicoptères, de laitances de lamproie, et d’autres mets étranges, comme des crêtes prises sur des coqs vivants, ou des langues de rossignols ; toutes ces excentricités ont été gravement transmises à la postérité par des auteurs qui vivaient à Rome, et qui en ont été les témoins. Il y avait, ordinairement, sept services à chaque repas, dans les bonnes maisons. Il suffit, pour peindre les mœurs romaines en cette matière, de rappeler deux traits qui dispensent de tous autres commentaires : Clodius Æsopus, le célèbre acteur tragique, composa un plat qui fut évalué 100,000 sesterces, et le fameux Apicius, qui avait dépensé un milliard de sesterces pour sa cuisine, s’empoisonna parce qu’il ne lui restait plus que 10 millions de sesterces à dépenser.
C’est cet Apicius qui a écrit, comme Alexandre Dumas, un livre sur l’Art de faire la cuisine.
Même avant Jésus-Christ, les Romains déployaient, dans leurs toilettes, une magnificence prodigieuse, et soignaient leurs personnes avec des raffinements de coquetterie auxquels nous ne sommes pas encore habitués.
Les hommes rivalisaient avec les femmes pour la parure. Ils changeaient plusieurs fois de robes dans les festins publics. On cite des personnages d’un rang médiocre, qui, dans un seul souper, en avaient changé jusqu’à onze fois. Chacune de ces robes coûtait jusqu’à 10,000 sesterces. Les jeunes mariées ne craignaient pas de se montrer aux regards du public avec des robes transparentes comme des vapeurs, et, dans le monde élégant, les femmes portaient des espèces de gazes si légères qu’on pouvait, paraît-il, distinguer les formes de leurs corps presque aussi bien que les traits de leurs visages. Elles portaient de l’or aux bras, aux doigts, au cou, aux oreilles, aux tresses de leurs cheveux, et jusqu’à leurs pieds. Des chaînes d’or couraient autour de leurs corsages. Des sachets d’or restaient suspendus, sur leurs poitrines, même pendant leur sommeil, afin, sans doute, qu’elles sentissent mieux la possession de leurs trésors. Elles s’enveloppaient, pendant la nuit, avec des bandelettes enduites de gomme Brutienne, de farines de fèves, de myrrhe de Judée, et d’autres compositions dont Ovide nous a transmis le secret dans son ouvrage sur les Cosmétiques. Mais ce qui peut paraître plus étonnant encore, c’est que, dès cette époque, elles avaient adopté diverses modes qu’on suit encore aujourd’hui. Ainsi, elles donnaient à leurs cheveux des couleurs dorées ou cuivrées, pour imiter les blondes. Elles faisaient retomber leurs cheveux sur les sourcils, de manière à ne laisser au front qu’un étroit intervalle. Elles portaient de fausses tresses, de faux chignons, de faux sourcils, et jusqu’à des dentiers mobiles. Il est impossible d’en douter, en lisant cet épigramme de Martial, qui résume, en traits fort piquants, tout ce qui a été dit, sur ce sujet, par ses contemporains :
À GALLA :
« Pendant que tu es chez toi, on frise tes cheveux dans la boutique d’un coiffeur de la rue Suburra, où l’on n’est occupé qu’à ta toilette. Chaque soir, tu ôtes tes dents comme ta robe. Tes attraits sont enfermés dans des pots de cent espèces différentes, et ton visage ne couche pas avec toi. Tu me fais signe d’un sourcil qu’on t’apporte le matin, et tu n’as pas de honte de montrer des appas déjà blanchis par les années. Tu peux déjà compter au nombre de tes aïeux. »
Tel est, en quelques mots, l’exposé de la civilisation romaine considérée au point de de vue matériel, à la fin de la République, c’est-à-dire à l’époque où Jules César, Pompée, Marc-Antoine, Octave et Cicéron remplissaient le monde du bruit de leurs actions et de leurs paroles. On peut dire que, vers cette époque, elle était déjà parvenue à l’apogée de son développement et de sa puissance. Une exposition des objets d’art et d’industrie qui se trouvaient, alors, dans les principales villes d’Italie, n’aurait pas été inférieure, sous quelques rapports, à nos expositions internationales du dix-neuvième siècle. Mais ce qui fait que cette civilisation est restée considérablement au-dessous de la nôtre, c’est qu’elle n’a pas connu les grands principes de liberté, d’égalité, de fraternité, qui nous ont été enseignés par l’Évangile et la philosophie, et dont nous avons déjà fait des applications si heureuses. En comparant ces deux civilisations, on arrive à cette conclusion que, depuis, notamment, la fin du dix-huitième siècle, nous avons fait des progrès d’une portée incalculable, dans les sciences et dans les idées, et qu’aucune résistance quelconque ne pourra désormais empêcher la transformation des lois et des mœurs, dans le sens, de plus en plus large, de la démocratie.
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