Lire la deuxième chronique des temps futurs : le rayon diabolique
Les derniers pas de l’homme
En trois lignes, froidement, les agences nous ont, il y a quelques jours, donné la nouvelle suivante : « Au cours de l’année 1920, 12,000 personnes ont été tuées et un million et demi blessées dans des accidents d’automobiles sur le territoire des Etats-Unis ».
Si l’on admet que l’automobile est une invention relativement récente, dont les origines remontent tout au plus à une trentaine d’années ; le philanthrope ne saurait imaginer sans appréhension le sort du piéton dans deux ou trois siècles.
À cette époque la rue pour lui n’existera plus ; les trottoirs lui seront enlevés ; il restera confiné dans les appartements, regardant de sa fenêtre le fleuve tumultueux des autos se talonnant les unes les autres à cent quatre-vingt kilomètres à l’heure et il ne prêtera plus aucune attention au fracas des collisions ponctuant de minute en minute l’effroyable rumeur montant vers le ciel.
« Descendre dans la rue » deviendra l’expression élégante pour dire se suicider. Des parieurs invétérés tenteront parfois la folle aventure de vouloir traverser la chaussée et l’on exhibera dans les music-halls des hommes prodiges qui auront réussi à franchir un carrefour sans encombre.
Le soir, à l’heure où la circulation se ralentit un peu, les hommes sortiront de leurs tanières entassées les unes sur les autres, comme au temps des cavernes, à la recherche de leur pitance quotidienne. Ils longeront prudemment les murs et, porteurs de casques pneumatiques et de cuirasses rembourrées, ils guetteront la seconde propice pour se glisser au tournant d’une rue ; ils s’engouffreront dans les boutiques, les membres tremblants et le front moite de sueurs froides.
Quant aux accidents, on ne les comptera plus. Les plus graves seront provoqués par la chute d’un autobus-avion dans les rues. Des balayeuses automotrices parcourant sans cesse la ville, enlèveront prestement les corps des malheureuses victimes.
Alors, résignés, les derniers piétons s’achèteront à leur tour une automobile grâce à une subvention du gouvernement, à moins que les gouvernements, par des édits sévères, n’autorisent les piétons à se promener une fois par semaine, le dimanche par exemple, de douze à dix-huit heures. Et les poètes vanteront le charme du bon vieux temps, du temps des contraventions et des chiens écrasés auxquels les journaux faisaient un sort dans leurs articles à la fois naïfs et touchants.
Fel, « Temps futurs », publié dans La Tribune de Lausanne, n°285, 14 octobre 1921.
À lire : L’espèce rare des piétons sous le joug d’un nouvel impôt en 1997 (1887)
Le Clou de l’exposition de 1950 in En 1950 (collection ArchéoSF)
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