Anonyme
Un épisode de l’an 2000
(1897)
Première publication : Le journal du dimanche, 15 août 1897
En ces temps-là, il n’y avait plus d’oiseaux.
La Terre était une ville énorme, toute d’acier, recouverte, en guise de voûte céleste, par un inextricable écheveau de fils télégraphiques et de rails pour les aérostats.
L’homme avait réalisé le rêve de l’économie sociale et conquis sa dignité vraie. Aussi s’ennuyait-il ferme. Plus d’oiseaux, plus de fleurs ; à peine avait-on conservé les femmes.
Il y en avait pourtant de bien jolies encore, mais à quoi bon ? Si les jeunes gens dérobaient un cheveu de leurs tresses luisantes, c’était pour fabriquer des hygromètres. On considérait comme maniaque un blondin frisé au petit fer qui perdait ses heures, accoudé sur un divan, à bavarder avec Lélia, la fille de l’illustre philologue Isyskès.
Le blondin s’appelait Hugo, du nom d’un grand poète de l’Antiquité. Il s’était résigné au rôle de secrétaire d’Isyskès qu’il aidait dans la composition de son fameux ouvrage sur les Européens préhistoriques. D’ailleurs, sans aucune conscience, Hugo, au lieu de fouiller les bibliothèques, écoutait sonner les heures auprès de Lélia, délicieusement ; puis il griffonnait au hasard, avec un sourire sceptique, quelques notes sur l’anthropophagie en France ou les sacrifices humains au XIXe siècle. Le savant reprenait ces notes et les insérait dans son livre, qui devait faire foi entre tous en matière d’histoire ancienne.
Le Ciel châtiait Hugo. Malgré son calme sourire, il était au fond mélancolique, et rêvait, triste, aux indifférences joyeuses de Lélia, bonne fille du reste en son insouciance, et prête à sangloter devant un cheval abattu.
Parfois, il s’abîmait en des songeries morbides à contempler l’adorée qui dans la tiédeur de sa chambre aux tapis profonds, copiait, avec un mignon pinceau, les motifs conservés sur les faïences antiques de son père ; elle peignait surtout les roses, ces roses comme il en avait existé jadis. Alors son ami, nourri de fortes études classiques, et vaguement attristé par l’évocation des amours anciennes, laissait tomber de ses lèvres quelques vers des poètes célèbres de l’Antiquité, de Sully-Prudhomme ou de Musset. Lélia se retournait avec un léger rire, et renvoyait le pédant au collège. Un soir l’illustre Isyskès entra dans le salon à grand bruit.
— Enfin ! s’écria-t-il, enfin je les tiens, ces oiseaux dont les vieilles littératures nous parlent sans cesse. Qu’on les traite maintenant d’êtres fabuleux ! Voyez plutôt. Et sur un guéridon le philologue déposait, avec d’infinies précautions, deux minces paquets raides, détériorés, avec de la ouate sortant du ventre. Il avait acheté cela chez un marchand de bric à brac.
— Hugo, vite une plume ! Et le savant dicta la dépêche suivante :
— Isyskès à l’Institut Terrestre. — Découverte inappréciable. Oiseaux authentiques. Convoquez séance. Je préparerai mon rapport cette nuit.
Puis il gagna son cabinet, et commença une grave étude où il démontrait que les oiseaux avaient existé réellement, et qu’il devait en être de même pour les sphinx, chimères et autres accessoires poétiques des Anciens.
Tout à sa préoccupation académique, Isyskès avait oublié sur le guéridon l’un des petits paquets rigides. Il s’était encore moins inquiété du flirt de son secrétaire avec sa fille. Vieux, personnel, il désirait leur union, rêvant d’un gendre qui poursuivît après sa mort le grand ouvrage sur les Européens préhistoriques. Il avait confié aussi d’avance à Hugo le manuscrit de sa propre oraison funèbre.
Seuls, maintenant, dans le salon bleu sombre, les jeunes gens contemplaient, silencieux, l’oiseau resté sur le guéridon : elle, avec une curiosité d’enfant ; lui, avec des retours d’âme mélancoliques vers le passé de rêve et de poésie qu’évoquait cette petite momie poussiéreuse dont les yeux d’émail éteints par les siècles regardaient avec une fixité douloureuse.
— Ainsi, cela vivait autrefois ? questionnait Lélia, déployant un peu les ailes rigides.
— Oui. Les poètes anciens nous décrivent les oiseaux volant parmi les fleurs et chantant. Leur vie n’était qu’un gazouillis perpétuel, une joyeuse débauche d’air et de soleil.
— Ecoutez, Hugo, reprit la jeune fille subitement songeuse, vous m’avez débité mille fadaises, prêté vingt serments d’immuable amour ; cet amour, il m’en faut une preuve réelle.
— Parlez. Quel caprice encore ?
— J’exige que vous m’apportiez un de ces petits êtres vivant.
— Impossible.
— Il n’y a pas d’impossible en amour. Adieu.
Et elle le congédia d’un sourire bon enfant et inflexible tout à la fois.
Il fut d’abord fort désolé ; mais se remémorant sa fière devise : Je veux, je peux, il se promit de découvrir l’être fabuleux qu’on exigeait, dut-il l’aller chercher dans la planète Mars où les habitants de la Terre venaient de fonder une colonie.
Cependant, à la nouvelle de la découverte faite par Isyskès, son voisinage s’était ému. Dans l’énorme cité humaine, il habitait le quartier des Français, séjour des théâtres et des cafés-concerts dont le tapage échevelé troublait ses doctes investigations.
On était curieux et potinier en diable dans ce quartier. Des centaines de visiteurs affluèrent chez l’académicien qui, mû par des instincts utilitaires de son époque, finit par établir un tourniquet.
Et quel émoi parmi ces visiteurs ! D’abord une stupéfaction devant les frêles momies couchées sur de la ouate sous un vitrage ; puis une enfantine pitié, et enfin un regret atavique pour quelque chose d’éteint en eux, plus doux, plus sincère que l’ivresse matérialiste, — pour le Rêve.
Tandis que l’orgueil et la cupidité d’Isyskès trouvaient leur jeu à cette exhibition des petits êtres momifiés, son futur gendre courait les rues de la Terre, afin de découvrir quelque spécimen vivant.
Vains efforts ! Le nom même d’oiseau avait disparu de la mémoire des hommes.
Il allait renoncer à ses investigations, lorsqu’un article de journal lui suggéra l’idée d’une suprême tentative : il s’agissait du nivellement prochain des monts Himalaya, dont une cime, encore mal peuplée, conservait quelques traces de végétation.
Le jeune homme prit le tube pneumatique, et le soir même il débarquait place de l’Inde. Vite il grimpa sur les buttes, parmi un dédale d’usines et d’hôtels en construction.
Ô providence manifeste des amoureux ! En ce quartier, on connaissait encore les oiseaux.
À vrai dire, les derniers avaient disparu du petit bouquet de mimosas qui constituait à peu près l’unique débris de la végétation terrestre. Mais on donna au jeune homme l’adresse d’un centenaire qui seul pourrait dire s’il existait encore un spécimen ornithologique quelconque.
Ce centenaire était connu sous le sobriquet de père Vichnou, à cause d’une religion très ancienne dont il était l’unique dépositaire.
Hugo trouva le père Vichnou dans son jardinet, en train de rendre l’âme, étendu sur une natte en roseaux du Gange et tenant à la main une queue de vache, selon les rites sacrés des brahmes.
Le vieillard, déjà ravi par l’extase des paradis védiques, sortit de sa léthargie en entendant prononcer ce mot : les oiseaux.
— Trop tard, balbutia-t-il, les hommes se repentiraient-ils donc d’avoir anéanti la race des petits êtres ailés ?
Puis d’un geste pénible, il indiqua une cage en bambou suspendue à sa case et où s’agitaient deux oiseaux, les derniers. Et, crispant ses doigts maigres autour de la queue de vache, le père Vichnou expira.
Là-bas, à l’autre bout de la grande cité des hommes, l’Envie ricanait d’Isyskès et de sa découverte. Son rapport à l’Institut terrestre avait été d’abord une longue ovation ; l’élite de la société féminine encaquée dans les galeries avait souligné de bravos et de sourires les passages où le savant évoquait l’idéale existence des oiseaux.
Mais à la tribune encore vibrante était monté ensuite lentement, doctoralement, le plus redoutable adversaire d’Isyskès, un physiologiste impassible, plus froid analyste que ses cornues, et boutonné dans sa méthode scientifique comme dans sa longue tunique d’où sortait une tête bilieuse, incapable d’un sourire ou d’une expression passionnelle.
Point par point, l’orateur avait démoli l’argumentation brillante d’Isyskès et démontré que l’existence d’êtres capables de s’élever en l’air sans le secours de l’industrie était une conception inane, imaginée par les poètes menteurs de l’Antiquité. L’auditoire, convaincu par cette sèche réfutation, avait souri de l’infatigable et naïf Isyskès. Le lendemain, la recette du tourniquet baissa des trois quarts.
Un matin, l’infortuné philologue corrigeait, auprès de sa fille, une épreuve des Européens préhistoriques. Lélia le considérait avec un petit air de pitié narquoise ; elle ne croyait plus maintenant à la gloire paternelle.
Qui sait, peut-être, doutait-il lui-même ? En tout cas, il venait de faire disparaître les deux momies.
Soudain, la portière se soulève, et Hugo se précipite avec un cri de triomphe. Des oiseaux, pour le coup, plus de scepticisme possible. C’étaient bien des oiseaux vivants qui s’agitaient, effrayés, les pattes crispées aux barreaux de la cage, que le jeune homme déposait sur la longue table noire de l’érudit.
L’honneur d’Isyskès était vengé. Hugo voyait assurée désormais la récompense de son amoureuse entreprise.
Une heure après, l’Institut, les sociétés de gymnastique, les orphéons et le Sénat se pressaient dans une enthousiaste manifestation, sous les fenêtres du grand calomnié.
On lut dans les journaux du soir le suicide de son adversaire, un libre-penseur de l’époque. Il s’était fait sauter avec ses cornues, après avoir écrit sur les murs du laboratoire :
— Ô science, tu n’es qu’un mot !
Si non é vero, é bene Trovato.