La chimie de l’an 2000 — Discours de Marcellin Berthelot (1894)
Categories Les textes courts d’ArchéoSFDans le texte du célèbre discours de Marcellin Berthelot prononcé le 5 avril 1894 au banquet de la Chambre syndicale des Produits chimiques se dessine une anticipation heureuse que permettraient les progrès de la chimie.
Messieurs,
Je vous remercie d’avoir bien voulu nous inviter à votre banquet et d’avoir réuni dans ces agapes fraternelles, sous la présidence de l’homme dévoué au bien public qui est assis devant moi, les serviteurs des laboratoires scientifiques, parmi lesquels j’ai l’honneur de compter depuis bientôt un demi-siècle, et les maîtres des usines industrielles, où se crée la richesse nationale. Par là vous avez prétendu affirmer cette alliance indissoluble de la science et de l’industrie, qui caractérise les sociétés modernes. Vous en avez le droit et le devoir plus que personne, car les industries chimiques ne sont pas le fruit spontané de la nature : elles sont issues du travail de l’intelligence humaine.
Est-il nécessaire de vous rappeler les progrès accomplis par vous pendant le siècle qui vient de s’écouler ? La fabrication de l’acide sulfurique et de la soude artificielle, le blanchiment et la teinture des étoffes, le sucre de betterave, les alcaloïdes thérapeutiques, le gaz d’éclairage, la dorure et l’argenture, et tant d’autres inventions, ducs à nos prédécesseurs ? Sans surfaire notre travail personnel, nous pouvons déclarer que les inventions de l’âge présent ne sont certes pas moindres : l’électrochimie transforme en ce moment la vieille métallurgie et révolutionne ses pratiques séculaires ; les matières explosives sont perfectionnées par les progrès de la thermochimie et apportent à l’art des mines et à celui de la guerre le concours d’énergies toutes-puissantes ; la synthèse organique surtout, oeuvre de notre génération, prodigue ses merveilles dans l’invention des matières colorantes, des parfums, des agents thérapeutiques et antiseptiques.
Mais, quelque considérables que soient ces progrès, chacun de nous en entrevoit bien d’autres : l’avenir de la chimie sera, n’en doutez pas, plus grand encore que son passé. Laissez-moi vous dire à cet égard ce que je rêve : il est bon d’aller en avant, par l’acte quand on le peut, mais toujours par la pensée. C’est l’espérance qui pousse l’homme et lui donne l’énergie des grandes actions ; l’impulsion une fois donnée, si on ne réalise pas toujours ce qu’on a prévu, on réalise quelque autre chose, et souvent plus extraordinaire encore : qui aurait osé annoncer, il y a cent ans, la photographie et le téléphone ?
Laissez-moi donc vous dire nos rêves : le moment est propice, c’est après boire que l’on fait ses confidences. On a souvent parlé de l’état futur des sociétés humaines ; je veux, à mon tour, les imaginer, telles qu’elles seront en l’an 2000 : au point de vue purement chimique, bien entendu ; nous parlons chimie à cette table.
Dans ce temps-là, il n’y aura plus dans le monde ni agriculture, ni pâtres, ni laboureurs : le problème de l’existence par la culture du sol aura été supprimé par la chimie ! Il n’y aura plus de mines de charbon de terre, ni d’industries souterraines, ni par conséquent de grèves de mineurs ! Le problème des combustibles aura été supprimé, par le concours de la chimie et de la physique. Il n’y aura plus ni douanes, ni protectionnisme, ni guerres, ni frontières arrosées de sang humain ! La navigation aérienne, avec ses moteurs empruntés aux énergies chimiques, aura relégué ces institutions surannées dans le passé ! Nous serons alors bien prêts de réaliser les rêves du socialisme… pour que l’on réussisse à découvrir une chimie spirituelle, qui change la nature morale de l’homme aussi profondément que notre chimie transforme la nature matérielle !
Voilà bien des promesses ; comment les réaliser ? C’est ce que je vais essayer de vous dire.
Le problème fondamental de l’industrie consiste à découvrir des sources d’énergie inépuisables et se renouvelant presque sans travail.
Déjà nous avons vu la force des bras humains remplacée par celle de la vapeur, c’est-à-dire par l’énergie chimique empruntée à la combustion du charbon ; mais cet agent doit être extrait péniblement du sein de la terre, et la proportion en diminue sans cesse. Il faut trouver mieux. Or le principe de cette invention est facile à concevoir : il faut utiliser la chaleur solaire, il faut utiliser la chaleur centrale de notre globe. Les progrès incessants de la science font naître l’espérance légitime de capter ces sources d’une énergie illimitée. Pour capter la chaleur centrale, par exemple, il suffirait de creuser des puits de 4 à 5 000 mètres de profondeur : ce qui ne surpasse peut-être pas les moyens des ingénieurs actuels, et surtout ceux des ingénieurs de l’avenir. On trouvera là la chaleur, origine de toute vie et de toute industrie. Ainsi l’eau atteindrait au fond de ces puits une température élevée et développerait une pression capable de faire marcher toutes les machines possibles. Sa distillation continue produirait cette eau pure, exempte de microbes, que l’on recherche aujourd’hui à si grands frais, à des fontaines parfois contaminées. À cette profondeur, on posséderait une source d’énergie renouvelée. On aurait donc la force partout présente, sur tous les points du globe, et bien des milliers de siècles s’écouleraient avant qu’elle éprouvât une diminution sensible.
Mais revenons à nos moutons, je veux dire à la chimie. Qui dit source d’énergie calorifique ou électrique, dit source d’énergie chimique. Avec une telle source, la fabrication de tous les produits chimiques devient facile, économique, en tout temps, en tout lieu, en tout point de la surface du globe.
C’est là que nous trouverons la solution économique du plus grand problème peut-être qui relève de la chimie, celui de la fabrication des produits alimentaires. En principe, il est déjà résolu : la synthèse des graisses et des huiles est réalisée depuis quarante ans, celle des sucres et des hydrates de carbone s’accomplit de nos jours, et la synthèse des corps azotés n’est pas loin de nous. Ainsi le problème des aliments, ne l’oublions pas, est un problème chimique. Le jour où l’énergie sera obtenue économiquement, on ne tardera guère à fabriquer des aliments de toutes pièces avec le carbone emprunté à l’acide carbonique, avec l’hydrogène pris à l’eau, avec l’azote et l’oxygène tirés de l’atmosphère.
Ce que les végétaux ont fait jusqu’à présent, à l’aide de l’énergie empruntée à l’univers ambiant, nous l’accomplissons et nous l’accomplirons bien mieux, d’une façon plus étendue et plus parfaite que ne le fait la nature : car telle est la puissance de la synthèse chimique.
Un jour viendra où chacun emportera pour se nourrir sa petite tablette azotée, sa petite motte de matière grasse, son petit morceau de fécule ou de sucre, son petit flacon d’épices aromatiques, accommodés à son goût personnel ; tout cela fabriqué économiquement et en quantités inépuisables par nos usines ; tout cela indépendant des saisons irrégulières, de la pluie, ou de la sécheresse, de la chaleur qui dessèche les plantes, ou de la gelée qui détruit l’espoir de la fructification ; tout cela enfin exempt de ces microbes pathogènes, origine des épidémies et ennemis de la vie humaine.
Ce jour-là, la chimie aura accompli dans le monde une révolution radicale, dont personne ne peut calculer la portée ; il n’y aura plus ni champs couverts de moissons, ni vignobles, ni prairies remplies de bestiaux. L’homme gagnera en douceur et en moralité, parce qu’il cessera de vivre par le carnage et la destruction des créatures vivantes. Il n’y aura plus de distinction entre les régions fertiles et les régions stériles. Peut-être même que les déserts de sable deviendront le séjour de prédilection des civilisations humaines, parce qu’ils seront plus salubres que ces alluvions empestées et ces plaines marécageuses, engraissées de putréfaction, qui sont aujourd’hui les sièges de notre agriculture.
Dans cet empire universel de la force chimique, ne croyez pas que l’art, la beauté, le charme de la vie humaine soient destinés à disparaître. Si la surface terrestre cesse d’être utilisée, comme aujourd’hui, et disons-le tout bas, défigurée, par les travaux géométriques de l’agriculteur, elle se recouvrira alors de verdure, de bois, de fleurs ; la terre deviendra un vaste jardin, arrosé par l’effusion des eaux souterraines, et où la race humaine vivra dans l’abondance et dans la joie du légendaire âge d’or.
Gardez-vous cependant de penser qu’elle vivra dans la paresse et la corruption morale. Le travail fait partie du bonheur : qui le sait mieux que les chimistes ici présents ? Or, il a été dit dans le livre de la Sagesse : « Qui accroît la science accroît le travail. » Dans le futur âge d’or, chacun travaillera plus que jamais. Or, l’homme qui travaille est bon, le travail est la source de toute vertu. Dans ce monde renouvelé, chacun travaillera avec zèle, parce qu’il jouira du fruit de son travail ; chacun trouvera dans cette rémunération légitime et intégrale, les moyens pour pousser au plus haut point son développement intellectuel, moral et esthétique.
Messieurs, que ces rêves ou d’autres s’accomplissent, il sera toujours vrai de dire que le bonheur s’acquiert par l’action, et dans l’action poussée à sa plus haute intensité par le règne de la science.
Telle est mon espérance, qui triomphe du monde, suivant le vieux mot chrétien ; tel est notre idéal à tous ! C’est celui de la Chambre syndicale des Produits chimiques. Je bois au travail, à la justice et au bonheur de l’humanité !
Source : Wikimedia — Photo intitulée « Mr. Berthelot dans l’usine électrique de Meudon qui sert à étudier la croissance des plantes »,
Photo ancienne, extraite d’un article de la revue française « Revue illustrée » (Tome relié 1902), portant sur Pierre Eugène Marcellin Berthelot, né le 25 octobre 1827 à Paris et mort le 18 mars 1907, Cliché : Valérian Gribayedoff.
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