Le Géant d’Acier
Chapitre V de La Maison à vapeur de Jules Verne (1880)
Je ne sais pas de plus complète stupéfaction que celle dont les passants arrêtés sur la grande route de Calcutta à Chandernagor, hommes, femmes,enfants, Indous aussi bien qu’Anglais, donnaient des marques non équivoques dans la matinée du 6 mai. Franchement, un profond sentiment de surprise était bien naturel.
En effet, au lever du soleil, de l’un des derniers faubourgs de la capitale de l’Inde, entre deux épaisses haies de curieux, sortait un étrange équipage, – si toutefois ce nom peut s’appliquer à l’appareil étonnant qui remontait la rive de l’Hougly.
En tête, et comme unique moteur du convoi, un éléphant gigantesque, haut de vingt pieds, long de trente, large à proportion, s’avançait tranquillement et mystérieusement. Sa trompe était à demi recourbée, comme une énorme corne d’abondance, la pointe en l’air. Ses défenses, toutes dorées, se dressaient hors de son énorme mâchoire, semblables à deux faux menaçantes. Sur son corps d’un vert sombre, bizarrement tacheté, se développait une riche draperie de couleurs voyantes, rehaussée de filigranes d’argent et d’or, que bordait une frange de gros glands à torsades. Son dos supportait une sorte de tourelle très ornée, couronnée d’un dôme arrondi à la mode indienne, et dont les parois étaient pourvues de gros verres lenticulaires, semblables aux hublots d’une cabine de navire.
Ce que traînait cet éléphant, c’était un train composé de deux énormes chars, ou plutôt deux véritables maisons, sortes de bungalows roulants, montés chacun sur quatre roues sculptées aux moyeux, aux raies et aux jantes. Ces roues, dont on ne voyait que le segment inférieur se mouvaient dans des tambours qui cachaient à demi le soubassement de ces énormes appareils de locomotion. Une passerelle articulée, se prêtant aux caprices des tournants, reliait la première voiture à la seconde.
Comment un seul éléphant, si fort qu’il fût, pouvait-il traîner ces deux massives constructions, sans aucun effort apparent ? Il le faisait, cependant, l’étonnant animal ! Ses larges pattes se relevaient et s’abaissaient automatiquement avec une régularité toute mécanique, et il passait immédiatement du pas au trot, sans que ni la voix ni la main d’un « mahout » se fissent voir ou entendre.
Voilà ce dont les curieux devaient tout d’abord s’étonner, s’ils se tenaient à quelque distance. Mais s’ils s’approchaient du colosse, voici ce qu’ils découvraient, et leur surprise faisait alors place à l’admiration.
En effet, l’oreille était frappée, avant tout, par une sorte de mugissement cadencé, très semblable au cri particulier de ces géants de la faune indienne. De plus, à petits intervalles, il s’échappait de la trompe dressée vers le ciel un vif tourbillon de vapeur.
Et cependant, c’était bien là un éléphant ! Sa peau rugueuse, d’un vert noirâtre, recouvrait, à n’en pas douter, une de ces ossatures puissantes dont la nature a gratifié le roi des pachydermes ! Ses yeux brillaient de l’éclat de la vie ! Ses membres étaient doués de mouvement !
Oui ! Mais si quelque curieux se fût hasardé à poser sa main sur l’énorme animal, tout se fût expliqué. Ce n’était qu’un merveilleux trompe-l’œil, une imitation surprenante, ayant toutes les apparences de la vie, même de près.
En effet, cet éléphant était en tôle d’acier, et toute une locomotive routière se cachait dans ses flancs.
Quant au train, au « Steam-House », pour employer la qualification qui lui convient, c’était l’habitation roulante promise par l’ingénieur.
Le premier char, ou plutôt la première maison, servait d’habitation au colonel Munro, au capitaine Hod, à Banks et à moi.
La seconde logeait le sergent Mac Neil et les gens formant le personnel de l’expédition.
Banks avait tenu sa promesse, le colonel Munro avait tenu la sienne, et voilà pourquoi, dans cette matinée du 6 mai, nous étions partis en cet extraordinaire équipage, afin de visiter les régions septentrionales de la péninsule indienne.
Mais à quoi bon cet éléphant artificiel ? Pourquoi cette fantaisie, en désaccord avec l’esprit si pratique des Anglais ? Jamais jusqu’alors on n’avait imaginé de donner à une locomotive, destinée à circuler, soit sur le macadam des grandes routes ou sur les rails des voies ferrées, la forme d’un quadrupède quelconque !
Il faut bien l’avouer, la première fois que nous fûmes admis à voir cette surprenante machine, il y eut un ébahissement général. Les pourquoi et les comment tombèrent dru sur notre ami Banks. C’était d’après ses plans et sous sa direction que cette locomotive routière avait été construite. Qui donc avait pu lui donner l’idée bizarre de la dissimuler entre les parois d’acier d’un éléphant mécanique ?
« Mes amis, se contenta de répondre très sérieusement Banks, connaissez-vous le rajah de Bouthan ?
– Je le connais, répondit le capitaine Hod, où plutôt je le connaissais, car il est mort depuis trois mois.
– Eh bien, avant de mourir, répondit l’ingénieur, le rajah de Bouthan était non seulement vivant, mais il vivait autrement qu’un autre. Il aimait tous les fastes, en quelque genre que ce fût. Il ne se refusait rien, – je dis rien de ce qui avait pu une fois lui passer par la tête. Son cerveau s’usait à imaginer l’impossible, et, si elle n’eût été inépuisable, sa bourse se fût épuisée à le réaliser en toutes choses. Il était riche comme les nababs d’autrefois. Les lakhs de roupies abondaient dans ses caisses. S’il se donnait jamais quelque mal, ce n’était que pour dépenser ses écus d’une façon un peu moins banale que ses confrères en millions. Or, un jour, il lui vint une idée, qui bientôt l’obséda au point de ne plus le laisser dormir, une idée dont Salomon eût été fier, et qu’il aurait certainement réalisée, s’il eût connu la vapeur : c’était de voyager d’une façon absolument nouvelle jusqu’à lui, et d’avoir un équipage comme personne n’en aurait jamais pu rêver. Il me connaissait, il me fit venir à sa cour, il me dessina lui-même le plan de son appareil de locomotion. Ah ! si vous croyez, mes amis, que j’éclatai de rire à la proposition du rajah, vous vous trompez ! Je compris parfaitement que cette grandiose idée avait dû naturellement prendre naissance dans le cerveau d’un souverain indou, et je n’eus plus qu’un désir, la réaliser au plus tôt, dans des conditions qui pussent satisfaire mon poétique client et moi-même. Un ingénieur sérieux n’a pas tous les jours l’occasion d’aborder le fantastique, et d’ajouter un animal de sa façon à la faune de l’Apocalypse ou aux créations des Mille et une Nuits. En somme, la fantaisie du rajah était réalisable. Vous savez tout ce que l’on fait, ce que l’on peut faire, ce que l’on fera en mécanique. Je me mis donc à l’œuvre, et, dans cette enveloppe de tôle d’acier qui figure un éléphant, je parvins à enfermer la chaudière, le mécanisme et le tender d’une locomotive routière avec tous ses accessoires. La trompe articulée, qui peut au besoin se lever et s’abattre, me servit de cheminée ; un excentrique me permit d’atteler les jambes de mon animal aux roues de l’appareil ; je disposai ses yeux comme les lentilles d’un phare, de manière à projeter deux jets de lumière électrique, et l’éléphant artificiel fut achevé. Mais la création n’avait pas été spontanée. J’avais trouvé plus d’une difficulté à vaincre, qui ne s’était pas résolue du premier coup. Ce moteur, – joujou immense si vous voulez, – me coûta pas mal de veilles, si bien que mon rajah, qui ne se tenait pas d’impatience et passait le meilleur de sa vie dans mes ateliers, mourut avant que le dernier coup de marteau de l’ajusteur eût permis à son éléphant de prendre sa course à travers champs. L’infortuné n’avait pas eu le temps d’essayer sa maison roulante ! Mais ses héritiers, moins fantasques que lui, considérèrent cet appareil avec terreur et superstition, comme l’œuvre d’un fou. Ils n’eurent donc rien de plus pressé que de s’en défaire à vil prix, et, ma foi, je rachetai le tout pour le compte du colonel. Vous savez maintenant, mes amis, comment et pourquoi nous seuls au monde, j’en réponds, nous avons à notre disposition un éléphant à vapeur de la force de quatre-vingts chevaux, pour ne pas dire de quatre-vingts éléphants de trois cents kilogrammètres ! »
Image : René Paul
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