[Épisode 1] Les nuits de Paris — Pierre Zaccone

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PROLOGUE

1
Au bord de la Bièvre

La soirée du 25 décembre 1835 fut marquée par un ouragan dont le souvenir est resté dans la mémoire de tous les Parisiens.
Le vent s’engouffrait dans les rues avec des bruits lugubres, les passants couraient de toutes parts en cherchant un abri, les voitures inondées de pluie, assaillies par le souffle puissant de la tempête, gagnaient au plus vite le but de leur course. Tout s’ébranlait sous l’action violente de l’ouragan, les toitures des maisons, les arbres des boulevards, les hautes cheminées… et des flancs des nuages déchirés s’échappaient des flots diluviens. L’eau du ciel versée à nappes abondantes, tordue en colonnes serrées, fouettait les parois des habitations avec des claquements acharnés.
L’eau, le vent, la nuit firent si bien que bientôt les rues se trouvèrent désertes et que l’on n’entendit plus que les bruits de l’ouragan. Nuit sombre s’il s’en fut, nuit sinistre et fatale, qu’on eût dite faite exprès pour la perpétration de quelque crime ténébreux.
Cependant la porte d’un des hôtels de la rue Saint-Jacques venait de s’ouvrir, et un homme avait paru sur le seuil, enveloppé dans un ample manteau ; son visage était inquiet et pâle. Il consultait avec hésitation l’agitation atmosphérique qui avait lieu, avança la tête et regarda le ciel ; à ce moment un coup de vent jeta dans l’allée de l’hôtel une longue bordée de pluie, et l’homme ainsi assailli recula de quelques pas en secouant son vêtement ruisselant sous le flot imprévu.
— Vous le voyez, dit alors un second personnage qui se cachait derrière la porte entr’ouverte, il est impossible que vous vous éloigniez par un temps pareil.
— Il faut pourtant que j’arrive ! répliqua l’homme au manteau.
— Mais le temps est affreux !
— Qu’importe !
— C’est tenter Dieu.
— Il faut que je parte.
— La tempête se calmera cette nuit, vous partirez demain dès l’aube.
— C’est impossible.
— Attendez au moins quelques heures.
— Et la mort attendra-t-elle ? fit le mystérieux personnage en levant les yeux au ciel.
Il y eut un silence.
Cependant l’aubergiste ne se tint pas pour battu, et soit qu’il voulut retenir le voyageur, soit qu’il fut poussé par un intérêt réel, il crut devoir insister :
— Voyons, monsieur le comte, dit-il, laissez-vous persuader. Regardez ! vous n’aurez pas fait dix pas que vous serez trempé jusqu’aux os ; la pluie est froide, et il n’est pas sain de la recevoir. Puis il fait un vent à déraciner les chênes les plus forts. Ne craignez-vous pas quelque accident ?
— Je ne crains que d’arriver trop tard, répliqua le comte. Il y a dix ans que je ne l’ai vu, dix ans qu’il m’appelle, et si je n’étais là pour recevoir son dernier soupir, il me maudirait peut-être. Adieu, mon bon André, merci de ton insistance, et que le ciel me garde !
— Bon voyage alors, monsieur le comte, répondit celui que le voyageur venait d’appeler André, je ne vous fais qu’une recommandation.
— Laquelle ?
— C’est de revenir au plus tôt.
Le comte sourit, tendit ta main à l’aubergiste qui la serra avec effusion.
— À bientôt, mon ami, ajouta l’étranger, et pendant mon absence, veille à ce que rien ne s’égare des objets que j’ai laissés dans ma chambre.
Et en disant ces mots il gagna la rue.
Un cheval piaffait depuis quelque temps à la porte de l’auberge, il le monta rapidement, et faisant un dernier geste d’adieu à André, il s’éloigna en toute hâte et comme emporté dans le tourbillon de la tempête.
Ceux qui l’eussent vu à cette heure l’auraient pris volontiers pour le fantastique héros de quelque légende allemande !
Le cheval allait courbant la tête et baissait l’oreille sous le froid torrent qui tombait des nuages, parfois son pied glissait sur le pavé et sa marche était déconcertée par une brusque attaque de l’aquilon. Alors les vêtements alourdis du cavalier agitaient leurs plis ruisselants, et l’homme chancelant sur ses étriers se raffermissait sur la selle.
C’est au milieu de ces désordres de l’atmosphère qu’il traversa le faubourg Saint-Marceau, atteignit les boulevards extérieurs et se dirigea enfin vers le vallon de la Bièvre.
Sur la rive droite de la rivière de ce nom, à environ quatre kilomètres de Paris, s’élevait à cette époque une magnifique habitation champêtre.
Un vaste jardin anglais, orné de pièces d’eau, de monticules en rocaille, de beaux tapis de verdure, berceaux frais et solitaires, entourait le chalet, un de ces bâtiments simples et élégants construits en briques rouges, dans le style de Louis XIII qui commençait a prendre faveur et qui fournit de nos jours tant de gracieux monuments.
On arrivait à cette maison par une belle allée, plantée de chaque côté de grands marronniers. Derrière la grille s’étendait, dans une cour demi-circulaire, une vaste pelouse bordée à droite et à gauche d’un chemin sablé qui conduisait à un double perron en fer à cheval. Dans l’enfourchement du perron, au lieu du Faune flûteur classique, s’élevait sur un beau cippe de marbre des Pyrénées un joli bronze de demi-grandeur représentant un voyageur qui se repose, son chien accroupi autour de ses pieds.
C’était là le symbole de cette demeure, doux et frais asile, charmante halte d’été, après les fatigues de l’hiver.
Ce soir-là, au rez-de-chaussée de cette campagne, deux pièces étaient éclairées par une faible lueur douteuse et nous ajouterons presque sinistre.
L’une des pièces était une chambre à coucher, dont l’ameublement somptueux mais un peu délabré datait de Louis XV. Une lampe de nuit brillait suspendue au plafond et jetait, en se balançant, des ombres et des rayons mourants sur un lit à baldaquin placé dans une alcôve profonde…
Sur ce lit reposait un vieillard aux cheveux blancs, aux traits pâles, aux yeux plombés. Sa main longue, osseuse, se cramponnait à la couverture dont elle froissait les plis en se crispant ; le regard était anxieux et effaré, la lèvre terne, et son souffle oppressé sifflait en s’échappant de sa poitrine amaigrie.
On sentait que la mort planait sur cette tête débile et que la vie allait quitter ce corps brisé par de longues et cruelles souffrances.
Il arrive un âge ou un moment où les fonctions de l’existence pèsent à nos organes épuisés.
Les ans, les fatigues ou les chagrins avaient conduit ce vieillard au bord du tombeau.
Non loin du chevet du lit, devant une large cheminée dans laquelle pétillaient deux grosses branches enflammées, un homme est enseveli dans un vaste fauteuil et parait insensible à ce qui se passe à ses côtés. Ni les plaintes, ni les gémissements du moribond, rien n’a pu troubler son indifférence somnolente et taciturne. L’aspect de son visage a d’ailleurs quelque chose de dur et de repoussant et semble ajouter encore un lugubre reflet à cette scène poignante.
Des cheveux noirs, rudes et serrés, plantés droits sur sa tête, empiètent sur le front, qui est d’une étroitesse bestiale : des sourcils épais et roux tombent sur de petits yeux qui n’ont pas de peine à déguiser le rayon qui y couve. Les pommettes du visage sont saillantes et injectées d’un sang bleuâtre.
Le nez court, coupé brusquement, laisse entre les narines et le bord des lèvres un large espace d’un bleu noir, tout pointillé de poils de barbe mal rasés. Le menton est large et il porte au milieu de son retroussis ce pli, profond stigmate de l’ignorance entêtée. De gros favoris, taillés courts sur la joue, élargissent cette face déjà si démesurée. Trapu, large d’épaules, fort des bras et des jambes, notre veilleur de nuit rappelle l’aspect musculeux et vulgaire des athlètes des champs de foire. Cet ensemble de rustre sinistre était complété par la forme carrée et grossière des vêtements qu’il portait. Sa veste de gros drap verdâtre fermait sur un gilet de velours rouge à raies jaunes.
Un large pantalon de la même étoffe que la veste tombait sur de forts souliers ferrés et noués de cuir. Sous le gilet, une chemise de toile grossière s’entrebâillait sur une poitrine velue. Enfin un foulard de cotonnade, tordu en cravate, noué d’un double noeud et à bouts pendants, étranglait le col de chemise haut, targe, sale, recroquevillé sur les bords du devant et plissé sur la partie postérieure du cou. C’était une espèce d’Auvergnat à la rude écorce, aux instincts grossiers. Quant à la position qu’il occupait dans cette demeure, le lecteur l’apprendra bientôt en pénétrant plus avant dans ce récit.
Cependant le malade s’agita sur son lit ; il sortit de dessous les couvertures une main décharnée, souleva sa tête couverte de rides et promena autour de lui un regard où brillait une lueur mourante et où s’imprégnaient une anxiété et une amertume désolée. Une toux sèche déchira par saccades sa poitrine où le souffle semblait expirer à chaque secousse. Puis, quand la quinte fut passée, il s’affaissa sur l’oreiller comme si la force l’eût abandonné.
Pendant ce temps l’Auvergnat demeurait impassible ou bien emplissait tranquillement son verre d’un vin de premier cru qu’il vidait ensuite lentement comme un dégustateur patenté.
— Mon Dieu !… mon Dieu !… murmura le moribond, il ne vient pas ! je ne le verrai plus !…
L’Auvergnat ne bougea pas ; le silence était profond à l’entour, on n’entendait rien au dehors.
— On me laisse seul, on m’abandonne, reprit la voix cassée du vieillard, je n’y vois plus… mes yeux sont obscurcis… Pascal, où es-tu ?
Son regard effaré se mit à parcourir la chambre avec une vivacité inattendue.
Mais l’Auvergnat restait toujours indifférent et impassible.
— Pascal, réponds-moi… tu vois bien que je souffre… tu sais bien que c’est la mort… et j’ai peur, entends-tu ? j’ai peur de mourir ainsi sans les avoir revus, eux, mes enfants bien-aimés.
À ces plaintes, à ces questions répétées, l’Auvergnat avait fini par tourner vers le lit un regard froid et indifférent.
— Vous m’avez appelé, dit-il à voix lente et ennuyée.
— Tu es donc là ?
— Je ne vous ai pas quitté.
— Mais lui ?… lui ?…
— Qui donc ?
— Mon fils !
L’Auvergnat haussa les épaules.
— Eh bien ! vous voyez qu’il n’est pas venu, répondit-il brusquement.
— Où est-il ?
— Qu’importe !
— Ton indifférence me tuera.
— N’avez-vous pas près de vous deux hommes qui vous aiment, qui ne vous ont pas abandonné, vos neveux, enfin !…
— Oui… oui, fit le vieillard, mes neveux, ils sont là… je le sais… mais ce ne sont pas mes fils ; mon Dieu ! et ceux-là ne m’aiment pas.
En parlant ainsi, le vieillard se retourna vers la ruelle sans ajouter une parole. Seulement, quelques minutes plus tard on l’entendit qui sanglotait.
Ce que voyant, l’Auvergnat se renfonça dans son fauteuil, ferma doucement les yeux et s’abandonna au sommeil qu’amenaient les nuits et les abondantes libations auxquelles il s’était livré.
Puis les ronflements du dormeur se mêlèrent aux gémissements du moribond.

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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