Henderson Building — Lucien Corosi (3/4)

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Résumé des épisodes précédents :

Henderson Building était le plus énorme bâtiment que l’effort humain avait pu réaliser en cette fin du 20e siècle. 93 étages sortaient du sol, 29 y entraient. Il renfermait 33 cinémas, 9 théâtres, 47 dancings. Déjà, en 1964, les statistiques avaient évalué sa population à 52.000 habitants.
C’est dans cet immeuble que naquit un jour Berckeley Smith. Et Berkeley Smith grandit, s’instruisit, se divertit, connut l’amour, sans jamais quitter l’énorme bâtisse. Tout était à sa disposition ; il était riche et considéré, avait de nombreuses connaissances qu’il croisait dans les couloirs larges comme des rues, ou voyageait parfois avec eux dans un des 1.550 ascenseurs de la maison. Parfois, il allait faire du canotage sur le lac situé sur la terrasse de l’immeuble. Dans cette atmosphère fiévreuse, le seul rêve de Berkeley Smith ne fut bientôt plus que de s’évader de cette infernale demeure, de connaître la rue, la mer, les bateaux, l’Europe. Mais il voulait partir avec une compagne. Il s’était marié à une femme qui nourrissait le même désir que lui de quitter l’immeuble. Mais une fois mariée, sa femme abandonna bien vite ce projet et Berkeley Smith vieillit. Henderson Building grandissait toujours : 29 étages avaient été ajoutés. Berkeley Smith avait maintenant 42 ans et son projet n’était pas encore réalisé. Il rencontra une autre femme qui comprit son projet, et il crut enfin pouvoir partir. Au dernier moment, la femme refusa.
Berkeley Smith résolut alors de partir seul. Il s’engageait déjà sur la chaussée roulante qui conduisait à la rue. Mais, à son tour, lui aussi eut peur. Il voyait La Rue à quelques mètres devant lui. Il se rejeta en arrière… Pour cette fois encore, Berkeley Smith ne devait pas sortir de Henderson Building.

XIX

Berkeley Smith Junior avait entendu le gémissement des sirènes, les derniers cris des morts de tout à l’heure. Mais maintenant il était dans un ascenseur, sans aucun but, sans s’être aperçu qu’il avait quitté le rez-de-chaussée quand, tout d’un coup, il se retrouva dans la petite chambre du 79e étage.
Il ne pleura pas, il n’embrassa pas avec ivresse les bas de soie que Madeleine avait oubliés ; il ne roula pas sa tête sur l’oreiller de leurs amours. Il ne pensa presque pas à elle.
Il était surtout inquiet de sa peur de tout à l’heure, devant la porte. Il avait l’impression de s’être découvert brusquement une imperfection physique. Il se sentait triste, honteux, mais il ne se tint pas pour vaincu. Même si cela lui demanderait des années de travail.
Il va commencer dès maintenant sa préparation de l’avenir en faisant en sorte que son humeur capricieuse n’ait plus besoin de compagnon féminin. Il va reprendre ses projets abandonnés à 20 ans à 43 ans… il se rend compte qu’il est seul, seul aussi bien à New-York que sur toute la Terre. Mais pour le moment ce sentiment ne l’accable pas. Il a de l’argent, rien ne le retient à Henderson Building. Il va se familiariser peu à peu avec l’idée même du départ et n’aura plus de battements de cœur. Pareil aux centaines de millions d’autres hommes, il marchera sur les routes, sur les flancs des montagnes, le long des côtes. Il évitera avec effroi non seulement les gratte-ciel, mais les maisons à étages.
Son excursion de l’après-midi devait rester secrète à jamais. Son premier soin fut de faire brûler les lettres restées sur son bureau. Puis il passa la soirée en compagnie de sa femme, tout en gardant une humeur neutre.
Ce n’est que le lendemain qu’il revit Madeleine. Il ne pensa même pas à lui faire des reproches. Quand elle lui demanda s’il avait définitivement renoncé à son voyage, il sourit et fit de la main un geste ironique.
La compagnie maritime reprit les billets en conservant un certain pourcentage.
Maintenant il pensait tranquillement à l’avenir. Un jour qu’il avait peu à faire, il fit venir son secrétaire et lui confia les affaires courantes, puis acheta un cachet pour calmer son cœur. « Il faut que je m’habitue graduellement aux grands événements. Je commencerai aujourd’hui par une simple promenade sur la 5e avenue. Demain j’irai jusqu’à Central Park. La semaine prochaine, ce sera le tour des faubourgs, puis je ferai une excursion en Californie. Et peut-être, dès la fin du mois prochain… »
Au deuxième étage il sortit brusquement de l’ascenseur.
— Le reste, je le descendrai à pied, cela m’accoutumera aux changements. Il est ridicule de penser que j’ai été si effrayé par la rue la première fois. La peur m’a suffoqué comme à un gamin…
« Tandis que maintenant… Oui, je suis familiarisé avec mon idée ; je la vois avec plus d’expérience et sûrement je ne reculerai pas. Et pourtant des millions et des millions de gens entrent et sortent, plusieurs fois par jour, sans battement de cœur, ils réalisent et exploitent ce qui me paraît si difficile. Mais dans une semaine, moi aussi je sourirai de ma naïveté d’aujourd’hui !
Il se regarda dans une glace : il n’avait aucune pâleur. Il s’en fut gai et confiant.
— Pendant 43 ans, Berkeley Smith, tu es resté un imbécile, tu as passé tout ce temps entre les murs de fer et de verre de Henderson Building. Maintenant, allons-y, dans 5, 4, 3, 2 minutes… »
Il descendait l’escalier d’un pas léger. Il lui restait 25 ou 30 marches encore. Devant lui, une vieille femme portait avec peine une énorme bouteille. Un gamin passant près d’elle la bouscula violemment. La bouteille tomba. Quelque chose comme de l’huile très grasse coula sur l’escalier. Les passants s’efforçaient de l’éviter. Seul, Berkeley Smith junior marchait sans prêter attention. Il glissa sur un talon, s’efforça de reprendre son équilibre, mais sans succès. Et de toute sa longueur, comme une masse, il s’abattit.
Ce fut une consternation générale, puis ceux qui vinrent à son secours étaient si nombreux qu’ils se contrariaient mutuellement dans leur désir de se rendre utile.
— Rien… ce n’est rien, protestait et gémissait Berkeley qui venait d’apercevoir une ambulance automobile.
Des débris de verre ensanglantaient ses mains ; on lui mit un bandage rose sur le front.
— C’est terrible, s’exclama-t-il, je ne peux sortir ainsi dans la rue !
À la clinique, il était entouré de sa famille et de ses « amis ».
Après quelque temps, couvert de pansements et de contusions, il se leva.
À ce moment, une douleur très aiguë lui traversa les genoux, pendant un quart de seconde. Il fit une grimace. On s’en aperçut.
— Rien, rien, dit-il de nouveau ; merci, docteur.
— Viens, Berkeley, tu te coucheras un peu, ça te fera du bien.
Sa femme lui prit le bras pour l’emmener. « Tant pis, pensait-il. Je partirai plus tard. »
Il était résigné et obéissait, taciturne.

XX

Le lendemain matin, après une heure passée à son bureau, il n’avait pu se décider à se mettre au travail. De temps à autre, avec une douloureuse périodicité, ses genoux lui faisaient mal. Il y porta la main, nerveusement, et s’aperçut avec stupéfaction qu’ils étaient enflés. Il faillit pousser un cri.
Il s’efforça alors de travailler, au bout de cinq minutes, il eût l’impression que l’enflure croissait. Il retroussa son pantalon et regarda longuement sa peau. Elle était très rouge. « Je ne veux pas être malade, quoi qu’il arrive. J’irai cet après-midi à la 5e Avenue et resterai une demi- heure dans la rue. » Rapidement, la douleur avait atteint ses reins, sa tête.
— J’ai la guigne, mais je lutterai. Ma volonté a déjà eu raison de bien d’autres obstacles. L’important est de ne pas me laisser décourager. Cette sacrée chute me coûte une jambe ; comment, une fois amputé, m’y prendrai-je pour effectuer mon voyage autour du monde ?
Au moment où il discutait une affaire, il éprouva une douleur terrible. Il lui sembla que le gonflement de ses genoux provoquait une déchirure à sa jambe. Bientôt deux chirurgiens lui annoncèrent qu’il devrait se faire opérer.
Il renvoya son secrétaire et son client et téléphona à la clinique du 44e étage pour prévenir de sa venue immédiate.

XXI

Les médecins délibérèrent à nouveau. C’était incompréhensible. La 4e opération ne réussissait pas plus que les précédentes. La plaie continuait toujours à suppurer.
— Je veux guérir ; disait avec persistance Berkeley Smith junior. L’incertitude a déjà duré un an. Coupez ma jambe. Opérez-moi une fois de plus, mais guérissez-moi !
— Patience, monsieur Smith, votre convalescence n’est plus qu’une question de semaines.
Il songeait : « Tout ce qui m’arrive résulte de mon hésitation devant la porte. Si j’avais eu, ce jour-là, un peu plus de courage, je serais sain et sauf… »
Il avait dû abandonner ses affaires. Heureusement son fils aîné, âgé de 19 ans, pouvait le remplacer. Sa femme devenait de plus en plus insupportable. Il souffrait. Il fit venir les plus célèbres spécialistes de Henderson Building et connut enfin la vérité sur son cas. Sa maladie pouvait durer longtemps, très longtemps, des années entières. Mais il vivrait à condition de ménager ses jambes et de ne pas sortir.
— Jamais je n’accepterai de mener une telle vie. Je préfère me loger immédiatement une balle dans la tête. J’en ai assez de Henderson Building. Je veux voyager, gravir des rochers, marcher, naviguer…
— Tu es fou, répliqua sa femme. Tu as vécu, bien vécu au Henderson Building pendant 43 ans. Et c’est maintenant, à ton âge, que l’envie de voyager te prend ?
Un instant il eût envie de protester au nom de leurs communes rêveries du temps de leurs fiançailles, du désir d’évasion hors de cette vie standardisée qu’ils avaient alors éprouvé. Mais il se rendait compte qu’à l’heure actuelle, l’évocation de tels souvenirs était parfaitement inutile. Il n’y avait plus rien à faire. Il prit un cachet de morphine et se tut.

(À suivre.)

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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