Léon Lambry — Ken et son chien (1931)

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Ken « le Castor » était soucieux !
C’était un garçon de quinze printemps, auquel les hommes de la Tribu avaient donné ce surnom de Castor parce qu’il était adroit et industrieux. C’était, d’ailleurs, en regardant travailler les castors, que Ken était devenu comme eux. Il avait, en imitant ces animaux, apporté de grandes améliorations dans la construction des huttes ; mais cela ne lui suffisait plus. Depuis quelques jours, une idée le hantait ; cette idée était si hardie, qu’il ne la confiait à personne et n’osait l’exécuter.
Un matin, pourtant, n’y tenant plus, il prit ses meilleures armes, mit dans un sac de peau, ses objets les plus précieux, et partit.
Où allait-il ? Lui-même n’aurait pu le dire, car une force inconnue le poussait. Ancêtre des voyageurs, Ken pressentait une civilisation supérieure à la sienne dans ces contrées lointaines d’où surgit le soleil, et il allait vers elle, persuadé qu’il rapporterait aux siens d’importants secrets. On était au début de l’époque mésolithique, qui marqua la transition entre l’âge de la pierre taillée et celui de la pierre polie. Les hommes commençaient à s’organiser, de grands progrès s’accomplissaient. Était-ce cela qui avait grisé Ken ? C’est possible, car une soif de connaissance s’était emparée de lui. Ken le Castor aimait à réfléchir, et il s’était dit : « ce n’est pas en se confinant dans leur tribu que les hommes progresseront mais bien en apprenant à se connaître, et, en échangeant leurs produits ».
Or, nulle époque ne pouvait être plus propice pour mettre à exécution ce projet. Les glaciers, qui, dans les âges précédents, étaient descendus jusqu’aux plaines, avaient définitivement reculé. Un climat plus chaud poussait les hommes à sortir des cavernes et ils s’étaient construit des huttes.
Celle qu’habitait Ken était confortable. Bâtie en clayonnages de branches recouvertes de pisé, elle affectait la forme ronde et la distance d’un mur à l’autre n’était pas inférieure à cinq coudées. Il fallait que Ken eût un grand courage pour quitter cette demeure et s’en aller dans l’inconnu. Cette action était d’autant plus méritoire que nul ne lui en saurait gré. Ken quittait le village protégé par des palissades pour tenter l’impossible. Quel serait le résultat de cette folie ? Lui-même n’aurait pu le dire ! Et pourtant, il était parti !
Malgré les dangers qui l’entouraient, Ken se sentait joyeux.
C’est qu’il était plein de force et que le monde renaissait. Les animaux et les plantes prenaient un nouvel aspect. Le renne trouvant le climat trop doux était remonté vers le Nord. Les éléphants quittaient les forêts du Centre et, à leur place, venaient les cerfs, des chevreuils et des castors. Il y avait bien encore quelques carnassiers : lions, sangliers, chats sauvages, mais le feu leur faisait peur, et les armes de Ken étaient ingénieuses. Puis il n’allait pas tout à fait seul à l’aventure : il emmenait avec lui un ami fidèle, un chien.
Depuis peu de temps, le chien était domestiqué et Ken avec son compagnon à quatre pattes, se croyait invincible. Il l’appelait Puk et lui parlait comme à un humain.
Ken, outre l’arc et les flèches, qui rendent l’homme redoutable, portait à sa ceinture l’une des premières haches en pierre polie, et il était fier de ses armes. Avec Puk sur ses talons il parcourait des prairies verdoyantes, traversait des forêts peuplées de toutes les essences, franchissait des montagnes sur lesquelles pullulaient les marmottes, et il leur faisait la chasse afin de se nourrir de leur chair.
Longtemps, très longtemps, dura ce voyage ; Ken, poussé par un secret instinct et marchant vers l’est, se rapprochait de la mer.
Il y eut des moments tragiques ; sa rencontre avec un chat géant se termina mal. Il fut blessé, et Puk également ; mais la bête sauvage fut tuée. L’homme et le chien, après cette aventure, furent plus unis que jamais. Cependant, elle les avait rendus prudents, et ils évitèrent, par la suite, de se mesurer avec les fauves.
Parfois, Ken et son chien traversaient une tribu. Il fallait alors user de prudence, car l’homme est souvent plus redoutable à l’homme que les plus cruels animaux.
Ken s’arrêtait toujours à une cinquantaine de pas des habitations, tenant Puk par le cou, afin qu’il ne pénétrât pas par surprise chez les étrangers. Il faisait alors le signe de paix, et attendait, pour s’avancer, que l’on eût répondu à son geste.
Généralement, cette méthode lui réussissait, et il était bien accueilli ; mais il lui arriva parfois d’être reçu à coups de pierres ou de flèches, et il ne dut son salut qu’à la rapidité de sa course.
Dans les contrées qu’il traversait, Ken rencontrait des huttes enfoncées en terre comportant plusieurs chambres, et des caveaux. D’autres fois, c’était un village établi sur un plateau et formant un ensemble facile à défendre contre un envahisseur.
Toutes ces choses nouvelles étonnaient Ken et l’instruisaient. Plus que jamais il se félicitait d’avoir entrepris ce voyage qui meublait son esprit de connaissances, dont il ferait un jour profiter ceux de son clan.
Lorsqu’il était bien reçu, il tirait de son sac de peau quelques uns des objets façonnés dans sa tribu, il les montrait au chef et faisait avec lui des échanges.
Puk grognait en rencontrant d’autres chiens ; ceux-ci dressaient les oreilles, mais quelques commandements brefs avaient vite fait de les calmer. Ken, pour s’instruire davantage, passait deux ou trois jours dans le clan ami.
Déjà, sur les grands lacs, s’élevaient des villages lacustres et Ken, après la surprise du début, ne s’étonnait plus. Ces cabanes, qui communiquaient avec l’eau à l’aide de trappes, devaient lui paraître le dernier mot du progrès, et cependant, il ne restait jamais plus de trois jours dans un village ; il sentait confusément qu’il trouverait ailleurs quelque chose de plus intéressant, et cette même « Force », qui l’avait obligé à quitter sa tribu, le poussait de nouveau.
Et ce fut ainsi que, un matin, un grand fleuve, que nous appelons aujourd’hui le Rhin, lui barra la route.
— C’est de l’autre côté, dit Ken d’un ton grave, que doit se trouver ce que je cherche !
Et Puk, comme s’il comprenait, se mit à ramper devant son maître en aboyant plaintivement.
— Ne te plains pas, Puk, grommela Ken, je trouverai le moyen de passer ce fleuve, et il construisit un radeau.
Quelques jours plus tard, l’homme et le chien avaient franchi l’obstacle. Ils marchèrent dans le sens du fleuve, montant vers le nord, et atteignirent un curieux village, composé de huttes en forme de rectangle, et solidement charpentées.
Ces huttes, violemment bariolées, surprirent fort le voyageur, et, comme les habitants, qui se livraient à la pêche, étaient des gens sociables, Ken vécut quelques jours avec eux. Ils lui dirent que la mer était proche, et Ken, impatient de voir du nouveau, se dirigea de ce côté. Après des jours et des nuits, il atteignit enfin un village composé, comme le premier, de huttes rectangulaires aux couleurs voyantes, où il fut reçu avec bonté. Les poissons et les coquillages formaient la plus grande partie de l’alimentation des grands hommes blonds que Ken contemplait avec étonnement.
Longtemps il resta l’hôte des pêcheurs, car cette existence nouvelle lui plaisait. La grande voix de la mer, la vie facile, la diversité des coquillages l’empêchaient de s’en retourner.
Avec Puk, il s’éloigna plusieurs fois du village ; mais ce fut pour suivre le rivage de la mer, dont il ne pouvait se détacher.
Là, plus de huttes, plus de villages, et, cependant, la même abondance de poissons et de coquillages se voyait partout.
« Qu’il ferait bon vivre ici ! » songeait Ken, car il ne rencontrait plus de bêtes mauvaises, et la mer le nourrissait.
Puk, bien qu’il aboyât contre les vagues, semblait se plaire en ces solitudes où il se régalait de poissons. Souvent, il regardait son maître, et celui-ci crut deviner ce qu’il pensait.
— Voilà, dit-il, que j’ai terminé ma mission ! Ces terres sont neuves, et, si le Ciel nous protège, c’est ici que je conduirai ma tribu.
Et, comme Puk remuait la queue, il ajouta :
— Toi aussi, brave Puk, tu voudrais vivre là : Allons chercher nos frères ! Des jours meilleurs viendront !…
Coupant au plus court, guidés par leur sûr instinct, l’homme et le chien, d’un commun accord, prirent le chemin du retour.
Une lune passa, puis une autre encore, et, un jour, au milieu de l’étonnement général, « Ken le Castor » et son chien Puk revinrent dans la tribu.
— D’où vient Ken ? questionnaient des voix, car il rapportait d’étranges coquillages, et son corps portait les marques de ses durs combats.
— Ken vient des lieux que baigne la mer aux flots verts ! répondit le jeune garçon, c’est là qu’il conduira ses frères, avec l’aide de Puk, si les anciens veulent l’écouter !
Éveiller la curiosité fut de tout temps le privilège des voyageurs, et Ken fut très entouré. Puk, peu habitué à ces manifestations, se rapprocha de son maître et se mit à grogner en montrant les dents.
— Silence ! Puk, dit Ken en lui caressant la tête, ceux-là sont des amis, et tu n’as pas le droit de te fâcher !
Comme s’il comprenait les paroles du « Castor », le chien se tint coi, et l’on se dirigea vers la hutte principale, où, déjà, les Anciens s’étaient assemblés.
Ken avait la parole facile. La certitude que sa découverte améliorerait le sort de tous le rendit éloquent. Il dit comment une « Force mystérieuse » l’avait poussé, comment après des périls nombreux il était arrivé au bord du grand fleuve, comment enfin, en suivant son cours, il avait atteint la mer qui nourrit les hommes, sans grand effort !
Les Anciens, ayant écouté Ken, hochèrent la tête. Ils avaient passé l’âge de l’enthousiasme et se souciaient peu de quitter une contrée où leurs ancêtres avaient vécu.
— La chasse est souvent mauvaise ! dit Ken, tandis que la mer nourrit le pêcheur.
— Ce que tu nous proposes demande réflexion, dit Dhâ, le chef, en agitant son sceptre en bois de renne. Un aussi long voyage ne peut s’entreprendre sans consulter le clan. Patiente quelques jours, et tu sauras ce que j’ai décidé !
— Regarde ! dit Ken sans s’émouvoir et il tira de son sac les coquillages qu’il avait rapportés.
Un cri d’admiration jaillit de toutes les bouches. Il y avait, dans la main de Ken, des colliers et des parures fabriquées par les hommes blonds, et le rose s’y mêlait à la nacre.
Ken ouvrit la main, les bijoux tombèrent à terre, tous les chasseurs s’avancèrent, Dhâ lui-même, perdant son calme, se baissa pour les ramasser.
— J’attendrai la réponse des Anciens ! dit encore Ken, mais un sourire errait sur ses lèvres, car il savait que sa cause était gagnée.
Quand les femmes de la tribu surent que le voyageur rapportait des parures d’une forme et d’un éclat incomparable, elles l’entourèrent à leur tour, et le jeune garçon fit miroiter à leurs yeux les trésors de la mer aux flots verts.
Il n’en fallait pas tant pour troubler les têtes, et, avant que se fût écoulée une lune, le clan entier était en marche derrière Puk et son maître.
Ce que fut ce voyage, à travers des régions inconnues, c’est ce qu’il est difficile d’imaginer aujourd’hui.
Plusieurs rencontres dangeureuses coûtèrent la vie à des chasseurs ou à des femmes, et Dhâ, lui-même, mourut avant d’arriver au but.
Au début de la deuxième lune, des murmures s’élevèrent, mais Ken les fit taire par ses paroles vibrantes ; il mit l’espoir au coeur de tous, son assurance en imposait.
Et le jour vint, où la mer fut atteinte !
Le secret de la construction des huttes bariolées fut dévoilé. La tribu s’établit sur le rivage et Ken fut chaleureusement acclamé.
Les coquillages aux couleurs éclatantes, les poissons à la chair exquise se récoltaient sans difficulté. Le clan pouvait s’adonner au commerce et aux arts, un pas immense était franchi !
Celui qui avait accompli ces choses méritait une récompense. Le conseil des Anciens s’assembla au pied d’une haute roche et nomma Ken pour succéder à Dhâ.
— Tu vois, Puk, que tout arrive ! dit Ken.
Et Puk aboya de façon joyeuse, comme s’il avait compris.

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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