L’Ère nouvelle, Louise Michel (1887) — Partie 4

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VII

À quoi bon comparer toujours ce qui se passe sous ce régime infect à ce qui se passera dans des milieux salubres ? Est-ce que les fenêtres fermées à la neige d’hiver ne s’ouvrent pas toutes grandes aux haleines chaudes de l’été ? Est-ce que les âges de la vie ont les mêmes besoins, les mêmes aptitudes ?
Ne nous arrêtons donc plus à des arguments oiseux.
Est-ce que les besoins nouveaux, les aptitudes nouvelles, ne sont pas, à leur tour, les sources d’autres besoins éveillant d’autres aptitudes ?
L’homme se façonne aux arts, aux sciences, aux idées de justice, comme chez les protées aveugles évolue le sens visuel sollicité par la lumière ; et malgré des milieux défavorables, la bête humaine, enfin, se sent, elle aussi, appelée par des horizons lumineux.
Du feu ravi au cratère fumant, de forêts enflammées par la foudre, ou même du simple frottement de deux morceaux de bois, est venue une si grande poussée en avant, qu’après avoir fixé les Prométhées au pic rocheux où le dévorent les vautours, l’homme adora le feu et le divinisa.
Rien de plus expressif que cette légende.
Toujours ceux qui sont le plus intéressés au progrès se révoltent le plus farouchement contre ce progrès.
On immola les premiers qui firent du feu ; on battit de verges le premier qui, proclamant le mouvement de la terre autour du soleil, détruisait la légende de Josué, comme on ôte une pierre à une citadelle.
Toujours ceux qui s’attaquèrent aux dieux et aux rois furent brisés dans la lutte ; pourtant les dieux sont tombés, les rois tombent, et bientôt se vérifieront les paroles de Blanqui : « Ni Dieu ni maître ! »
Que les Prométhées soient livrés aux vautours, est-ce que cela empêche la tribu de se grouper au foyer commun ? Est-ce que cela empêche la vapeur de faire des merveilles, l’électricité d’en promettre de plus grandes ?
Au contraire, l’idée arrosée de sang germe plus vite et mieux, elle ramifie plus profondément ; dans les cerveaux fouillés par la douleur, électrisés par les passions ardentes et âprement généreuse, elle se fertilise ; et, pareille à la graminée sauvage, elle deviendra froment.
Plus on brise les hommes, et plus profondément, sinon plus rapidement, les idées se répandent.
On voit loin par les fenêtres des cellules. Au grand silence, l’être grandit dans l’humanité entière. On vit en avant, le présent disparaît : l’esprit, qui pressent l’Ère nouvelle, plane dans l’Avenir.
À présent, la lutte s’est faite suprême par le concours d’événements, de circonstances impérieuses, qui acculent, à notre fin de siècle, la vieille société comme une bête enragée que le travail et la science remplacent avant même qu’elle ne crève.
Qu’est-ce que cela fait qu’elle nous étouffe dans le spasme de son agonie, la bête maudite, puisqu’elle va mourir ?
Il faudra bien que le droit triomphe, à moins qu’on n’abatte les travailleurs, qu’on les assomme, qu’on les fusille comme des bandes de loups qui hurlent la faim.
Et ceux qui produisent tout, et qui n’ont ni pain, ni abri, commencent à sentir que chaque que chaque être doit avoir sa place au banquet du trop-plein.
On ne peut pas plus empêcher ce grandissement des sociétés humaines qu’on ne fera remonter l’homme adulte à son berceau.
Le monde a eu sa première enfance bercée de légendes, puis, sa jeunesse chevaleresque, et le voilà à l’âge viril, qui déjà prépare le nid des races à venir.
Des individualités se dessinent : l’humanité où vivent et pullulent tous les êtres est à la fois une et multiple.
Des figures étranges et hardies passent qui joignent l’idée nouvelle aux types d’autrefois.
S’il est, hélas ! des pieuvres humaines à qui le sang du monde entier ne suffirait pas : finances, pouvoir, ânerie, lâcheté, monstres grouillant dans notre humus — et ce n’est pas de trop de toutes les foules pour les y étouffer — nous avons aussi des fakirs jetant leur vie comme on verse une coupe, les uns pour l’idée, les autres pour la science, mais tous pour le grand triomphe.
Après ses luttes, la race, voulant vivre, se groupera sur le sol délivré.
Les astres s’attirent pour graviter ensemble dans les espaces stellaires : ainsi les hommes, librement, prendront leur place par groupes.
Le travail libre, conscient, éclairé, fera les moissons fertiles là où sont les champs déserts.
La force des tempêtes et des gouffres, portée comme un outil, broiera les rochers, creusera des passages dans les montagnes pour ne faire qu’un seul paradis humain des deux hémisphères.
Les navires sous-marins explorant le fond de l’Océan mettront à découvert des continents disparus : et l’Atlantide peut-être nous apparaîtra morte sous son linceul de flots et gisant pâle dans des ruines cyclopéennes enguirlandées de gigantesques coraux et d’herbes marines.
L’électricité portera les navires aériens par-dessus les glaces des pôles, pour assister aux nuits de six mois sous la frange rouge des aurores polaires.
Que de choses quand on regarde en avant, de choses tellement grandes que lorsqu’on y songe il devient impossible de s’occuper de son misérable individu !
En y songeant, elles seront loin les personnalités !
Chacun vivra inoffensif et heureux, dans l’humanité entière, aidant à multiplier indéfiniment les forces, la pensée, la vie.

VIII

Les idées ayant germé sous notre ombre, les voilà qui dardent leur flamme ; on voit partout sous leur vrai jour les choses que l’obscurité faisait vagues et trompeuses. Les voilà dans la vie, les idées de Liberté, d’Égalité, de Justice, si longtemps affichées sur les geôles. On admire les œuvres d’une réunion de savants, d’artistes, de travailleurs ; on a admiré les monuments auxquels ont travaillé des générations d’hommes.
Les idées s’allument, flamboient, remuées, fertilisées par la lutte, le coeur se dilate, la vie se multiplie.
Sur les agglomérations des foules passent des souffles brûlants ; cela vous empoigne, vous transfigure, vous jette au courant qui se précipite à l’océan révolutionnaire, au creuset où la fange même s’irradie en soleil.
Les hommes ne pèsent guère dans ce cataclysme, le progrès seul y survit, le progrès juste, implacable, celui qui bat en brèche les vieux récifs.
Quelle parcelle de terre n’est couverte de sang, quelle loi du réseau maudit ne sert de noeud coulant qui nous étrangle ?…
Rien n’est à garder.
Vous avez vu le laboureur retourner les sillons pour semer le blé nouveau : ainsi seront retournées toutes les couches humaines comme pour y enfouir, pareilles aux vieux chaumes, toutes les iniquités sociales.
Il le faut !
Pour qui seraient donc les découvertes, les sciences, pour qui seraient donc les machines, si ce n’est pour créer le bonheur de tous en même temps que multiplier les forces vivifiantes ?
À quoi bon le sens des arts, si c’est pour l’étouffer chez les multitudes, et ne le cultiver qu’à grands frais chez quelques vaniteux artistes ?
Tous ont les mêmes sens, excepté que les races qui ont trop joui ont le cerveau plus aride encore que ne l’ont les autres sans culture.
Attendez qu’un quart de siècle ait passé sur la race, qu’elle ait évolué en pleine lumière de liberté, la différence entre la végétation intellectuelle à cette époque et la végétation présente sera telle que le vulgaire, imbu des sornettes dirigeantes, ne peut actuellement le saisir.
Ni les États dont nous voyons les derniers haillons trempés du sang des humbles flotter dans la tourmente, ni les mensonges de carte géographique, de race, d’espèce, de sexe, rien ne sera plus de ces fadaises.
Chaque caractère, chaque intelligence prendra sa place.
Les luttes pour l’existence étant finies, la science ayant régénéré le monde, nul ne pourra plus être bétail humain, ni prolétaire.
Et la femme dont la vie, jusqu’à présent, n’a été qu’un enfer ?…
Qu’il s’en aille, aussi cet enfer-là avec les songes creux des enfers mystiques !
Chaque individu vivant en tout le genre humain ; tous vivant en chaque individu et surtout vivant en chaque individu et surtout vivant en avant, en avant toujours où flamboie l’idée, dans la grande paix, si loin, si loin, que l’infini du progrès apparaîtra à tous dans le cycle des transformations perpétuelles.
C’est ainsi qu’avant de retourner au creuset, chaque homme, en quelques ans, en quelques jours, aura l’éternité.

FIN

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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