Les hommes luisants | Achille Mélandri (1882)

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Un soir de l’année dernière, je me promenais avec mon ami Cros [Il s’agit de Charles Cros, poète et inventeur.] à travers l’exposition d’électricité. Il avait l’air de trouver cela très inférieur et prenait des mines tellement dédaigneuses devant tous ces foyers irradiants, qu’on eût dit qu’il portait le soleil dans sa poche.
Un Monsieur qui l’observait d’un air vexé lui en fit la remarque.
« Pardon, dit mon singulier ami, à qui ai-je l’honneur de parler ?
– À M. Jablochkoff lui-même.
– Fort bien, répondit l’auteur du Coffret de Santal. Moi, je suis Charles Cros, tout ce qu’il y a de plus lui-même…
– Vous ne paraissez que médiocrement satisfait des merveilles de cette Exposition.
– Ce n’est pas mal, mais tout cela est coûteux et peu pratique. Si vous voulez me faire l’honneur de m’accompagner chez moi, je vous montrerais un système d’éclairage auprès duquel la lampe d’Edison n’est pas même un feu de la Saint-Jean.
– Très volontiers. Je ne demande qu’à m’instruire, répondit notre interlocuteur avec un sourire sceptique. »
Nous suivons Cros dans un réduit inquiétant, où fioles et bouquins gisent pêle-mêle. De la poussière partout. Obscurité presque absolue. Seule, la lueur lunaire, traversant une fenêtre grillée, éclaire vaguement un instrument bizarre : le phonographe Cros, inventé plusieurs années avant celui d’Edison.
Un gros chat noir ronronnait dans un coin. Le Maître l’appela : Viens-ici, Belphégor !
D’un bond, le matou fut sur ses genoux. Alors, nous vîmes une chose étrange. Cros passa plusieurs fois sa main à rebrousse poil sur le dos du chat. Des étincelles électriques en jaillirent. Le savant continua ses passes. De petites flammes brillèrent le long de l’épine dorsale de l’animal. Enfin, tout-à-coup, Belphégor nous apparut hérissé, lumineux, splendide, tel enfin qu’on peut l’admirer ès-taverne du Chat Noir dans un bas-relief de chêne attribué à Michel-Ange : chacun de ses poils était terminé par un petit soleil aussi éclatant que les lustres de l’Opéra.
– Ce chat, dit Cros avec simplicité, me sert en même temps de lampe et de poële, car je vous fais remarquer qu’il dégage. Il est d’un entretien peu coûteux : un sou de mou, tous les deux jours… Et même, depuis que je l’ai dressé, il emprunte sa viande aux bouchers du quartier. C’est très commode.
Jablochkoff se frottait les yeux. Ne trouvant rien à dire, il roulait machinalement une cigarette. Quand il eut fini, il demanda du feu.
Notre hôte, après avoir touché son chat-foyer du bout des doigts, frisa sa moustache, dont la pointe rayonna d’une lumière éblouissante, et, se penchant légèrement, il invita l’étranger à s’en servir comme une allumette.
« Comment ! m’écriai-je, vous pouvez !…
– Cela se propage comme le feu, répondit le savant, dont le profil de sphinx avait un singulier sourire. Je puis vous rendre irradiants comme deux petits soleils. »
En effet, après avoir approché nos chevelures du matou fantastique, il fit quelques passes sur nos têtes, et nous nous mîmes à flamboyer comme des phares. Jablochkoff, aplati, demandait des explications.
« – Comment avez-vous pu trouver cela ?
– Ah ! fit Cros négligemment – c’est une idée qui m’est venue… en regardant des vers luisants. Maintenant, allons prendre un bock.
– Mais nous ne pouvons pas sortir dans cet état. Nous causerions une émeute… Il faut que vous nous éteignez. »
Il me fit quelques passes dans le sens contraire au premier. Aussitôt mes cheveux retombèrent en mèches soyeuses sur mon front pur. J’étais éteint.
« Quant à M. Jablochkoff, reprit Cros, pour le punir d’avoir eu des doutes, nous allons le laisser briller toute la nuit. Ses rayons ne s’éteindront qu’aux premiers feux de l’aurore. »
Jablochkoff était comme un crin.
« Vous allez me faire remarquer, dit-il.
– Pas du tout, vous avez un chapeau noir. Une fois coiffé, cela brillera en-dedans. Personne ne s’en apercevra. »
Il ne paraissait qu’à demi convaincu, mais il fallu bien se résigner. Sous différents prétextes, Cros joua longtemps avec ce chapeau. Je m’aperçus qu’il faisait, dans la forme du couvre-chef, des entailles bizarres à l’aide d’un canif, avant de le rendre à son légitime propriétaire. Enfin, il le lui tendit. Jablochkoff s’en couvrit vivement comme d’un éteignoir ; et je vis alors que les découpures à jour du canif formaient en lettres lumineuses, sur le fond noir du gibus, cette phrase :
La meilleure lumière électrique est celle de Cros.
L’infortuné Jablochkoff ne s’était aperçu de rien. Il sortit avec son chapeau illuminé. Il avait l’air de ces hommes-réclames qu’on voit le soir dans les rues de Londres. Nous riions sous cape. Il demandait à mon ami :
« N’avez-vous pas essayé de tirer parti de cette merveilleuse invention ? »
– Si fait, je l’ai offerte à Bullier [Il s’agit du Bal Bullier célèbre pour ses éclairages à gaz.] pour économiser son gaz. Nous en avons fait l’expérience un soir. Vous avez dû lire ça dans les journaux. On éteint toutes les lumières. Puis, les femmes ayant dénoué leurs cheveux, j’ai illuminé les groupes des danseurs… C’était splendide. Des femmes-comètes ! Remarquez que la couleur de ma lumière varie selon celle des cheveux ! Les blondes donnent une lueur rose, les brunes éclairent en flammes de punch, les rousses ont des cheveux verts… C’était la valse des feux-follets dans la nuit !
– Et qu’a dit Bullier ?
– Rien : il n’a pas compris. »
À cet instant, nous passions sur le boulevard devant une boutique ornée de glaces où l’on se voyait en pied. Jablochkoff aperçut son chapeau-réclame. Il bondit de rage et plongea sa canne-épée dans le dos de Cros en rugissant.
« Emporte ton secret dans la tombe ! La meilleur lumière est celle de Jablochkoff ! »
Il avait à peine prononcé ces mots qu’un passant le saisit au collet, et, lui lardant les côtes avec un stylet pointu, lui dit froidement :
« Je suis le principal actionnaire de la Compagnie du gaz ! »
Au même moment, un porte-blouse bondit sur ce dernier et lui fendit le crâne en criant : « Et moi, je suis le dernier allumeur de réverbères à l’huile, que vous avez ruiné ! »
Épouvanté, je tombai à mon tour sur ce tas de cadavres et…

– Et vous vous réveillâtes ?
– Tout juste !… »

*
* *
Achille Mélandri, « Les hommes luisants », in Le Chat Noir, n°24, 24 juin 1882.

À lire :
Charles Cros, « Le journal de l’avenir », in Le Passé à vapeur, collection ArchéoSF, éditions Publie.net .
Michel Verne, «  Photographie combinée, électricité chez soi », in Zigzags à travers la science, collection ArchéoSF, éditions Publie.net

Roxane Lecomte
Plus connue sur la toile sous le nom de La Dame au Chapal, arrivée chez Publie.net fin 2011, graphiste, est responsable de la fabrication papier et numérique, est passionnée de littérature populaire et d'albums jeunesse. N'a pas peur de passer des nuits blanches à retranscrire des textes sortis des archives du siècle dernier.

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